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Raymond E. Brown

  • Les récits de la Passion 03

    Textes tirés du livre du P. Raymond E. Brown - " Lire les Évangiles pendant la Semaine sainte et à Pâques " - Cerf 2009

     

    15 Les causes de la mort de Jésus

    L'exacte responsabilité des autorités juives dans la mort de Jésus est une question compliquée. La tradition juive ancienne du Talmud de Babylone admet sans ambages la responsabilité juive dans la "pendaison" de Jésus, la veille de la pâque, "parce qu'il égarait Israël" (Sanhedrin 43a). Cependant des écrivains juifs modernes ont rejeté tout ou partie d'un implication juive dans la crucifixion. On avance fréquemment l'argument suivant : la procédure légale du Sanhédrin décrite dans les évangiles ne concorde pas avec la loi juive exposée dans la Michna et ne peut refléter la réalité. Mais la Michna, qui date des environs de 200 de notre ère, est la codification écrite de la loi orale des Pharisiens ; or au temps de Jésus, ce sont les prêtres sadducéens, et non les Pharisiens, qui avaient la haute main sur le Sanhédrin et ils rejetaient la loi orale, prétendant s'appuyer sur la seule loi écrite de l'Ancien Testament. Le procès de Jésus tel que le racontent les évangiles ne violent pas la lettre de la loi écrite. On ne peut donc pas si 16 facilement nier pour des raisons techniques toute responsabilité juive. En tout cas, cela nous remet en mémoire que si, durant son ministère, Jésus a été en discussion avec les Pharisiens, les Juifs qui ont le plus directement participé à sa condamnation à mort sont les prêtres, peut-être mis en colère par ses critiques prophétiques du Temple. 

    On peut fouiller plus avant, recherchant de quelle façon et jusqu'à quel point les prêtres et le Sanhédrin furent impliqués. Un distingué commentateur juif, Paul Winter, a voulu donner la priorité au récit lucanien (évangile de Luc) du procès de Jésus parce que, à la différence de Marc et de Matthieu, Luc  ne rapporte aucune convocation de témoins et aucune condamnation à mort de Jésus par des Juifs. Mais le fait que Luc ne rapporte pas de sentence de mort ne signifie nullement que, dans son esprit, les chefs juifs fussent dégagés de toute responsabilité dans la mort de Jésus, car ailleurs, il parle de leur rôle avec insistance (Ac 2,36 ; 4,10 ; 5,30 ; 7,52 ; 10,39 ; 13, 27-29). Cependant, à la différence du jugement en bonne et due forme par le Sanhédrin réuni dans la nuit, comme le rapportent Marc et Matthieu (ce dernier précisant que le Grand Prêtre était Caïphe), en Luc il n'y a que des questions informelles posées par le Sanhédrin dans la matinée. Quant à Jean, il ne rapporte aucune session du Sanhédrin après l'arrestation de Jésus, mais seulement un interrogatoire de police, dirigé par le Grand Prêtre Hanne (18,19-24).

    17 Confusion supplémentaire : Jean 18, 3.12 indique que, parmi ceux qui avaient arrêté Jésus, il y avait, outre des policiers juifs envoyés par le Grand Prêtre, des soldats romains avec leur tribun. Les soldats romains n'auraient pas pris part à cette action sans l'ordre ou au moins la permission du préfet ; ainsi donc, si l'information de Jean est exacte, Pilate devait savoir d'avance qu'on arrêtait Jésus et peut-être même l'avoir ordonné. 

    Il n'est pas impossible que Pilate ait entendu des rumeurs selon lesquelles Jésus serait le Messie (le roi oint de la maison de David, que beaucoup de Juifs attendaient) et qu'il ait aidé les autorités juives du Sanhédrin à l'arrêter, voulant qu'elles fassent une enquête sur lui. Certains, faisant partie de ces autorités, auraient déjà nourri des inquiétudes religieuses et de l'hostilité à l'égard de Jésus (craignant par exemple qu'il ne soit un faux prophète). Mais ils auraient pu expliquer qu'ils ne faisaient  qu'obéir aux ordres en remettant Jésus aux autorités romaines qui décideraient, parce que Jésus, interrogé, n'avait pas nié être le Messie. (Notez bien que je dis " n'avait pas nié " ; la réponse de Jésus à la question " es-tu le Messie ?" diffère d'un évangile à l'autre : " Je le suis ", en Marc ; " Tu le dis" en Matthieu ; " Si je vous le dis, vous ne me croirez pas" en Luc ; voir Jn 10, 24-25) De tout temps, les gens religieux ont obtenu ce qu'ils voulaient par l'intermédiaire des autorités séculières agissant pour leurs propres intérêts. 

    Il faut faire attention à de telles subtilités de peur que la lecture liturgique des récits de la Passion ne soit à l'origine d'accusations simplistes de culpabilité. Comme je le signalerai en étudiant les récits l'un après l'autre, Matthieu ("tout le peuple", 27,25) aussi bien que Jean ("les Juifs", tout du long) généralisent de façon hostile, de sorte que la participation à l'exécution de Jésus va au-delà même de l'ensemble des autorités juives. A partir de là, quelques théologiens chrétiens célèbres (Augustin, Jean Chrysostome, Thomas d'Aquin, Martin Luther) ont émis des déclarations sur le devoir des chrétiens de haïr ou de 18 châtier les Juifs parce qu'ils ont tué le Seigneur ! Les craintes modernes d'un antijudaïsme qui serait la conséquence des récits de la Passion ne sont donc pas sans fondement. Une des solutions proposées a été de retirer les passages "antisémites" des lectures liturgiques  de la Passion ; c'est une sorte de réaction à la "ne pas dire du mal, ne pas voir le mal, ne pas entendre le mal". Mais retirer les passages choquants est une façon de faire dangereuse qui permettra aux auditeurs de la version expurgée d'accepter sans réfléchir tout ce qui est dans la Bible. Les récits "améliorés" par excision perpétueront l'idée fausse que tout ce qu'on entend dans la Bible doit toujours être imité parce que c'est "révélé" par Dieu et que tout ce que fait ou pense un auteur sacré est garanti par l'inerrance. A mon avis, il vaut mieux continuer à lire les récits de la Passion entiers pendant la Semaine sainte, sans les soumettre aux coupures qui nous semblent bonnes, et faire suivre cette lecture d'une prédication qui explique avec force que semblable hostilité entre chrétiens et Juifs ne peut se poursuivre aujourd'hui, qu'elle est contraire à notre compréhension fondamentale du christianisme. Tôt ou tard, les chrétiens auront à affronter les limitations qu'imposent aux Ecritures les conditions dans lesquelles elles ont été écrites. Ils devront bien comprendre que certaines attitudes dont témoignent les Ecritures sont certainement explicables à leur époque mais ne peuvent être acceptables si on les adopte aujourd'hui. Ils doivent tenir compte du fait que Dieu a donné sa révélation dans des mots humains. Les chrétiens rassemblés qui écoutent la lecture de la Passion, pendant la Semaine sainte, n'en auront conscience que si on prend la peine de le leur préciser. Lire les passages  qui  ont une consonance antijuive 19  sans les commenter est irresponsable et détourne d'une juste compréhension de la mort de notre Seigneur.

    A suivre...

  • Les récits de la Passion 02

    Textes tirés du livre du P. Raymond E. Brown - " Lire les Évangiles pendant la Semaine sainte et à Pâques " - Cerf 2009

     

    13 Les différents types de caractères personnifiés dans le drame de la Passion servent un objectif religieux. Nous autres, lecteurs ou auditeurs, sommes censés participer en nous demandant comment nous nous serions comportés dans le procès et la crucifixion de Jésus ; à quel personnage du récit puis-je m'identifier ? La distribution de rameaux risque de m'assurer trop vite que je me serais trouvé dans la foule qui acclamait Jésus. N'est-il pas plus vraisemblable que je me sois trouvé au nombre des  disciples qui ont fui le danger et l'ont abandonné ? A certains moments de mon existence n'ai-je pas joué le rôle de Pierre reniant Jésus, ou même Judas le trahissant ? Ne me suis-je pas trouvé comme  le Pilate de Jean, essayant d'éviter de décider entre le bien et le mal ? Ou comme le Pilate de Matthieu, ai-je pris une mauvaise décision puis me suis lavé les mains pour que l'on rapporte que j'étais innocent ?

    Ou bien, ce qui est encore plus plausible, ai-je été parmi les chefs religieux qui ont condamné Jésus ? Si cela  semble n'être   qu'une lointaine possibilité, c'est parce qu'on a souvent compris les motivations des opposants de façon simpliste. Il est vrai que le rapport que fait Marc d'un jugement conduit par les chefs des prêtres et le Sanhédrin dépeint des juges malhonnêtes dont la décision est prise d’avance, au point de rechercher des faux témoins contre Jésus. Mais nous devons accepter que des motifs apologétiques aient coloré les évangiles : n'oublions pas 14 l'enseignement officiel de notre Eglise (Commission biblique pontificale en 1964), qui dit que dans la prédication apostolique et dans la rédaction des évangiles, le souvenir de ce qui s'est passé durant la vie de Jésus est affecté par la situation qu'ont connue les communautés chrétiennes.

    Parmi les facteurs d'influence, on compte la nécessité de tracer un portrait équilibré de Jésus dans un monde gouverné par la loi romaine. L'historien romain Tacite garde de Jésus le souvenir négatif d'un criminel  condamné à mort par le procurateur de Judée, Ponce Pilate. Les chrétiens pouvaient faire oublier une attitude aussi négative en prenant Ponce Pilate comme porte-parole de l'innocence de Jésus. Si l'on regarde l'un après l'autre les récits de Marc, Matthieu, Luc et Jean, on voit que le portrait de Pilate le montre avec de plus en plus d'insistance comme un juste juge qui a reconnu que Jésus n'a aucune culpabilité politique. Les auditeurs romains de l'évangile avaient la même conviction que Pilate que Jésus n'était pas un criminel.

    Autre facteur d'influence, l'hostilité qui régnait entre l'Eglise primitive et la Synagogue ; l'attitude attribuée à " tous " les responsables juifs (Mt 27,1) peut avoir été l'attitude de quelques uns seulement. Il serait bien étonnant que le groupe des chefs juifs qui avait affaire à Jésus n'ait pas comporté quelques politiciens " ecclésiastiques " vénaux cherchant à se débarrasser d'un danger possible menaçant leur position (la famille du Grand Prêtre Hanne  dont Caïphe faisait partie est mal notée dans la mémoire juive). Il serait tout aussi étonnant que la majorité d'entre eux n'ait pas été composée d'hommes sincèrement religieux qui pensaient servir Dieu en débarrassant Israël  d'un fauteur de troubles comme Jésus (voir Jn 16,2). A leurs yeux, Jésus pouvait être un faux prophète, détournant le peuple du droit chemin par son attitude permissive quant au sabbat et envers les pécheurs ; les quolibets des Juifs après la comparution de Jésus devant le Sanhédrin prennent pour base son statut de prophète (Mc 14, 65) et, selon la Loi de 15 Deutéronome 13, 1-6, le faux prophète devait être mis à mort de peur qu'il ne détourne Israël du vrai Dieu.

    J'ai suggéré qu'en nous assignant un rôle dans l'histoire de la Passion de Jésus, nous nous découvririons peut-être parmi ses opposants. Il en est ainsi parce que les lecteurs de l'évangile sont souvent des gens sincèrement religieux et profondément attachés à leur tradition. Jésus était un défi à la tradition religieuse parce qu'il en soulignait l'élément humain - un élément trop souvent identifié à la volonté de Dieu (voir Mt 15,6). Si Jésus fut traité avec dureté par les gens étroitement religieux de l'époque, qui étaient des Juifs, il est fort probable qu'il serait traité avec la même dureté par les gens étroitement religieux d'aujourd'hui, y compris chrétiens. L'élément fondamental de la réaction à Jésus n'est pas l'arrière-fond juif mais une certaine mentalité religieuse.

     

    A suivre...

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                      

  • Les récits de la Passion 01

    Textes tirés du livre du P. Raymond E. Brown - " Lire les Évangiles pendant la Semaine sainte et à Pâques " - Cerf 2009

     

    11 Tous les ans, pendant la Semaine sainte, la liturgie de l'Eglise nous met en face de problèmes de critique biblique en faisant lire, dans un laps de temps très bref deux récits de la Passion : le dimanche des Rameaux, nous entendons la Passion selon saint Matthieu (année A) ou selon saint Marc (année B) ou selon saint Luc (année C), et le Vendredi Saint, nous entendons la Passion selon saint Jean. " Ceux qui ont des oreilles pour entendre " devraient remarquer que, quelle que soit l'année, les récits du dimanche des Rameaux et du Vendredi saint ne donnent pas la même image de la crucifixion de Jésus. Contenu et point de vue sont différents. Développons cette remarque.

    On a affirmé que la tradition évangélique s'était constituée " à rebours ", partant de la Résurrection pour aller vers la naissance de Jésus. Il est certain que les prédications chrétiennes anciennes faisaient surtout porter leur attention sur la crucifixion et la résurrection de Jésus. Ainsi les Actes des Apôtres répètent-ils : vous avez tué Jésus en le suspendant au bois, mais Dieu l'a relevé (2,32.36 ; 5, 30-31 ; 10, 39-40). Puis, à mesure que les chrétiens réfléchissaient sur la carrière du crucifié, des récits concernant son ministère se sont fait jour, et finalement, chez Matthieu et Luc, des récits sur sa naissance. 12 C'est ainsi qu'à partir d'un compte rendu de base de la crucifixion un évangile a pu se former assez vite.

    La mise en forme d'un tel compte rendu aurait été facilitée par l'ordre chronologique des événements. Il fallait que l'arrestation précède le jugement qui, à son tour, devait précéder la sentence et l'exécution. Il en résulte, dans nos évangiles canoniques, un récit construit, avec une intrigue, où l'on suit les actions et les réactions de Jésus, bien sûr, mais aussi de tout un ensemble de personnages comme Pierre, Judas et Pilate. L'effet du sort subi par Jésus sur différentes personnes est illustré avec vigueur et les contrastes font ressortir la tragédie. Jésus innocent mais condamné est mis en parallèle avec le révolutionnaire Barabbas, qui est libéré bien que coupable d'un crime politique semblable à celui dont on accuse Jésus. En parallèle aussi, les autorités juives moqueuses qui tournent en ridicule l'idée d'un Jésus Messie et un soldat romain qui le reconnaît comme Fils de Dieu. Rien d'étonnant à ce que la liturgie nous encourage à revivre la Passion en la faisant lire à haute voix, selon des rôles déterminés. Chaque récit de la Passion constitue une pièce dramatique. 

    Le récit johannique de la comparution devant Pilate donne presque des directives de jeu scénique, avec le chef des prêtres et " les Juifs " soigneusement situés hors du prétoire et Jésus tout seul à l'intérieur. Le va-et-vient de Pilate entre eux donne un caractère dramatique à quelqu'un qui cherche à prendre une position médiane, pour tenter de réconcilier ce qu'il considère comme des extrêmes, sans prendre parti pour aucun des deux.. Mais le sort en est 13 jeté et c'est Pilate, non pas tant Jésus, qui, en réalité, est mis en jugement, coincé qu'il est entre la lumière et les ténèbres, entre la vérité et le mensonge. Jésus le met au défi d'écouter la vérité (Jn 18,37) ; mais sa réponse cynique " Qu'est-ce que la vérité ? " est en réalité un choix du mensonge. Jean avertit le lecteur que personne ne peut éviter le jugement lorsqu'il se trouve face à Jésus. 

                    P. Raymond E. Brown

    A suivre...