Textes tirés du livre du P. Raymond E. Brown - " Lire les Évangiles pendant la Semaine sainte et à Pâques " - Cerf 2009
13 Les différents types de caractères personnifiés dans le drame de la Passion servent un objectif religieux. Nous autres, lecteurs ou auditeurs, sommes censés participer en nous demandant comment nous nous serions comportés dans le procès et la crucifixion de Jésus ; à quel personnage du récit puis-je m'identifier ? La distribution de rameaux risque de m'assurer trop vite que je me serais trouvé dans la foule qui acclamait Jésus. N'est-il pas plus vraisemblable que je me sois trouvé au nombre des disciples qui ont fui le danger et l'ont abandonné ? A certains moments de mon existence n'ai-je pas joué le rôle de Pierre reniant Jésus, ou même Judas le trahissant ? Ne me suis-je pas trouvé comme le Pilate de Jean, essayant d'éviter de décider entre le bien et le mal ? Ou comme le Pilate de Matthieu, ai-je pris une mauvaise décision puis me suis lavé les mains pour que l'on rapporte que j'étais innocent ?
Ou bien, ce qui est encore plus plausible, ai-je été parmi les chefs religieux qui ont condamné Jésus ? Si cela semble n'être qu'une lointaine possibilité, c'est parce qu'on a souvent compris les motivations des opposants de façon simpliste. Il est vrai que le rapport que fait Marc d'un jugement conduit par les chefs des prêtres et le Sanhédrin dépeint des juges malhonnêtes dont la décision est prise d’avance, au point de rechercher des faux témoins contre Jésus. Mais nous devons accepter que des motifs apologétiques aient coloré les évangiles : n'oublions pas 14 l'enseignement officiel de notre Eglise (Commission biblique pontificale en 1964), qui dit que dans la prédication apostolique et dans la rédaction des évangiles, le souvenir de ce qui s'est passé durant la vie de Jésus est affecté par la situation qu'ont connue les communautés chrétiennes.
Parmi les facteurs d'influence, on compte la nécessité de tracer un portrait équilibré de Jésus dans un monde gouverné par la loi romaine. L'historien romain Tacite garde de Jésus le souvenir négatif d'un criminel condamné à mort par le procurateur de Judée, Ponce Pilate. Les chrétiens pouvaient faire oublier une attitude aussi négative en prenant Ponce Pilate comme porte-parole de l'innocence de Jésus. Si l'on regarde l'un après l'autre les récits de Marc, Matthieu, Luc et Jean, on voit que le portrait de Pilate le montre avec de plus en plus d'insistance comme un juste juge qui a reconnu que Jésus n'a aucune culpabilité politique. Les auditeurs romains de l'évangile avaient la même conviction que Pilate que Jésus n'était pas un criminel.
Autre facteur d'influence, l'hostilité qui régnait entre l'Eglise primitive et la Synagogue ; l'attitude attribuée à " tous " les responsables juifs (Mt 27,1) peut avoir été l'attitude de quelques uns seulement. Il serait bien étonnant que le groupe des chefs juifs qui avait affaire à Jésus n'ait pas comporté quelques politiciens " ecclésiastiques " vénaux cherchant à se débarrasser d'un danger possible menaçant leur position (la famille du Grand Prêtre Hanne dont Caïphe faisait partie est mal notée dans la mémoire juive). Il serait tout aussi étonnant que la majorité d'entre eux n'ait pas été composée d'hommes sincèrement religieux qui pensaient servir Dieu en débarrassant Israël d'un fauteur de troubles comme Jésus (voir Jn 16,2). A leurs yeux, Jésus pouvait être un faux prophète, détournant le peuple du droit chemin par son attitude permissive quant au sabbat et envers les pécheurs ; les quolibets des Juifs après la comparution de Jésus devant le Sanhédrin prennent pour base son statut de prophète (Mc 14, 65) et, selon la Loi de 15 Deutéronome 13, 1-6, le faux prophète devait être mis à mort de peur qu'il ne détourne Israël du vrai Dieu.
J'ai suggéré qu'en nous assignant un rôle dans l'histoire de la Passion de Jésus, nous nous découvririons peut-être parmi ses opposants. Il en est ainsi parce que les lecteurs de l'évangile sont souvent des gens sincèrement religieux et profondément attachés à leur tradition. Jésus était un défi à la tradition religieuse parce qu'il en soulignait l'élément humain - un élément trop souvent identifié à la volonté de Dieu (voir Mt 15,6). Si Jésus fut traité avec dureté par les gens étroitement religieux de l'époque, qui étaient des Juifs, il est fort probable qu'il serait traité avec la même dureté par les gens étroitement religieux d'aujourd'hui, y compris chrétiens. L'élément fondamental de la réaction à Jésus n'est pas l'arrière-fond juif mais une certaine mentalité religieuse.
A suivre...