Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Traversées christiques - Page 34

  • L'exode n'en finit pas

    147. (...) Dieu choisit ce qui est humilié en exil. Il intervient pour aider les pauvres, ouvre le passage à travers la mer, accompagne, nourrit et abreuve, éclaire dans le désert jusqu'à la terre promise. L'Eglise est au service des pauvres. Le peuple chrétien est en marche. L'exode n'en finit pas. Sa tentation est toujours de se fabriquer un " veau de métal fondu ". Dieu est le feu du buisson ardent, qui dépouille.

    La [...] Bible nous dit le cheminement d'hommes vivants pécheurs et saints, perdus et sauvés, joyeux et désespérés, révoltés et fidèles. Elle épouse toutes les contradictions humaines dans la discontinuité de l'expérience.

    Les personnages bibliques ne sont pas fixés dans la foi sur une  route balisée. Ainsi David, dans les psaumes, ne cesse de chanter le bonheur de se tenir dans la loi divine. Et cependant il l'oublie et désespère de "redresser son chemin". Deux David s'entrecroisent : celui qui s'avance dans la lumière, allègre et comblé ; celui qui s'effondre, " égaré comme un troupeau perdu", humilié avant de retrouver la vie. " Il boit au torrent, alors il redresse la tête". Le David réel est fait de foi, de désespérance, de douleur et de joie. Le David fidèle n'a pas de modèle : il n'obéit pas à des ordres.

    Et de même Jésus, nous commençons à mieux savoir qu'il n'est pas fixé dans les images organisées pour les dévotions. A peine né il prend place parmi les enfants voués au génocide, exilé en Egypte, mène une vie privée à Nazareth, à peine rompue lors du furtif éclat parmi les Docteurs de la Loi, jusqu'à ce qu'il se 148. sépare et se lève, toujours en marche de la Galillée en Judée (...)

    Jean Sulivan - L'exode - Cerf, 1988 - ISBN 2-204-02895-9 (première édition Desclée de Brouwer 1980)

    http://www.chapitre.com/CHAPITRE/fr/BOOK/sulivan-j/exode,943271.aspx

  • le pouvoir crucifié

    144. (...) Le pouvoir en Eglise ne peut qu'être crucifié, sans cesse déchiré, renoncé. Mais les hommes d'Eglise disposent d'une autre force : ils ont l'autorité que leur donne la parole, le sacrement et leur propre maîtrise. Cette autorité-là ne se peut exprimer que de façon paradoxale, à contre-courant du pouvoir mondain. Sa source est dans les Evangiles. Notamment en Marc chapitre 10 versets 41 à 45. Ce sont des paroles qui fulgurent en signifiant à jamais tout ce qu'il y a de spirituellement archaïque dans notre mentalité. Tout comme le lavement des pieds, quoique devenu rite, spectacle et folklore, est les geste symbolique du retournement spirituel.

     

    Jean Sulivan - L'exode - Cerf, 1988 - ISBN 2-204-02895-9 (première édition Desclée de Brouwer 1980)

    http://www.chapitre.com/CHAPITRE/fr/BOOK/sulivan-j/exode,943271.aspx

  • Les délégués de nos démissions

    135. (...) L'anthropologie contemporaine a mis en évidence, quoique sur le mode idéologique, ce que Valéry et Malraux avaient depuis longtemps fortement exprimés : les sociétés et cultures, toutes les créations des hommes sont bâties contre la mort. Les individus passent, trépassent, tandis que les traditions, les lois, les villes demeurent, matrices pour chaque génération qui à son tour travaille à la muraille contre le 136. temps. Ainsi se crée une sorte d'éternité dans la dérive : un royaume à la fois nécessaire et d'illusion qui masque la faille irrémédiable. Il faut cacher la mort, ou la travestir en cérémonie, ce qui est la même chose. Car elle est dissolvante en relativisant tout projet comme toute éloquence ; car elle est scandaleuse parce qu'elle enlève toute prise aux pouvoirs. Pour cela sans doute que Engels, Feuerbach, Marx sont d'une extrême retenue à son sujet, tout comme les doctrinaires politiques de ce temps. C'est qu'elle perturbe toute dialectique. Il est toujours à craindre que l'humour ou la foi opèrent une distanciation. Il importe que les individus qui passent et trépassent soient sérieux, prennent  au sérieux le discours dominant pour oeuvrer à l'entreprise nécessaire et d'illusion. Qu'ils refoulent leur angoisse au moins jusqu'à la retraite. Ce ne sera plus qu'un jeu d'enfant d'utiliser la masse électorale  qu'ils représentent. Les hommes du pouvoir sont là, délégués de la Grande Muraille, nos serviteurs, c'est-à-dire les délégués de nos démissions, chargés de soumettre les citoyens au projet et à leur ambition qui se cache dedans.

    Beaucoup de candidats pour l'emploi. Fameux remède contre le temps, les morsures de la peur. Pour cela qu'on statufie les hommes de gouvernement : ils se sont laissés détruire pour nous. Quand un homme d'action, qui détient quelque autorité vous dit : " Moi, je ne pense jamais à la mort ", c'est que la mort l'habite et fait son oeuvre à travers lui, poussé qu'il est comme une balle dans le canon d'un pistolet. Ou s'il a quelque conscience de la béance irréparable, craignez qu'il ne devienne l'instrument docile de 137. l'orgueil, de la vanité, c'est-à-dire de la mort, en laminant les hommes vivants. 

     

    Jean Sulivan - L'exode - Cerf, 1988 - ISBN 2-204-02895-9 (première édition Desclée de Brouwer 1980)

    http://www.chapitre.com/CHAPITRE/fr/BOOK/sulivan-j/exode,943271.aspx

  • le christianisme libérateur

    93. (...) un des symptômes majeurs de ce temps est que la libération des hommes passe par l'athéisme. C'est donc que la religion apparaît comme une servitude. La foule des petits et des pauvres qui attendent les miracles ; toute la ferveur des humbles ne peut cacher ce fait. C'est donc que le Dieu adoré et aimé par de nombreux croyants, créateur de liberté et d'amour est tout autre chose qu'un libérateur. Tout cela n'est pas seulement négatif, il est vrai. Les croyants sont ainsi contraints à s'interroger sur le Dieu qu'ils adorent, sur l'annexion qu'ils opèrent 94. pour des fins qui sont leurs. (...)

    95. Le christianisme deviendra libérateur et s'opposera spontanément à tous les faux impértaifs politiques et économiques qui détruisent les hommes dans la mesure où centré sur le coeur de la foi il se libèrera lui-même du dogmatisme et du moralisme bureaucratique et cessera de voir dans la singularité et la diversité des hommes une menace. Ainsi par sa seule densité spirituelle il pourra créer une communion aux frontières moins visibles mais plus réellement universelle, courant ainsi le risque du St Esprit qui unifie.  

     

    Jean Sulivan - L'exode - Cerf, 1988 - ISBN 2-204-02895-9 (première édition Desclée de Brouwer 1980)

    http://www.chapitre.com/CHAPITRE/fr/BOOK/sulivan-j/exode,943271.aspx

  • le malheur de la conscience fabriquée

    89. Quand Dieu devient insipide et ne dit plus rien c'est peut-être que l'espace virtuel va s'élargir. Votre chance fut de trouver Dieu mortellement ennuyeux dès votre jeunesse. Longtemps vous vous efforçâtes d'avoir l'air de l'aimer afin de complaire à ceux de votre clan. On a peur de blesser et l'on a un coeur faible.

    Votre chance en même temps fut d'avoir entendu certains versets des évangiles par la voix de votre mère : ils donnaient du bonheur, à l'instant même. Et d'avoir été touché par le Dieu de Pascal, de Jean de la Croix, de Bérulle, de Nietzsche dont les imprécations vous donnaient le désir d'adorer. Vous vous consoliez de répéter des formules claires et stériles du prosélytisme ordinanire en vous abreuvant en secret à ces sources. Tandis que la proximité des petits et des pauvres qui parlent spontanément la langue mystique à 90. travers n'importe quel langage, vous confortait dans votre préférence. Jusqu'à ce que vous vous mîtes quelque peu à l'écart des spécialistes de l'endoctrinement, pour tenter de réconcilier dans l'écriture ce qui était déchiré dans l'expérience sociale. D'une part un langage formel, abstrait, répétitif, psittaciste qui ne tenait que par la soumission ; d'autre part des morceaux de textes bibliques débranchés du souffle qui n'étaient là que pour justifier. Très tôt vous sûtes que le pire fidéisme n'était pas toujours où l'on pensait : il était dans l'attachement aveugle à des formules nécrosées qui, sous couvert de fidélité, affirmaient des croyances étrangères à la vie. (...)

      

    Jean Sulivan - L'exode - Cerf, 1988 - ISBN 2-204-02895-9 (première édition Desclée de Brouwer 1980)

    http://www.chapitre.com/CHAPITRE/fr/BOOK/sulivan-j/exode,943271.aspx

  • Deux courants

    74. (...) Deux voies s'offrent au christianisme. Faisons-nous didactique en simplifiant provisoirement. La voie de puissance. Elle fait appel à un savoir, à des lois, à des ferveurs de compensation. Convaincre, entraîner : tout est là. D'où l'importance du spectaculaire qui réchauffe des croyances généralement sèches et catéchistiques. C'est la voie gréco-latine et occidentale.  75. D'autre part la voie d'intériorité. Elle branche plus directement sur le mystère chrétien. C'est la voie palestinienne et sémitique. L' adhésion se dit non dans un langage abstrait mais symbolique d'expérience et de participation. Elle va avec un sens du secret, la méfiance envers ce qui paraît, proclame, entraîne selon les lois de physique psychologique.

    Ces deux courants sont une réalité de l'Occident. Le premier est constitué par la pensée dominante. Il n'exclut pas l'intériorité, il peut même la prôner à condition qu'elle soit au service de "l' establishment " [remarque du rédacteur de ce blog  : je me suis permis de prendre ce mot plutôt que celui " d'établissement" utilisé par Sulivan]. Il se protège ainsi contre toute surprise. Ses ferveurs sont strictement cadrées et somme toute utilitaires. Le second minoritaire croit que l'Eglise elle-même doit consentir à se laisser bousculer par l'événement à travers lequel se manifeste le Saint-Esprit. L'absurde est que ces deux tendances épuisent leurs forces à se neutraliser l'un l'autre, comme il arrive dans les majorités politiques, en apportant ainsi la preuve qu'ils sont plus conduits par des opinions que par la foi.  Si les hommes de liberté spirituelle doivent reconnaître qu'une Eglise sans corps et sans autorité ne peut que se détruire, l'Eglise officielle doit reconnaître que sans le levain anarchique qu'est l'Evangile elle se fige. La foi devient alors une sorte de patriotisme catholique qui tourne sur lui-même avec ses principes en forme de slogans, avant tout soucieux de son image de marque. (...)

    Jean Sulivan - L'exode - Cerf, 1988 - ISBN 2-204-02895-9 (première édition Desclée de Brouwer 1980)

    http://www.chapitre.com/CHAPITRE/fr/BOOK/sulivan-j/exode,943271.aspx

  • Parole d'éveil

    65. Christianisme. Le mot divise : comment le contraire serait-il possible ? Il centre tout sur Jésus-Christ et signifie deux choses non contradictoires mais en tension incessante. D'un côté une parole d'éveil, de liberté et de départ ; de l'autre une doctrine, des lois, des pressions sociologiques.

    A quel point Dieu a été arraché à la tyrannie des mécanismes élémentaires à travers Abraham, Jacob, Job, les prophètes pour se révéler le Dieu des Béatitudes et du Magnificat. Pédagogie, lente illumination, réponse à l'attente ou à la protestation des hommes, tout au long de l'histoire biblique jusqu'à Osée, Amos où se dit clairement la tendresse divine et sa préférence pour les petits et les opprimés.

    Croire possible de se servir de l'Ancien Testament pour en dégager des lois, un modèle de civilisation est 66. une aberration malgré la sincérité de son auteur que beaucoup de chrétiens n'ont pas vue dans Le Testament de Dieu de Bernard-Henri Lévy, parce qu'ils baignent eux-mêmes dans les idéologies. Le message biblique n'a de sens que dans une écoute et une expérience spirituelle. Non comme système social ou politique.

    Jésus prend la suite des prophètes, aggrave la déraison au nom d'une raison supérieure, inverse l'ordre naturel des choses. Comment le fait-il ? Non par des idées nouvelles, un projet de société. Les paradoxes évangéliques ne visent pas d'abord le monde, mais chaque conscience particulière.

    Jean Sulivan - L'exode - Cerf, 1988 - ISBN 2-204-02895-9 (première édition Desclée de Brouwer 1980)

    http://www.chapitre.com/CHAPITRE/fr/BOOK/sulivan-j/exode,943271.aspx

  • L'Evangile n'est pas fait pour dominer

    59. (...) Les débats d'opinion, au hasard des saisons de la pensée, détournent de cette vérité que la foi ne se défend pas, qu'elle a d'abord à pousser dans son être, en créant son espace... Comme si la terre entière devait être chrétienne ! Le paganisme est le fond naturel. Qui n'a senti sa virulence en lui-même ne saurait être réellement catholique. L'Evangile n'est pas fait pour dominer le monde : il met le monde en jugement avec l'épée de la parole. Le nouveau paganisme ne manque pas de santé. Il faut l'écouter. Il pourrait nous recentrer sur une rigueur. Il ne représente un péril extrême que pour un christianisme mou, fusionniste et confusionniste, tantôt bêlant d'égalitarisme ici, tantôt soucieux de son impérialisme là, opportuniste, globalement embarqué, malgré tant de prophètes baillonnés et tant de communautés marginalisées, dans les impostures démocratiques qu'il craint de dénoncer, et qui donne depuis quelques décennies, notamment par ses hommes politiques les plus en vue, au sourire usé par l'ambition et les compromis un spectacle dérisoire. 60. La contestation la plus fondamentale pourrait nous aider à retrouver une âme, un style. (...)

    Jean Sulivan - L'exode - Cerf, 1988 - ISBN 2-204-02895-9 (première édition Desclée de Brouwer 1980)

  • Pépites

    50. (...) Les "intégrismes" de toutes natures élargissent le désert spirituel d'Occident. (...)

    52. (...) L'obéissance seule n'a jamais converti personne. On ne peut que proposer dans la liberté : sinon on révèle qu'on est victime soi-même du mal qu'on veut guérir. (...)

    53. (...) Le pardon peut devenir subtile vengeance. L'amour tyrannie. Comment entendrait-il la parole qui invite à sortir puisqu'il a déjà tout accompli. Ses clefs sont au fond du puits. (...)

    54. (...) Qu'on peut aimer chrétiennement pour échapper à la déchirure de l'amour. Qu'on peut servir les pauvres pour s'assurer de sa supériorité. (...)

    68. A l'origine de la foi il y a l'intuition du retournement de toutes choses (...)

    79. Dès la Bible l'athéisme se manifeste :

    " L'insensé a dit dans son coeur : il n'y a pas de Dieu. " [psaume n° ?]

    81-82. Votre attachement au Christ n'impressionne que vous-mêmes et ceux de votre cercle. Car s'attacher c'est être avec lui en ce lieu de détachement, crucifiant qui le rend présent à autrui, à l'ennemi qui vous refuse, à l'incroyant. Consentir à l'exode, laisser bouger sa vie, avoir confiance, c'est à dire foi.

    83-84. Au coeur du christianisme, contre toutes les idées du monde moderne, contre toutes les preuves que sont l'exploitation, l'écrasement, l'insignifiance des individus de la fourmilière, il y a la révélation de la valeur infinie, unique de chaque créature : donc une source de liberté et de grâce pour tout être humain, croyant ou non, de toutes cultures; l'invitation "révolutionnaire" pour chacun à ne ressembler qu'à lui-même et à nul autre.

    86. (...) le monde et l'Evangile sont inconciliables. Je ne prie pas pour le monde.

     

    98-99.Le "deviens ce que tu es" est devenu : Deviens l'homme que tu dois être pour être considéré. On te surveille. Réalise le modèle. C'est ta seule chance pour passer les tests, l'entretien qui va décider de l'embauche. Et capital ! oublie, mon enfant, le refoulement qu'il t'a fallu opérer, et que tu es malheureux malgré tous les plaisirs que te propose la société en échange de ta joie intime.

    99. Le tragique n'est pas qu'un homme meurt et que retombent à la nuit un regard unique, une parole nourrie de l'expérience d'une vie ; le tragique n'est surtout pas qu'il n'ait rien su de l'atome ou des quasars : le tragique est qu'un homme puisse mourir sans avoir eu la moindre idée ni la moindre expérience de la richesse inouie de l'infini du dedans. Les Eglises pourraient aider beaucoup d'hommes à se tenir debout.

    101. N'aggravez pas l'imposture des dictatures et des démocraties douces, en les justifiant pour ainsi dire, qui font régner un ordre prétentieux et puéril qui n'est supportable qu'à cause du confort, de l'argent, de mille gadgets, tout ce qui fait vivre hors de soi.

    102. La foi n'est ni publique ni collective. Elle ne peut que germer dans l'individuel. C'est après qu'elle se manifeste publiquement. Et si l'expression collective peut éveiller la foi : c'est un individu qui la reçoit.

    105. Tout ce qui prétend agir sur des masses pour déclencher des réflexes augmente les ténèbres du monde en assimilant la foi au fonctionnement des opinions.

    167. Jusqu'à ce que l'écriture-parole se soit mise à voir pour moi j'aurai vécu dans la cage des mots non sans un certain bonheur : celui du prisonnier qui sait que les portes vont s'ouvrir. Notamment Marc et Jean me parlaient à l'esprit et au coeur, comme m'atteignaient Nietzsche, Chestov, Rilke qui déblayaient, St Jean de la Croix, Eckhart. Quelle dilatation. Certes l'esthétique avait beaucoup part, mais j'adhérais à la substance des mystères chrétiens en Eglise.

    171. Les hommes du siècle souffrent de prière refoulée.

    185. Les hommes qui ont perdu contact avec leur murmure ou qui le confondent avec les mots du mental-social de fabrication sont des malheureux. Malheur à vous, scribes et pharisiens... "Gnomes aveugles, quelle sève allez-vous recueillir dans ces os secs ?" ainsi que s'exprimait Lin-Tsi devant ses disciples, il y a un millénaire.

    187. Un jour vous vous trouverez devant vos télés muettes et aveugles, disant  : qui nous rendra notre âme ? Vos téléphones à écran, reliés aux banques de données ne sonneront plus. Les ordinateurs de poche ne serviront plus à rien. Rien ne masquera plus l'ennui qui vous aspire.

    204. Tout langage est prière, pont sur l'abscence. Le Livre est toujours à lire, à écouter, à arracher à l'interprétation. Abrupt à chaque fois. Sinon il n'y a qu'arrêt.

    204. " L'homme qui n'est mu que par des affaires extérieures, dit Eckhart, montre qu'il est mort. On vit que dans la mesure où l'on agit par un mouvement intérieur." Mais il ne faut pas trop savoir ce qu'est Dieu.  

    214. Les hommes de ce temps, comme de tous les temps, espèrent une parole personnelle qui les invite "durement" à se situer par rapport à l'inhumanité du monde, aux prétendues fatalités, à l'argent, au bruit des opinions, aux prétentions des pouvoirs qui fabriquent leur information, leur culture, leur jeunesse, leurs retraités, leurs vieillards, leurs électeurs.

     

    Jean Sulivan - L'exode - Cerf, 1988 - ISBN 2-204-02895-9 (première édition Desclée de Brouwer 1980) 

    http://www.chapitre.com/CHAPITRE/fr/BOOK/sulivan-j/exode,943271.aspx

     

     

  • ce qui évangélise

    44. (...) L'Evangile, donc l'Eglise ne peuvent que se faire des ennemis. L'Esprit du monde est à l'inverse de l'esprit de Jésus. Ils ont haï Jésus-Christ. Mais quand l'esprit du monde se mélange à l'esprit de foi cela produit une doctrine molle, une parole tiède qui suscitent aussi bien le refus de ceux qui haïssent le Galiléen que la répulsion de ceux qui pourraient être sensibles à sa voix. Prétendre qu'il suffit de croire et d'aimer est un leurre. Ce ne sont ni les croyances ni les pensées quantitatives et disputantes ni l'amour déclaré qui évangélisent et révèlent : mais leur qualité d'être, 45. quand elles naissent du dedans, d'un accord de l'esprit et de la chair en même temps que d'une grâce.   Si au lieu de tant chercher à produire des sentiments, des mots, des actes en misant sur le fonctionnement des mécanismes psychosociologiques les Eglises avaient visé la rigueur dans l'assentiment intime, elles eussent moins favorisé la complaisance de la "religion fonctionnelle". Peut-être eussent-elles perdu un certain nombre des leurs qu'en apparence, mais elles ne peuvent que "se battre" sur deux fronts : contre la prétention des grands qui exigent et régentent et la trop facile soumission des petits qui suscitent de faux ennemis à la foi ; contre leurs vrais ennemis qui ont choisi l'esprit du monde. (...)

    Jean Sulivan - L'exode - Cerf, 1988 - ISBN 2-204-02895-9 (première édition Desclée de Brouwer 1980)

    http://www.chapitre.com/CHAPITRE/fr/BOOK/sulivan-j/exode,943271.aspx

     

      

  • La symbolique du mal (3/3) : la connivence existentielle

    156. C'est un fait que la théologie s'est surtout attachée à recenser les dégâts causés par le péché originel dans les individus pris à part, quitte à les relier les uns aux autres par le seul moyen de la génération, c'est-à-dire par le canal d'une transmission biologique. Aujourd'hui, à la suite de certains Pères grecs, nous sommes plus portés à souligner la solidarité humaine : non pas en recourant à l'unité généaolgique (fort improbable, on le sait), mais en indiquant la "connivence existentielle" qui soude les hommes entre eux et conditionne l'exercice de leur liberté. Qu'est-ce à dire au juste ? Nous avons un moyen christologique de le savoir, ou au moins 157. d'en approcher. Nous savons en effet, par la Révélation qui tombe de la croix, que le règne de la disgrâce est l'antithèse du Royaume de grâce. Or, ce Royaume de grâce est une communion dans laquelle le frère est pour son frère un intermédiaire de salut ; car tel est le dessein de Dieu, qui nous offre son amitié par le témoignage de l'autre. Dès lors, la solidarité pécheresse de l'humanité, qui a nom adam, peut être comprise comme un monde mortel, où la communion avec Dieu ne parvient plus par le moyen prévu : la communion fraternelle. Car tout homme, en choisissant délibérément le péché, refuse du même coup d'être pour son prochain un intermédiaire de grâce. C'est le contraire exact de la communauté apostolique, où chaque frère est pour l'autre un vivant évangile. Une telle analogie n'est pas sans mérite; elle réintroduit en effet la réciprocité des consciences, langage si parlant pour nos contemporains.

    André Manaranche - Je crois en Jésus-Christ aujourd'hui - Seuil 1968

     

  • La symbolique du mal (2/3) : péché originel et pastorale

    2°) Du cas abusivement privilégié de l'enfant à l'expérience de l'adulte :

    155. Il est clair que la théologie du péché originel se trouve fortement handicapée par son blocage sur un cas-limite : celui de l'enfant non baptisé, en qui l'on croit rencontrer le type même de la tare "naturelle", puisqu'il est encore incapable d'un péché personnel. On en déduit donc, consciemment ou non, que l'absence coupable de la grâce sanctifiante est une circonstance purement objective, à laquelle l'engagement postérieur de la liberté n'apporte rien de décisif. De là découle, en pastorale, l'injonction de faire baptiser les nouveaux-nés le plus tôt possible : coutume dont le poids se fait, de nos jours, lourdement sentir, parce qu'elle compromet souvent l'évangélisation plus qu'elle ne la favorise...

    Aujourd'hui, nous n'acceptons plus de voir dans l'enfant non baptisé le cas privilégié du péché originel. Nous pensons que la réalisation plénière de ce que signifie Adam ne se trouve que chez les adultes, c'est-à-dire chez celui qui ratifie et accomplit, par l'engagement de sa liberté pécheresse, la situation de disgrâce qui règne historiquement sur le monde.

    Pour la même raison, nous n'acceptons plus de voir dans l'enfant baptisé le cas privilégié de la vie de grâce. Nous pensons que la réalité plénière de ce que signifie le baptême ne se trouve que chez l'adulte, c'est-à-dire chez celui qui accueille, par une adhésion complète et libre, l'offre de salut proclamée par Jésus-Christ... Bref, nous estimons que le lieu de la doctrine du péché originel doit être la liberté d'un homme véritable, qui doit prendre position par rapport à ses pré-dispositions, en choisissant de mourir pour ressusciter. Le personnalisme exige ce déplacement d'accent.

                                                     à suivre...

    André Manaranche - Je crois en Jésus-Christ aujourd'hui - Seuil 1968

  • La symbolique du mal (1/3) : est-ce que les serpents marchaient ?

    154. C'est malheureusement, sous sa déformation augustinienne que la théologie de Paul a fini par se généraliser dans l'Eglise occidentale. La scolastique, bien connue pour sa manie de questionner jusqu'au bout, en a tiré les conséquences les plus baroques ( ce qui nous rend service, d'ailleurs, indirectement), cependant qu'elle aggravait la situation par son chosisme et son statisme. Le concile de Trente n'a pas pu raisonner autrement que dans ce cadre ; et, même s'il ne l'a pas expressément canonisé, il a contribué à l'affermir : la polémique luthérienne n'était pas pour arranger les choses, d'ailleurs...

    Aujourd'hui, sous la poussée de la critique - nous en avons parlé au commencement - la problématique s'avère toute différente. Nous pouvons la caractériser par un quadruple déplacement d'accent :

    1) De l'individualité supposée d'Adam à la personne de Jésus-Christ :

    Nous avons appris désormais, grâce à une meilleure exégèse, et surtout grâce à une interprétation de la symbolique du mal, à dé-mytho-logiser le récit de la Genèse, c'est-à-dire à ne pas bâtir un raisonnement (logos) sur une représentation (mythos). Nous laissons derrière nous, avec beaucoup d'humour, ces questions invraissemblables qui nous accaparaient jusqu'à présent, et qui interrogeaient sur la situation antérieure au péché d'Adam : " Est-ce que Adam était mortel avant sa faute ? Est-ce que les serpents marchaient ou volaient, avant que le péché d'Adam ne les ait condamnés à ramper ? Les panthères mangeaient-elles de la paille avant la chute ? Les ronces n'ont-elles apparu sur terre que depuis la 155. transgression ?, etc." Dorénavant, nous apprécions le péché, l'adam, en contemplant Jésus-Christ, et non pas en inventoriant un hypothétique "avant la faute". Nous christologisons le péché originel, comme toute réalité; seul le Sauveur le révèle, le juge et le détruit : il nous le livre pardonné, nous délivrant ainsi de toute culpabilité morbide. Hors de lui, nous ne pouvons pas comprendre ; nous risquons même de sombrer dans la désespérance.

                                                                     à suivre...

    André Manaranche - Je crois en Jésus-Christ aujourd'hui - Seuil 1968

     

     

  • Aujourd'hui et le siècle à venir

    111. (...) Certes, le Royaume de Dieu se présente comme l'horizon désormais assuré, comme l'avenir indubitable du monde. Mais il n'y a là pourtant aucune idéologie, c'est-à-dire la projection illusoire d'un futur supposé, d'un futur désiré, dont nous tenterions de déduire l'actualité présente. Le christianisme n'annule pas l'histoire au nom d'un "sens de l'histoire", c'est-à-dire au nom d'un combat gagné d'avance, ou du moins cru tel. En effet, si le Ressuscité proclame sa victoire décisive, et nous envoie la publier aux quatre coins de l'univers, c'est pour nous annoncer la réussite du Dessein du Père, non pour nous décourager d'entreprendre quoi 112. que ce soit, comme si tout dorénavant était réglé sans nous au niveau de l'histoire humaine. (...) Que le Royaume vienne ne veut pas dire que le chrétien ait en poche un modèle préfabriqué de société qui le dispenserait de chercher, au ras du sol et en tâtonnant, comme le reste des hommes.

    La connaissance du Sens de toutes choses, à ce niveau, ne lui procure aucune avance sur les autres, ne lui livre aucune clé, aucune grille. Il n'est pas déchargé du fardeau que constitue le risque de toute décision historique, et de son échec éventuel. La foi n'est pas une machine qui pousserait devant elle le convoi de l'histoire, avec, à son tableau de bord, un opérateur rassuré, qui disposerait du plan du réseau. Et certes, quelque chose lui est promis, et Quelqu'un l'attend, par-delà la mort ; mais c'est un stimulant, non un tranquilisant, car il faut préparer "la matière du Royaume des cieux " et réaliser déjà "quelque ébauche du siècle à venir " (Gaudium et Spes 38.1 ; 39,2). Et s'il possède, dans la charité, " la loi fondamentale de la perfection humaine, et donc de la transformation du monde " (ibid 48.1), il doit donner en pâture à ce feu, pour l'alimenter, des décisions laborieuses et des travaux difficiles, qui lui interdisent  tout triomphalisme.

    En revanche, le christianisme, parce qu'il n'est pas une idéologie, a mission de rappeler à toute idéologie que l'histoire humaine n'est pas capable de se donner à elle-même sa clé de voûte ; elle ne totalisera qu'au Retour du Christ, c'est-à-dire en se supprimant comme histoire. Même si les plus attentifs au monde sont certains de discerner, au cœur de la Matière, l'appel mystérieux d'un Oméga transfigurant, il n'empêche qu'il faut " soigneusement distinguer le progrès terrestre de la croissance du Règne du Christ " (Gaudium et Spes 39.2) Ce n'est pas la somme des cités justes qui constituera la Jérusalem céleste. La tentation de l'idéologie, c'est de se muer, sous la poussée même de sa ferveur, en une sorte de foi séculière, qui se présente comme un sens plénier, et se croit capable d'exiger de l'homme une obéissance inconditionnelle.

    A l'encontre de cette prétention, le christianisme entend bien juger, de façon permanente, ces pseudo-religions et ces 113. prophétismes tronqués, pour les soumettre à la radicalité même de son évangile.

    Il se veut plus révolutionnaire que la révolution, laquelle s'enlise rapidement dans sa victoire, et se dégrade  sans peine en tyrannie établie.

    Il se veut plus pacifique que toute non-violence parce qu'il désarme l'agressivité en son centre le plus profond.

    Il se veut plus universel que toutes ces coalitions, même à échelle largement internationale, car il n'exclut personne de l'offre du salut.

    Il se veut plus novateur que toutes ces rénovations au souffle court, et rappelle à tous les positivismes, ceux de l'insurrection comme ceux de l'ordre, que le Règne de Dieu n'est le fruit d'aucun déterminisme. Il entend pouvoir apprécier, à son niveau, les entreprises humaines, y compris les plus apparemment inéluctables, leur interdisant de se décerner une totale innocence (et encore moins une sacralisation ), car elles ne peuvent pas ne pas tremper dans le péché du monde.

    Ce faisant, il se présente comme l'unique Évangile, seul capable de réclamer une véritable foi, au sens le plus rigoureux du mot.

    André Manaranche - Je crois en Jésus-Christ aujourd'hui - Seuil 1968

  • Nul n'est plus élu qu'un autre

    110. (...) Aucune ségrégation humaine ne tient plus, dès lors que je dois considérer en quiconque " ce frère pour qui le Christ est mort " ( 1 Co 8,11). Ainsi, nul n'est plus élu qu'un autre, et aucun n'est exclu du Royaume. La frontière du bon et du mauvais ne passe pas entre des groupes, mais au plein centre du cœur de chacun ; nul ne doit partir en guerre contre son prochain mais il est invité à tourner contre son propre péché le glaive impitoyable de la Parole de Dieu, à se faire violence à lui-même. Et certes, la vie politique et la vie économique appellent inévitablement des affrontements et des luttes, même entre chrétiens, car le Christ n'a pas encore achevé de rassembler son propre Corps dans la parfaite unité. Ces combats, il ne faut pas hésiter à les entreprendre, encore qu'ils ne se mènent pas de n'importe quelle façon ; mais nous ne devons jamais transformer l'autre - individu ou collectivité - en Bête d'Apocalypse ; nous ne devons pas nous livrer avec lui à une guerre sainte, dont l'enjeu serait son anéantissement, sa descente aux enfers. Faute de quoi nous changerions 111. de foi, de Rédempteur, de salut, d'Eglise. En des temps où la clarté était rare, Madeleine Delbrel écrivait très justement : " L'amour du Christ est universel. Tout amour des uns qui nous ôte de l'amour des autres n'est pas amour du Christ. " Et plus récemment, le Concile apporte son autorité, en déclarant, à propos de la tâche sacerdotale : " En bâtissant la communauté des chrétiens, les prêtres ne sont jamais au service d'une idéologie ou d'une faction humaine ". (P.O. 6) Il n'y a donc d'immaculée conception d'aucune collectivité humaine...."

    André Manaranche - Je crois en Jésus-Christ aujourd'hui - Seuil 1968 

  • Jésus Serviteur

    95. (...) Sans doute faut-il s'élever contre cet abus, qui consiste à réduire le christianisme au message de la Résurrection (et certes !), en escamotant la vie terrestre du Sauveur comme insignifiante, voire comme problématique. La lumière de Pâques n'estompe pas le reste de l'Evangile, mais l'éclaire et le met en valeur ; elle fait apparaître, dans ce Ressuscité, obéissant à en mourir, Quelqu'un qui a vécu toute son existence comme un service : service du Père dans le service des hommes (Mc 10,45), indissolublement. En d'autres termes, le Christ prêché comme Seigneur, et proposé comme tel à notre foi, n'est pas un autre que le Jésus prêchant le règne de Dieu, et s'y soumettant lui-même jusqu'au bout de ses forces. Et si la Nazaréen a été fait Christ et Seigneur ( Ac 2, 36), c'est justement pour avoir réalisé lui-même le contenu de sa prédication, pour avoir 96 satisfait de façon exhaustive et exemplaire aux exigences absolues du règne de Dieu, tournées contre sa propre vie. " C'est à cause de cela qu'il a été exalté " (Ph 2,9)

    La Résurrection est bien la glorification du serviteur, et la foi s'adresse à la totalité du mystère de Jésus-Christ. C'est vainement qu'on opposerait à une éthique pré-pascale un kérygme post-pascal : la prédication primitive s'insurge contre cette disjonction du croire et du faire, parce que, pour elle, le Seigneur proclamé n'est autre que le serviteur exalté.

    Dès lors, la vie chrétienne, loin de juxtaposer une doctrine et des œuvres, communique ce dynamisme profond, où le théologal et le moral s'unifient dans le service. Hors de là, il n'y a qu'abstraction et que faux problème. L'expérience spirituelle, et elle seule, peut nous faire comprendre cela.  L'unité ne se décrète pas : elle se vit. Tant que nous ressentons un écartèlement, voire une opposition, entre la foi et les tâches humaines, ou entre les deux volets de l'unique commandement d'aimer, nous manifestons par le fait même une insuffisance de profondeur et de radicalité dans notre don à Jésus-Christ. Le Seigneur  n'a jamais été tiraillé entre deux fidélités antagonistes ; il ne nous a pas aimés comme l'antithèse de son Père. S'il est entré en agonie, c'est à cause du péché.

    André Manaranche - Je crois en Jésus-Christ aujourd'hui - Seuil 1968

  • dans un certain humus

    87. Si la Révélation de l'Amour divin nous atteint au plein cœur d'un drame historique, c'est pour nous apprendre en définitive notre structure. La Croix fait découvrir la Création : le même Dieu qui nous pardonne nous a déjà donné ; le Rédempteur ne fait pas alliance avec la créature d'un autre Dieu : " Le même Dieu est à la fois Créateur et Sauveur " (Gaudium et spes, 41.2). Le péché n'est donc pas la seule articulation entre le Seigneur et nous, même si l'aveu est le point de départ de la foi. L'économie du salut s'épanouit en anthropologie, d'un même et unique mouvement. Et la Révélation, pour s'être opérée progressivement dans l'Histoire, nous manifeste un Amour total dès l'origine, Dieu s'étant pleinement engagé dès la création. Si nous n'étions pas déjà suscités par sa Parole créatrice, nous ne pourrions pas saisir sa Parole de pardon. Le Père n'a d'ailleurs pas deux Paroles.

    Si Dieu est rencontré comme l’Époux, il est aussi reconnu comme notre Père : l'Ecriture  utilise les deux symboles. Il n'est donc pas seulement l'Amour que l'on choisit, mais aussi l'Amour que l'on ne choisit pas, l'Amour dont on se découvre pétri. Nous ne sommes pas branchés sur lui par une rencontre purement fortuite, mais par notre contingence même, à la racine de notre existence. Nos questions " religieuses " proviennent de là : " Tu 88. nous as faits pour toi, et notre cœur ne connaît  aucun répit jusqu'à ce qu'il trouve son repos en Toi (cf. Gaudium et spes, 21.7)

    Si la foi chrétienne est nécessairement un acte libre, elle n'est pas l'assentiment à une vocation facultative, mais la découverte de notre destinée plénière, du seul humanisme qui ne soit pas tronqué (ibid., n° 19.1) Par ailleurs, si un christianisme sociologique est indigne de ce nom, il est clair que la foi ne trouve de racines solides et n'opère sa croissance que dans un certain humus : les missionnaires le savent bien. L'Eglise n'est pas un pur baptisme, c'est-à-dire une congrégation d'adultes, orphelins et célibataires, partant à zéro individuellement au passage d'une pentecôte problématique.

    Enfin, si la Christ instaure le culte spirituel, à célébrer avec les tâches humaines quotidiennes, il n'est cependant pas venu nous dire que les processus de ce monde, biologiques, politiques et économiques, menaient d'eux-mêmes au Royaume. Il accrédite son Eglise comme le signe obligé de son Salut, non, certes, en marge de l'humanité, mais avec une tâche spécifique et irréductible. Il a confié à ses apôtres le soin de transsubstantier un pain qui n'est que " la matière du Royaume des cieux "  (ibid 38.1). S'il a vraiment aboli la catégorie du sacré (ce qui cristallise en marge du profane), c'est pour lui substituer celle du sacrement (ce qui permet au monde de faire sa Pâque) : notion qui fait défaut à la théologie protestante. Enfin s'il a uni indissolublement les deux premiers commandements , amour de Dieu, et amour du prochain, il n'a certes pas englouti  le premier dans le second. Il se manifeste dans le frère à aider, sans pour autant s'y dissoudre ; la foi oeuvre par la charité, mais ne s'y résorbe pas.

    André Manaranche - Je crois en Jésus-Christ aujourd'hui - Seuil, 1968 

     

  • la libre initiative du Père

    85. Il est exact que le christianisme n'est pas le fruit d'un effort humain, qu'il n'est pas une " religion " au sens où Marx dit que "c'est l'homme qui fait la religion " : il est le résultat d'une libre initiative du Père, qui veut entrer en communion avec nous, ainsi que le rappelle la constitution Dei Verbum, n° 2.

    Il est vrai, du même coup, que le lieu privilégié de la manifestation de notre Dieu, ce n'est pas d'abord le cosmos (comme dans les religions naturalistes), ni même la conscience (comme dans les piétismes), mais bien l'histoire humaine, où se manifeste à nous le Fils unique devenu chair. La foi est l'accueil de cet événement;

    Il est vrai, par conséquent, que le lien instauré entre le Père et chacun de nous n'est pas un sentiment inné de sujétion à une Grandeur, mais une Alliance, c'est-à-dire un amour rencontré et accueilli, une prédilection impossible à déduire ; l'homme religieux éprouve une déférence pour la puissance qu'il soupçonne, le chrétien se reconnaît choisi par une Tendresse insoupçonnée.

    Il est vrai encore que la foi authentique est un acte libre, personnellement consenti, une réponse consciente à une vocation perçue, et non une pure intégration de fait à une religion "sociologique" ; une adhésion plus qu'une adhérence. Vatican II se félicite d'ailleurs de ce que la société nouvelle "exige une adhésion 86. de plus en plus personnelle et active à la foi" (Gaudium et spes n° 7.3). 

    Il est vrai, enfin, que le Christ instaure la critique de la religion, qu'il dépasse la scission du sacré et du profane, qu'il établit le culte en esprit et en vérité, c'est-à-dire le sacerdoce spirituel que le croyant offre lui-même en tous temps et en tous lieux, par l’exécution amoureuse de ses moindres gestes quotidiens. La constitution Lumen Gentium vient aussi de le rappeler (n° 10 et 34). Il est vrai que le Christ  ne vient pas créer un homme religieux : il se présente comme l'Homme tout court, dans sa vocation intégrale (Gaudium et spes, n° 11.1 ; 57.1) ; qui le suit ne devient pas un autre homme, mais plus véritablement homme (ibid., n° 41.1)

    André Manaranche - Je crois en Jésus-Christ aujourd'hui - Seuil, 1968 

     

  • Adorateurs de Baal (2/2)

    65. Apparemment, c'est toujours de la "religion", et tout semble sauf. On prie ( "Seigneur, aidez-nous à...") On cite l'Evangile tant et plus ("n'est-ce pas ce que dit Luc ?...) Mais la prière est une incantation faite à un potentiel. Et l'Ecriture n'est plus qu'un réservoir de citations, dans lequel on puise à l'occasion, pour justifier des positions économiques ou politiques prises à l'avance, et pour lesquelles on cherche simplement une caution sacrée.

    A la limite, le mystère de Jésus-Christ n'est plus que la simple allégorie de nos engagements, lesquels lui confisquent tout rôle salvifique ; et notre incarnation périme la sienne. Il y a comme un transfert, une substitution de foi; déchristification ou dé-yahvisation : cela revient au même, d'un Testament à l'autre : l'homme prend la direction des événements, s'adjuge le salut du monde, et convie "Dieu"  à se faire le laquais de ses prouesses. Bref, le monde à l'envers.

    Dans le même temps, il y a gros à parier que la divinité, ainsi annexée, retombe dans le particularisme : le baal est le serviteur d'un clan, qui s'estime plus messianique qu'un autre, et le compromet dans son combat. C'est un " Gott mit uns ", le totem d'une idéologie, le garant d'une guerre "juste". La divinité se trouve ainsi très localisée : elle est de tel côté, de tel parti, de telle race, de telle classe ; et des exégètes patentés se font fort de montrer que, dans le déroulement des événements, "Dieu est ici" ou "Dieu est là" ; que "là est le péché" et "là est la grâce" ; que "Dieu le veut"...

    Et l'on songe nécessairement à la parole de Jésus : " Alors, si l'on vous dit : Tenez, voici le Christ, ou bien : Le voilà, surtout, n'en croyez rien " (Mt 24,23). Car, ce "Dieu" qu'on croit  surprendre en flagrant délit d'apparition, et dont on guette maladivement les moindres théophanies, risque bien de n'être qu'un faux messie de plus.  Harvey Cox a bien raison, dans sa Cité séculière, de montrer que Jésus mène jusqu'au bout la lutte contre  les baalim, commencée dans l'Ancien Testament.  Son Ascension vers le Père réalise, en effet, une totale dé-spatialisation de la divinité. Il ne faudrait pas régresser en-deçà : dans une civilisation qui se caractérise par une grande mobilité, le moment serait mal choisi !... Mais ne soyons pas injustes : cette "baalisation " de la foi, dont nous décrivons les effets chez certains hommes d'action, l'homme de prière n'en est pas à l'abri. Il peut aussi réduire son " Dieu" à n'être 66. que le chevalier servant de sa petite perfection personnelle, le fournisseur de ses états d'âme. Tant il est vrai que la divinité s'annexe aussi bien à une oisiveté qu'à une besogne. Et il s'en faut que toute oraison soit une véritable expérience de Yahvé !  (...)

    Qu'on entende bien : le Sinaï, où se fait l'expérience de Yahvé, ce n'est pas un endroit où il faudrait se rendre (encore qu'une  démarche, qu'un déplacement, puissent être d'un grand secours) ; ce  n'est pas non plus un moment (encore que la prière de contemplation soit le temps privilégié de cette découverte). Le Sinaï, c'est avant tout une manière de rencontrer Dieu, non pas comme la déduction de notre intelligence, non pas comme l'appoint moral de notre activité, mais tel qu'en lui-même, comme le fondement de toutes choses : comme la totale et imprévisible gratuité  qui s'est manifestée un jour en Jésus-Christ, et appelle notre émerveillement.

    Faute de quoi, la foi risque de se dégrader, dans une inflation verbale qui ne recouvre plus aucune expérience profonde. La présence divine est décrétée : elle n'est plus vécue. Des déclarations répétées peuvent masquer une absence. 

     

    André Manaranche - Je crois en Jésus-Christ aujourd'hui - Seuil, 1968 

  • Adorateurs de Baal (1/2)

    63. A l'époque d'Elie, Israël se trouve depuis longtemps en Canaan et il s'est adapté à la civilisation de ce pays; il a appris l'agriculture et l'élevage sédentaire du gros bétail. Après une longue période de nomadisme, cette existence lui fait l'effet d'une gigantesque mutation, pour prendre le langage de Gaudium et Spes (n° 4-10). et voilà que sa foi vacille tout à coup, passant par une crise grave, par un "malaise", dirions-nous. Car le monde où il vit présentement lui semble totalement étranger à Yahvé : totalement sécularisé, selon notre langage actuel. Yahvé "n'est pas de ce pays" (pour reprendre les paroles d'un beau négro spiritual) : il est d'ailleurs du Sinaï, de "là-bas" (...) Et même si la distance ne le gêne pas, puisqu'il pourrait 64. intervenir en un clin d’œil (Jg 5,4), il ne semble pas appartenir à l'univers familier, à la vie quotidienne. 

    Sur place, la foi paraît inadaptée aux circonstances, impropre aux besoins journaliers, inapte à résoudre les problèmes  de l'actualité "dans le monde de ce temps". Le Yavhisme est "désincarné", il n'est pas "dans la vie", il ne sert à rien, il est inutilisable. Yahvé pour quoi faire ? ...

    Les soucis des hommes n'ont rien à voir avec la religion que tonitruent les prophètes, et qui consiste avant tout dans le respect de l'Alliance. A cent lieues de cette préoccupation théologale, les gens, parce qu'ils veulent vivre et réussir, s'absorbent dans les tâches de l'heure : ils désirent avant tout que la pluie vienne en son temps, que les champs produisent, que les troupeaux se multiplient. Mais, pour tout cela, peut-on encore compter sur Yahvé.

    Le souvenir d'une très ancienne libération, racontée par les aïeux dans les soirées de prière, qu'en a-t-on à faire présentement ? Comment Yahvé supporterait-il la comparaison avec les divinités païennes d'alentour, autrement efficaces ? La fécondité de la terre et des troupeaux n'est-elle pas une "valeur" digne d'attention, et que la foi risque de minimiser, dans la stérilité d'une expérience hasardeuse 

    C'est alors que se présentent, séduisants, les baalim locaux : divinité des sources, des bosquets et des collines, procédés brevetés efficaces, d'où les anciens habitants tenaient leur supériorité technique et culturelle; ne faut-il pas s'adapter à ces pratiques, comme on s'est adapté à l'ensemencement et aux lois de la culture ? Yahvé n'est-il pas dépassé ? Et l'on se livre au paganisme avec frénésie...

    Baal, qu'est-ce au juste ? Essentiellement  une réduction de la divinité à une rôle énergétique. Dieu n'est plus la toute première option de la conscience : il n'intervient qu'en second, de biais (de façon "oblique", dirait saint Ignace). Il est précédé par un choix plus absolu que lui, et qui s'adjuge l'acte de foi, l'adoration. Il n'est plus le Seigneur, mais une énergie mise en exploitation, à des fins de fécondité (nous dirions : d'efficacité). On ne le sert plus ; on s'en sert, et sur commande. Il ne précède plus : on l'attelle (c'est la seule chance de survivre qu'on lui donne). Il n'a plus droit au portail royal ("Levez-vous, portes éternelles ; qu'il entre le roi de gloire !") : on le prie de passer par la porte réservée aux fournisseurs, de prendre l'escalier de service.

    A suivre

    André Manaranche - Je crois en Jésus-Christ aujourd'hui - Seuil 1968