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jugement

  • Récits de la Passion 08

    Texte extrait du livre " Pilate "  de Jean Grosjean - Ed Gallimard 1983

     

    39

       Il était plus de sept heures et le soleil prenait de la force. La réverbération  des terrasses devenait éclatante. Procla n'était plus dehors. Pilate descendit dans la demeure. Il contempla par la fenêtre l'ensoleillement d'un mur.

      Le calme de la chambre était profond. On croyait entendre l'écoulement de l'heure dans la clepsydre. Pilate eut l'impression que la durée servait de vestibule. Mais Pilate n'était pas prophète.

       Soudain il devina que le temps changeait. On aurait dit que le vent se levait le long d'un rivage. La rumeur se rapprocha. Pilate alla dans la salle des gardes. Il aperçut par une meurtrière oblique la poussière des piétinements.

       Il n'avait pas à aller au-devant d'une foule indigène. Il attendit d'être demandé pour paraître sous son portique qui dominait le 40 carrefour. Il resta même un instant dans l'ombre de l'encadrement de la porte pour jauger à l'aise, d'un coup d’œil exercé, à quel genre de monde il avait affaire aujourd'hui.

       Il regardait avant d'être vu, mais on supposait sa présence dans l'ombre et il se fit une sorte d'apaisement. Comédiens eux-mêmes, les Hébreux savaient les manies de l'occupant. Pilate s'attardait pourtant plus qu'à l'ordinaire. Il regardait le prisonnier. Il avait observé nombre de chenapans sournois ou bravaches, nombre de héros nerveux ou ahuris : les prisonniers ont quelque chose d'opaque dans les yeux, ils cachent qu'une part d'eux-mêmes est ailleurs. Or le prisonnier d'aujourd'hui semblait transparent. On voyait sa présence à travers son visage. Mais ses accusateurs avaient le regard glauque.

       Pilate n'apparut que lentement sous le portique. Une clameur le salua et aussitôt des voix crièrent : Nous amenons un aventurier. 

       Pilate ordonna d'entrer au prétoire. Les accusateurs confièrent le prévenu à deux légionnaires, car les Juifs ne pouvaient entrer chez un païen la veille de la fête, car les Juifs étaient devenus méticuleux sur les choses vérifiables, car les Juifs s'étaient mis à s'intéresser surtout à tout ce qui est publiquement vérifiable. Et ainsi les Juifs étaient devenus des 41 sortes de Romains mais en plus pointilleux, c'est-à-dire que les Juifs étaient devenus des modernes.

       Pilate d'abord surpris se tourna vers le centurion Corneille qui était de service et qui lui rappela le règlement des Juifs. Alors le prisonnier monta les marches et leva les yeux sur Pilate.

       C'était la première fois que Jésus se trouvait devant un représentant du pouvoir. Il n'avait rencontré jusque-là que des sous-ordres. Il avait facile avec sa tranquillité de neutraliser leurs prétentions, de susciter en eux la confusion ou la rancune et de s'en faire des disciples ou des ennemis. Mais maintenant il était devant l'homme qui décide. Pilate n'était pas un ergoteur comme les scribes ni un comploteur comme les pontifes. Jésus regarda Pilate. Il découvrait Pilate. 

       Pilate en fut tout de suite troublé. Mais le terrible avec Pilate c'est le délai qu'il y avait entre ce qu'il voyait et ce qu'il comprenait. Il était dressé à agir avec la rapidité de César mais son cœur avait gardé la lenteur des charrues.

       Remué ou non Pilate était tenu à la désinvolture. Il fit entrer le prévenu dans le prétoire et il resta dehors à demander de quoi il s'agissait comme s'il n'avait entendu parler de rien. 

    42 Pilate était un juge, il n'y avait pas d'entente préalable qui tienne. On lui répondit, non sans quelque insolence: S'il n'était pas nuisible on ne l'aurait pas amené.

          Pilate : Eh bien, dites.

          Eux : Il refuse l'impôt.

          Pilate : Vous ne pouvez pas en venir à bout ?

          Eux : On n'a pas le droit.

       Pilate haussa les épaules et entra au prétoire. Il demande au prévenu : Quelle est cette histoire d'impôt ?

       Silence de Jésus. Ce n'était pas à Pilate que Jésus allait se vanter de faire rendre à César ce qui est à César.

       Pilate ressorti. Les clameurs montaient de la rue. Parmi les griefs il entendit : Et il se croit roi.

          Pilate rentra interroger le prévenu : Serais-tu roi ?

       Jésus fut étonné. Pour la première fois il était devant l’œil gris d'un examinateur. Toute sa vie Jésus n'avait eu affaire qu'à des bienveillances ou à des malveillances, car les indifférents ne s'occupaient pas de lui. Mais maintenant un homme sans préjugé s'adressait à lui. Jésus ne pouvait le bouder, il répondit et par une question : Tu dis cela ou on te l'a dit ? 

          Pilate se redressa comme sous un coup de 43 fouet : Est-ce que je suis juif ? Ils t'ont livré. Qu'est-ce qu'ils ont ? 

          Jésus : Ils ne comprennent pas. Si j'étais le roi qu'ils disent, je ne serais pas tombé dans leurs mains.

          Pilate : Mais tu es roi ?

          Jésus : J'existe pour qu'on voie clair. Les cœurs ne s'y trompent pas.

       Pilate tout occupé de soi qu'il ait pu être ne se connaissait pas. Un arbre a beau se pencher sur son ombre, il ne la voit pas.

       Pilate était un Samnite, cette vieille race restée neuve. On en avait fait des Romains mais ils arrivaient en coup de vent au coin des rues et tournaient la tête des deux côtés aussi vite que le Janus Bifrons. Méfiants comme les laboureurs mais pourtant vite prêts  à quelque affaire qui se présenterait, ces patients savaient brigander.

       Eh bien, si la grand-mère de Pilate avait vu, ce matin-là, son garnement à Jérusalem, elle ne l'aurait pas reconnu dans ses hésitations. Il y avait un parti à prendre et Pilate balançait. Il avait pensé rendre dédaigneusement service à Caïphe, et non sans faire sentir son dédain ni sans faire payer son service, mais Jésus regardait Pilate et la face du monde était changée. 

       Pilate aurait été homme à grimper sur le 44 char qui passe, à brusquement faire alliance avec cet inconnu et à balayer les manigances de Caïphe. Jésus avait retourné des sages et des riches, des femmes et des fous, et même des morts. Pilate à son tour était gagné, mais peut-être pas tout à fait.

       Pilate devenait un disciple mais de l'espèce à retardement, comme Nicodème qui ne savait approcher Jésus que de nuit (un Jésus vivant ou mort); comme Lazare qui tout acquis n'en était pas moins resté à l'écart et il fallait sans cesse aller le repêcher, au besoin jusque dans la tombe, et même ressuscité il se cantonnait à son village quitte à déjeuner chez le voisin; comme le Gadarénien aussi, mais là c'était l'ordre de Jésus : Reste chez toi.

       Le regard de Jésus disait peut-être à Pilate : Reste à ton travail, reste à César. Or Pilate qui n'était gouverneur qu'en attendant mieux, Pilate qui ne croyait qu'à moitié à ce pouvoir qu'il était obligé de réaffirmer à tout bout de champ et parfois par des massacres, eh bien Pilate devenait perplexe.

       Jésus avait ôté les aveugles à leur nuit, les sourds à leur silence, les infirmes à leur fossé, les lépreux à leurs décombres. Mais il n'avait guère ôté le jeune riche à son avoir ni le grand prêtre à son savoir, et il n'ôtait guère mieux le gouverneur à son pouvoir.

    45 Jésus n'accorda pas à Pilate la vertu d'inadvertance. Pilate devait décider. Pilate sentit pour la première fois peut-être que décider était grave, que décider gravait de l'ineffaçable. Les hommes et les femmes qui ont du pouvoir ne sont pas prêts à cela. Ils tranchent parce qu'ils peuvent. Ou bien s'ils prennent le temps de regarder, ils ne voient que des catégories. Ainsi frappent-ils comme la foudre ou comme la peste.

       Jésus ne guérissait pas Pilate de son pouvoir, du moins pas tout de suite. Il le laissait s'y débattre. Il lui jetait seulement une bouée : Autre mon règne.

       Pilate a cru se trouver un instant entre gens de pouvoir, mais Jésus a tout de suite distingué entre le domaine des pouvoirs avec leurs gens, leurs bêtes et leurs machines et son domaine de lumière et de respiration.

       Pilate avala sa salive. On hurlait sous les fenêtres. L'impatience allait tourner à l'émeute. Pilate pouvait lancer la troupe sur la foule pour se donner le temps de voir. Ç’aurait été de bonne guerre : force professionnelle contre force viscérale. La discipline aurait arrêté le remous, l'armée aurait muselé la meute. Pilate regarda Jésus. Pilate lisait en Jésus un signe dissuasif à peine perceptible.

       Pilate était mal prêt à ce signe. Il sera voué 46 à une longue recherche. Il n'avait pas su quand il s'engageait dans la carrière quel dieu l'y guetterait. Pilate pensa : Les dieux sont du bataclan, mais il y en aura eu un, une fois, qui m'aura regardé au cours d'une ou deux phrases et de deux ou trois silences. On ne pouvait pas s'en douter et maintenant, il me faudrait le temps de me laisser envahir, mais les Juifs sont pressés.

       Pilate rêva un instant d'une roselière gagnée d'eau à perte de vue. Puis il sortit. Le tapage ne cessait pas. Il n'y avait pas de temps à perdre. Pilate lança : Je n'ai pas trouvé de grief.

       Les meneurs s'indignèrent : Il soulève le peuple. Est-ce que Rome ne comprend pas ?

       Pilate hochait la tête. Les meneurs se disaient : On croit rêver, tout n'était-il pas convenu ? Ils crièrent : Voilà un moment que cela dure, cela a commencé en Galilée.

    - En Galilée ? Bien, bien, dit Pilate. Et ses traits crispés se détendirent : la Galilée était le fief d'Hérode.

     

     

     

     

     

     

     

  • Les récits de la Passion 01

    Textes tirés du livre du P. Raymond E. Brown - " Lire les Évangiles pendant la Semaine sainte et à Pâques " - Cerf 2009

     

    11 Tous les ans, pendant la Semaine sainte, la liturgie de l'Eglise nous met en face de problèmes de critique biblique en faisant lire, dans un laps de temps très bref deux récits de la Passion : le dimanche des Rameaux, nous entendons la Passion selon saint Matthieu (année A) ou selon saint Marc (année B) ou selon saint Luc (année C), et le Vendredi Saint, nous entendons la Passion selon saint Jean. " Ceux qui ont des oreilles pour entendre " devraient remarquer que, quelle que soit l'année, les récits du dimanche des Rameaux et du Vendredi saint ne donnent pas la même image de la crucifixion de Jésus. Contenu et point de vue sont différents. Développons cette remarque.

    On a affirmé que la tradition évangélique s'était constituée " à rebours ", partant de la Résurrection pour aller vers la naissance de Jésus. Il est certain que les prédications chrétiennes anciennes faisaient surtout porter leur attention sur la crucifixion et la résurrection de Jésus. Ainsi les Actes des Apôtres répètent-ils : vous avez tué Jésus en le suspendant au bois, mais Dieu l'a relevé (2,32.36 ; 5, 30-31 ; 10, 39-40). Puis, à mesure que les chrétiens réfléchissaient sur la carrière du crucifié, des récits concernant son ministère se sont fait jour, et finalement, chez Matthieu et Luc, des récits sur sa naissance. 12 C'est ainsi qu'à partir d'un compte rendu de base de la crucifixion un évangile a pu se former assez vite.

    La mise en forme d'un tel compte rendu aurait été facilitée par l'ordre chronologique des événements. Il fallait que l'arrestation précède le jugement qui, à son tour, devait précéder la sentence et l'exécution. Il en résulte, dans nos évangiles canoniques, un récit construit, avec une intrigue, où l'on suit les actions et les réactions de Jésus, bien sûr, mais aussi de tout un ensemble de personnages comme Pierre, Judas et Pilate. L'effet du sort subi par Jésus sur différentes personnes est illustré avec vigueur et les contrastes font ressortir la tragédie. Jésus innocent mais condamné est mis en parallèle avec le révolutionnaire Barabbas, qui est libéré bien que coupable d'un crime politique semblable à celui dont on accuse Jésus. En parallèle aussi, les autorités juives moqueuses qui tournent en ridicule l'idée d'un Jésus Messie et un soldat romain qui le reconnaît comme Fils de Dieu. Rien d'étonnant à ce que la liturgie nous encourage à revivre la Passion en la faisant lire à haute voix, selon des rôles déterminés. Chaque récit de la Passion constitue une pièce dramatique. 

    Le récit johannique de la comparution devant Pilate donne presque des directives de jeu scénique, avec le chef des prêtres et " les Juifs " soigneusement situés hors du prétoire et Jésus tout seul à l'intérieur. Le va-et-vient de Pilate entre eux donne un caractère dramatique à quelqu'un qui cherche à prendre une position médiane, pour tenter de réconcilier ce qu'il considère comme des extrêmes, sans prendre parti pour aucun des deux.. Mais le sort en est 13 jeté et c'est Pilate, non pas tant Jésus, qui, en réalité, est mis en jugement, coincé qu'il est entre la lumière et les ténèbres, entre la vérité et le mensonge. Jésus le met au défi d'écouter la vérité (Jn 18,37) ; mais sa réponse cynique " Qu'est-ce que la vérité ? " est en réalité un choix du mensonge. Jean avertit le lecteur que personne ne peut éviter le jugement lorsqu'il se trouve face à Jésus. 

                    P. Raymond E. Brown

    A suivre...

     

  • On demande des pécheurs 15

    Série de textes tiré du livre de Bernard Bro, O.P : "On demande des pécheurs" Cerf, Ed 2007. Première édition 1969

    (...)

    [100]

    L'arbre tombe du côté où il penche

    (...) Il reste que nous avons besoin de savoir si nous avons vraiment choisi la miséricorde. Quel sera donc le signe concret, qui ne peut pas nous tromper, capable de 101 nous apaiser parce qu'il est plus qu'un signe, parce qu'il est la preuve  que la réalité est déjà là, que nous avons opté définitivement pour Dieu et pour le salut

    Le Christ ne nous a donné qu'une seule réponse : " Bienheureux ceux qui font miséricorde, car ils recevront miséricorde." " Bienheureux les miséricordieux." C'est parce qu'il a appris la compassion que le jeune fils comprend la miséricorde de son père, c'est parce qu'il aime qu'il peut comprendre  les raisons de l'amour. Ce n'est pas de l'ordre de l'idée seulement, mais d'une harmonie, d'un pressentiment, d'une connivence qui ne s'acquiert qu'en acceptant d'être blessé. On apprend la pitié que pas ses propres blessures. On ne peut donc aimer la miséricorde, et par conséquent la choisir, que  si on a avec elle cette affinité, cette connaturalité qui fait qu'on est soi-même miséricordieux. C'est pourquoi Notre Seigneur insiste : " De la mesure  dont vous mesurerez, on mesurera pour vous en retour " (Luc 6,38). Pour se servir de cette mesure-là, il faut être imprégné de miséricorde. " Je leur donnerai un seul cœur et je  mettrai en eux un esprit nouveau ; j'extirperai de leurs corps le cœur de pierre et je leur donnerai un cœur de chair, afin qu'ils marchent selon mes lois et qu'ils observent mes coutumes et qu'ils les mettent en pratique." (Ezéchiel 11, 19-20). Si la foi est "comptée comme justice", si elle sauve, ce n'est pas qu'elle dispense d'être bon (comme on a pu le faire dire à Luther), mais c'est parce qu'elle ne peut naître que de la bonté la plus fondamentale qui puisse jaillir d'un cœur humain, celle qui consiste à pressentir la tendresse de Dieu, parce qu'on est déjà investi de cette tendresse, de cette grâce. (...)

     102 Nous avons bien à choisir : être jugés ou bien être liquéfiés, " contrits " par la miséricorde qui nous mènera  103 bien plus loin que nous ne le pensons. On n'en finit jamais d'aimer, on n'en finit jamais de désarmer, et surtout de ne plus s'appuyer que sur cette miséricorde. Si nous sommes miséricordieux, Dieu à son tour, nous donnera sa miséricorde. L'enfer, c'est peut-être de chercher encore la justice.

    On ne croit pas à l'enfer à cause de la bonté de Dieu. Pourtant, si l'enfer n'existe pas, cela veut dire que Dieu ne nous prend pas au sérieux, qu'il ne nous laisse pas cette possibilité de faire un choix. (...) Celui qui ne veut pas de la miséricorde, ni de l'amour, celui qui veut de la justice aura sa justice et il risque  alors de demeurer seul et d'être confondu. Nous commençons à choisir la miséricorde tout de suite, dès maintenant, en face de nous-même et en face des autres, avant de le faire  en face de Dieu. L'arbre tombe du côté où il penche. Dieu nous respectera : si nous voulons être seul, il nous laissera seul.

    Sachons pressentir cette attente du cœur de Dieu partout présent dans l’Évangile et l'écouter : " Efforcez-vous d'entrer par la porte étroite. Nombreux sont ceux qui ne comprennent pas la miséricorde, ils vont vers elle par la grande route où ils rencontrent la justice, c'est-à-dire qu'ils risquent leur perdition. Ne jugez pas, 104 et vous ne serez pas jugés. Si vous êtes jugés, vous êtes perdus. Votre seule chance c'est de ne pas être jugés, et je n'ai pas envie de vous juger. Si je vous juge, je suis obligé de vous juger selon la justice. Et selon la vérité, qui donc subsistera ? Si iniquitates observaveris, Domine, quis sustinebit ? Vous obstiner à croire que vous pouvez avoir affaire, si peu que ce soit, à la justice, c'est précisément une illusion de votre cœur de pierre, qui ne comprend pas qu'en face d'une douceur comme la mienne, avec votre dureté vous êtes déjà condamnés. Ma Sagesse clame au long des rues : efforcez-vous d'entrer par la porte étroite ; elle n'est pas difficile à franchir, mais à trouver. Cette voie est douce et délectable. Mon joug est doux et mon fardeau léger. Mais peu nombreux sont ceux qui l'acceptent. Leurs œuvres étaient mauvaises, ils ont préféré les ténèbres à la lumière. Si vous connaissez que vos œuvres sont mauvaises, vous trouverez la miséricorde. Elle vous dépasse, c'est cela même qui vous sauve. Si le cœur de Dieu était comme le vôtre, vous seriez perdus. Découvrez cela et vous êtes sauvés ! " 

    Mais il ne suffit pas de penser tout cela, il faut y croire... Et nous savons que seuls sont bienheureux ceux qui font miséricorde, parce qu'ils trouveront miséricorde. Alors il n'y a plus peur à avoir d'être jugé : puisque c'est à nous de choisir. 

                     P. Bernard Bro, o.p

    A suivre....

     

  • jugement universel et jugement particulier

    NOTE DE L' AUTEUR DE CE BLOG : 

    Ici François Varillon aborde un sujet extrêmement sensible. Ce texte a été écrit dans les années 1955-1958. Par la suite sa réflexion s'est enrichie sur ce sujet. Je compte mettre une conférence sur le même thème donnée par F. Varillon 20 ans plus tard.

     

    [366]

    Il faut d'abord envisager le jugement en son unité. Car il est un, plus profondément qu'il n'est multiple. Il s'achève seulement à la fin des temps, quand toute sa "matière" est donnée : alors son caractère social et cosmique est manifesté. En tant qu'individuel, il se réalise à la mort de chacun. Mais à ce double point de vue, il commence déjà au cours de l'histoire, à laquelle il est coextensif. 

    Le Jugement universel

    La doctrine du jugement dernier a été préparée et préfigurée dans l'Ancien Testament  par la notion du "jour de Yahvé". On entend par là toute intervention extraordinaire de Dieu pour éprouver, châtier, sauver : image du dernier Jour, et commencement de Jugement (cf. Amos 5, 18-20 ; et Sophonie, le prophète par excellence du "jour de Yahvé"). [367]. Le dernier Jour est celui de la délivrance d'Israël, de son salut définitif (cf. Daniel 7, 9-14 ; 12,1-3) : ce salut ne sera pas accordé à tous sans distinction, mais seulement à ceux dont les noms sont inscrits sur le Livre de vie ; en ce jour les morts ressusciteront et seront traités selon leurs mérités, " les uns pour la vie éternelle, les autres pour l'opprobre, pour la honte éternelle." Par ailleurs, le problème de la destinée individuelle est posé dans la littérature sapientielle sous la forme de la justice et de la rétribution.  Cette double ligne de développement aboutit à la révélation, dans le Nouveau Testament, du Jugement pleinement spirituel, universel et transcendant (Mt 16,27 ; 25,31-46 ; 2 Thes 1, 3-12 ; 2 Co 5,10 ; Rm 14,10 ; Jn 5,27-30). L'idée du jugement dernier est au premier plan de l'eschatologie des Pères, liée à la Parousie et à la résurrection : " Personne ne nie, écrit saint Augustin, personne ne doute que Jésus-Christ doive faire un dernier jugement, comme il est annoncé dans les saintes Écritures , sinon celui qui, par je ne sais quel aveuglement, refuse de croire aux Écritures mêmes." (De civ. Dei, XX,30). Plus tard, quand l'idée du retard de la vision béatifique aura été tout a fait abandonnée, le jugement universel perdra de son importance  au profit du jugement particulier.

    Le jugement particulier.

    Il est de foi définie que les justes "n'attendent pas" la fin des temps pour entrer dans la béatitude (Dz, 464,531) ; dès leur mort, les hommes sont jugés, et leur sort déterminé. Le jugement particulier, cependant, en tant que jugement n'est pas de foi comme le jugement général : l'Eglise n'en parle pas explicitement  [368] ni précisément dans les documents du Magistère. Quelques passages de l'Ecriture, à la vérité assez rares, insinuent l'idée d'une rétribution suivant immédiatement la mort : le pauvre Lazare emporté dans le sein d'Abraham tandis que le riche descend en enfer (Lc, 16, 22 sq.), Jésus promettant au bon larron une récompense "aujourd'hui même" (Lc 23,43), saint Paul exprimant sa certitude d'être réuni au Christ après sa mort, comme si mourir et être avec le Christ c'était tout un (2 Co 5,8 ; Phil 1,23). Mais une telle certitude n'implique pas un enseignement clair et explicite sur un jugement particulier distinct du jugement universel ; elle procède bien plutôt d'une expérience religieuse, celle d'une union infrangible avec le Christ, inaccessible aux événements extérieurs. Cette certitude coexiste, dans l'oeuvre de saint Paul, avec l'espérance du retour du Seigneur dans la gloire et de la réunion en Lui de tous les chrétiens. A partir de cette tension intérieure à la pensée paulinienne (certitude mystique de la possession actuelle du Terme, du Jugement déjà accompli, de la Présence donnée, et attente eschatologique), une doctrine explicite du jugement particulier pourra s'édifier. Elle se développera en liaison avec le problème du retard de la vision, posant maladroitement, en termes temporels, de multiples questions sur l'intervalle qui sépare deux jugements.

    Deux aspects d'une même réalité

    La fin de l'histoire est transcendante ; mais l'histoire elle-même n'aurait pas de sens si cette fin n'était déjà présente en elle et ne lui servait de critère. L'eschatologie chrétienne maintient une tension entre le Royaume toujours à venir et cependant déjà là. Elle croit à la réalité objective des événements derniers comme à l'actualité présente du jugement de Dieu. [369] La Tradition a progressivement dégagé l'eschatologie individuelle de l'eschatologie générale. La tentation serait plutôt aujourd'hui, passant en quelque sorte à l'autre extrême, d'absorber le général dans l'individuel jusqu'à ne plus voir dans la Parousie qu'un symbole de la réalité qui se révèle à la mort de chaque individu.

    Le jugement particulier et le jugement général sont les deux aspects d'une même réalité profonde. Nous ne disons pas : d'un même fait ; car ici et là on est hors du temps. Mais l'un et l'autre jugement se rapportent à des points de rupture différents de notre existence temporelle, de l'histoire de chacun de nous et de l'histoire du monde. Le jugement particulier porte sur une existence qui actuellement s'achève; le jugement général, sur l'humanité et le cosmos, en tant que tels, qui meurent pour ressusciter. Entre les deux, si l'on peut ainsi parler, et sachant qu'on parle ainsi du point de vue du temps - il y a la maturation du Corps mystique, l'espérance de la perfection de sa taille.

     

    Le Christ Juge

    C'est le Christ qui est notre Juge. le Jugement est, du point de vue de Dieu, ce qui, du nôtre, est option définitive. car l'option consiste à être pour ou contre le Christ. Nous reconnaissons, ou non, le Christ ; par suite, il nous reconnaît, ou non. Amici mei estis... Nescio vos...Ce sont les deux termes du jugement. C'est par rapport au Christ que l'homme est responsable. Par rapport à sa croix. Il est jugé sur l'attitude qu'il prend par rapport à sa Passion et à sa mort, c'est-à-dire par rapport à l'Amour car

    Il nous aime et nous a lavés de nos péchés par son sang, il a fait de nous un royaume de prêtres pour son Dieu et Père ; à lui donc gloire et puissance pour les siècles des siècles, amen. Voici qu'il vient, escorté des nuées ; chacun le verra, même ceux qui l'ont transpercé, et sur lui se lamenteront toutes les races de la terre. Oui, amen ! C'est moi l'Alpha et l'Omega, dit le Seigneur Dieu, Il est, Il était et Il vient, le Maître de tout (Apoc, 1,5-8)                     

                                               

     

    F. Varillon - Eléments de doctrine chrétienne tome 2 - Ed. de l'Epi DDB - 1961

     

     

  • l'éternité et un jour

     Le temps et l'éternité

    [363]

    Le temps n'est pas une réalité indépendante des êtres qui durent. Il n'est pas une sorte de réceptacle dans lequel se déroulerait leur devenir. Les êtres ne sont pas dans le temps: c'est le temps qui est en eux. Il y est comme la mesure de leur durée, s'ils sont matériels ou liés à la matière. C'est donc par son corps que l'homme est temporel.

    Au temps s'oppose l'éternité. On peut la concevoir d'abord comme une durée indéfinie et sans limite, un devenir sans termes, c'est-à-dire sans commencement ni fin. Platon et Aristote attribuaient une telle éternité au monde. Mais ce n'est pas une éternité qui s'oppose au temps : c'est bien plutôt l'éternité du temps. En effet, prolonger indéfiniment le temps n'affranchit pas du temps, n'exclut pas de l'existence les caractères qui sont propres aux êtres temporels, à savoir le changement, la succession, le devenir, la multiplicité. C'est pourquoi on ne pense correctement ni le temps  ni l'éternité, si l'on traduit graphiquement celle-ci par une ligne horizontale indéfinie, et celui-là par une section finie de cette ligne. 

    Pour concevoir intemporellement l'éternité, c'est-à-dire pour l'opposer réellement au temps, il faut [364] la définir comme une existence totalement et parfaitement présente à l'esprit et embrassée par lui. Ainsi transcendante au temps, affranchie des caractères du temps, hétérogène au temps, l'éternité ne lui est cependant pas étrangère : c'est elle qui lui donne sa consistance et sa densité spirituelle. Dieu est la Source de notre être  ; or notre être est temporel ; dire que Dieu est la Source de notre être, c'est donc dire équivalemment que l' Eternité est la source du temps. Le temps n'existe que par ce qu'il possède en lui d'éternité.

    Il faut donc penser l'éternité à partir du présent : sa représentation graphique la moins grossière serait une ligne verticale abaissée sur un point signifiant le présent. Ainsi peut-on comprendre qu'elle soit ce qui donne au présent - à mon présent - son poids, ce qui le gonfle de substance spirituelle. Ainsi peut-on comprendre aussi que le jugement, le ciel et l'enfer soient déjà présents au monde.

    L'imagination nous égare quand elle nous conduit à nous représenter comme temporels les événements qui constituent nos fins dernières. Notre mouvement instinctif est d'imaginer chacun de ces événements comme affecté d'une certaine durée qui se déploie dans un temps interne. Ainsi, disons-nous volontiers, l'âme "attend" au purgatoire  que sa purification soit achevée ; après quoi, "elle attend" au ciel la résurrection des corps. En outre, nous imaginons ces événements, ainsi déployés dans un temps interne, comme reliés les uns aux autres par un temps externe qui les englobe et les contient.
    Résistant à de tels entraînements, on peut comprendre, en fonction des distinctions ci-desus rappelées, certaines formules usuelles, comme " l'âme est jugée après la mort, purifiée après le jugement", etc. Elles ont d'abord, dans le langage du temps, un sens négatif. Elles signifient [365] que le jugement n'a pas lieu avant la mort, ni le purgatoire avant le jugement, que l'entrée au ciel ne précède pas le purgatoire, ni le jugement général la résurrection. Elles nient une antécédence temporelle de tel événement par rapport à tel autre. 

    Mais en outre, et positivement, elles affirment un rapport de dépendance entre tel événement et tel autre. Ainsi : la mort est la condition du jugement, le purgatoire est la condition de la béatitude, la mort du monde est la condition de la résurrection.

    On ne peut aller plus loin.

    On ne peut pas dire : le jugement suit temporellement la mort et précède temporellement le purgatoire. Mais on ne peut pas davantage affirmer que les trois événements sont simultanés ; car un rapport de simultanéité implique, lui aussi, référence au temps.

    L'Eglise enseigne que la béatitude des élus et l'enfer des damnés sont éternels. Elle ne dit pas, pour autant, qu'il n'y a pas de différence entre l'éternité des créatures et l'éternité de Dieu. Seul l'Infini absolument infini est éternel absolument. L'éternité de l'homme divinisé est contingente et limitée. Limitée par une limite qui n'est pas celle du temps, et qui ne peut être que mystérieuse  à l'intelligence humaine actuellement soumise aux catégories de l'espace et du temps. Tout ce que nous pouvons dire, c'est que notre éternité est une participation à celle de Dieu, comme notre vie (de grâce et de gloire) est une participation à sa vie. Participation telle que l'activité du ciel ne se déploie pas dans le temps, ne se "déroule pas" - on dirait plus justement qu'elle "s'enroule", - ne se construit pas successivement et partie par partie.

    L'éternité  de l'enfer, affirmée par l'Ecriture (le feu qui ne s'éteint pas, le ver qui ne meurt pas, la chaos infranchissable), [366] a été niée à plusieurs reprises et de diverses façons. Les "conditionnalistes" (Arnobe) n'accordaient la survie qu'aux justes, et vouaient les "mauvais" à l'anéantissement. Les "restitutionnistes" (Origène) croyaient que tous les pécheurs seraient réintégrés dans le ciel. Contre ces théories et leurs survivances, l'Eglise a défini l'éternité de l'enfer, laissant à la réflexion théologique la tâche difficile d'en préciser l'exacte nature (...) C'est seulement en ce sens qu'il n'a pas de fin que l'on dit éternel le feu de l'enfer.... C'est pourquoi il n'y a pas de véritable éternité en enfer, mais plutôt un temps...).

     

                                                                          

    François Varillon - Eléments de doctrine chrétienne t2 - Ed le l'Epi DDB 1961

  • là se joue votre vie

    Qu'est-ce que les gens découvraient en Jésus Christ pour le suivre, pour suivre un type que les autorités n'avaient pas reconnu ? Ils découvraient en lui une puissance absolument pure de toute domination qui les séduisait, parce qu'une telle puissance est aimable. Mais pour l'accueillir et aller vers elle, pour y adhérer, il fallait aller contre toutes les pressions sociales. C'est pourtant avec un esprit libre de ce genre qu'on fait des hommes ! Et il a fallu beaucoup de courage aux apôtres du Christ pour s'engager à sa suite.

    " Le Christ, c'est l'homme pour les autres ", dit-on parfois. C'est d'abord l'homme pour son Père, et il n'est l'homme pour les autres que parce qu'il est d'abord l'homme pour son Père." (p.134)


    " Qu'est-ce une culture ? " la réponse devrait être simple. Selon moi, la culture d'un homme, la culture humaine, porte d'abord sur le jugement de l'homme. Le jugement nous sert à conduire notre vie. On peut multiplier les formules à l'infini, mais, essentiellement, un homme cultivé, c'est celui qui, sur une question, va droit au coeur du sujet. Il s'agit d'une culture du jugement. (...) Dans les Evangiles, le conflit entre le Christ et les pharisiens porte justement sur cette question. Le Christ reproche aux pharisiens de manquer de jugement. Leur culture de la foi est déficiente. Ils ne savent plus où est l'essentiel. Alors, ils ne peuvent plus se conduire et encore moins conduire les autres. (P.138)

    (...) Saint Paul ne discute pas de ce qui divisait les Corinthiens. Il leur dit : " Le Christ et la connaissance du Christ, la rencontre personnelle du Créateur dans le Christ, c'est là que se joue votre vie et c'est là l'essentiel." L'existence de l'Eglise, sa vie quotidienne, dépend de la foi formée de ceux qui adhèrent à l'Eglise. Il n'y a pas de foi par procuration. Et quand Jésus dit : " Ta foi t'a sauvé ", il ne peut s'agir que d'une foi approfondie.
    Nous devons prendre conscience de notre responsabilité de chrétiens. nous ne pouvons pas faire jouer cette responsabilité dans une pouponnière où chacun pense qu'il n'est pas responsable de l'Eglise, qu'il y a des curés pour cela et qu'ils sont responsables pour moi. (P.142)

     

    Pierre Ganne - " Etes-vous libre ?" Ed. Anne Sigier 2008 - ISBN 978- 2 - 89129 - 556 - 7

  • Descendre le fleuve ou remonter à la source

    Qu'est-ce que le jugement ? C'est l'opération parfaite de l'intelligence (il s'agit en effet de l'intelligence, et non de la "raison" ou de "l ' entendement"), de l'intelligence qui saisit les principes, c'est-à-dire qui saisit la finalité. Une intelligence n'est vraiment intelligence, au sens le plus vital, que dans la mesure où elle remonte à la source. C'est l'intelligence qui découvre la source, comme l'exprime si bien Péguy quand il fait un discernement entre les hommes qui descendent le fleuve et ceux qui remontent à la source. La plupart d'entre eux descendent le fleuve, pour cela il n'est pas nécessaire d'être très intelligent : il suffit de faire comme tout le monde, de se laisser aller... même les cadavres descendent le fleuve. Celui qui veut être intelligent remonte le fleuve pour découvrir la source. Toute fécondité provient en fait, d'un retour à la source, mais remonter à la source est difficile ; il faut parfois accepter d'être seul.

    L'intelligence remonte donc à la source, et par là elle découvre ce qui donne sa signification profonde à toute notre vie. C'est par le jugement que nous sommes capables de distinguer l'unique nécessaire de toutes les choses secondaires. Le jugement est un discernement qui nous fait saisir ce qui est premier au sens profond (donc ultime) , ce qui est capable de nous attirer et d'ordonner toute notre vie. Le jugement, cette capacité de saisir ce qu'il y a d'ultime et ce qu'il y a de plus fondamental dans notre vie, de découvrir la source, est ce qui nous donne notre autonomie. Comprenons bien (car c'est très important) que l'autonomie d'un être vivant provient de son intelligence ; tant que nous n'avons pas fait nous-mêmes ce discernement, nous dépendons de l'opinion de ceux qui sont autour de nous. Quand on demande à quelqu'un : " Pourquoi faites-vous cela ? ", il répond parfois spontanément : " Tout le monde le fait." On comprend alors qu'il descend le fleuve, qu'il n'a aucune autonomie : il est complètement dépendant de son milieu. Par contre, si on demande à quelqu'un : " Pourquoi faites-vous cela ?" et qu'il réponde : "Il me semble que c'est cela que je dois faire parce que c'est là que je retrouve la source," on est en face de quelqu'un qui est autonome. C'est cela que nous faisons quand nous comprenons qu'il faut adorer, découvrir la source. Si nous écoutons la "bonne presse", elle ne nous dira pas qu'il faut adorer, elle nous dira : "Engagez vous....", " Faites de la politique", et ainsi de suite, parce que c'est à la mode. Mais alors nous ne découvrirons pas la source.

    (...) Que l'autonomie foncière d'un être provienne de sa capacité de discernement, cela n'a rien à voir, encore une fois, avec le fait d'être intellectuel ou pas intellectuel ; c'est une question humaine. Ce n'est pas une question de culture ni d'information (au contraire, les gens se perdent quelques fois dans l'information, et alors ils ne savent plus); c'est une question d'intelligence et, pour le chrétien, une question de foi. La foi nous rend intelligents pour Dieu et aussi pour le prochain. (...)

    Marie-Dominique Philippe - Suivre l'Agneau t.2 -Ed. St Paul 1999. pp. 228-230

    ISBN : 2 85049 781 9

    Les ouvrages ainsi que les conférences  de Marie-Dominique Philippe sont disponibles à Notre-Dame de Rimont (71390 Fley. Site internet : www.stjean.com)