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Traversées christiques - Page 38

  • Luc et Jean

    Ce lien entre jean et Luc me rappelle toujours celui que Dieu a réalisé entre Moïse et Aaron (cf Ex.3) (...)

    N'y a-t-il  pas quelque chose de très semblable entre Jean et Luc ? Jean ne bégaie pas - mais il aime trop, ce qui est une autre manière de bégayer. Quand on aime beaucoup, on n'a pas envie d'écrire. On a envie que d'aimer. Jean prêchait, c'est sûr. Il avait l'Eglise d'Ephèse, qui avait été fondée par lui. Il prêchait, cela oui. Mais écrire, il n'en avait aucune envie. Et lorsqu'il rencontre Luc, Jean se croit déchargé. C'est merveilleux : Luc transmettra tout ce que Jean a à dire, tout ce que Marie a transmis à Jean. C'est pour cela, du reste, que l'Evangile de Luc est tellement proche de celui de Jean, et les bons exégètes sont attentifs à cette dépendance de Luc à l'égard de Jean. Je crois que c'est Jean qui a communiqué à Luc la plupart des choses que celui-ci nous dit. Regardons tout ce que saint luc nous raconte sur le début de Jésus : l'Annociation, la Visitation, Bethléem, la naissance, toute la vie cachée... qui est-ce qui a été témoin de la vie cachée ? Luc est un historien, il a une très bonne intelligence ; et il nous prévient, dans le Prologue de son Evangile, qu'il veut nous dire les choses depuis le commencement (cf Lc 1,2-3 et Ac 1,1). Il veut donc avoir des témoins. Or qui est-ce qui a été  témoin du point de départ ? Il n'y a qu'un seul témoin, c'est Marie. Et qui est-ce qui a reçu Marie ? C'est Jean. Il est donc facile de comprendre que Luc a beaucoup reçu de Jean. Je ne dis pas qu'il a tout reçu de lui, mais Jean est tout de même sa source principale. Du reste, si nous avions été à la place de Luc, intelligents comme Luc, nous aurions tous fait cela. Mettons-nous un instant à la place de Luc : Marie, sans doute, vit encore, elle est chez Jean ; Luc, lui, veut écrire un Evangile plus complet que celui de Marc et de Matthieu. Que va t-il donc faire ? Il va trouver la source, cela va de soi. (...) Le coeur de Marie...c'est une source. "Elle gardait dans son coeur" la parole de Dieu... (Lc 2,19.51)

    Marie-Dominique Philippe - Suivre l'Agneau (1) - Ed. St Paul 2005 - pp.51-52

  • Le souffle de vie

    Le verset 7 du chapitre 2 du livre de la Genèse nous donne un des récits de la création de l'homme par Dieu. Le texte est court. Il est facile de le citer entier. "Dieu modela l'homme avec la glaise du sol ; puis, il insuffla dans les narines de l'homme une haleine de vie et l'homme devint un être vivant." Si l'on a le bon sens d'accueillir ce texte pour ce qu'il est, non pas un récit qui se prétendrait scientifique, mais une composition symbolique, on ne peut que s'émerveiller en découvrant la portée des moindres mots. Il faut s'arrêter surtout sur le verbe "modeler". L'homme contemporain, bénéficiaire des découvertes les plus récentes de l'astrophysique et de la paléontologie, pourra en effet, s'il a tant soit peu gardé ou recouvré le sens du symbolique, s'émerveiller de l'utilisation du verbe "modeler" dans ce texte. Ce verbe évoquera pour lui le déroulement des milliers de millénaires au cours desquels le cosmos, à partir d'un foisonnement initial d'énergies, puis de quarks et de leptons, de mésons, protons, photons, électrons et neutrons, a été pétri en forme d'atomes et de molécules pour accéder enfin un jour à l'émergence des protozoaires et cellules vivantes...

    Et quel fantastique résultat de ce modelage avec l'apparition un jour de la vie, d'abord dans le monde végétal puis dans la prodigieuse variété des animaux ! Tel est bien, résumé symboliquement à travers l'emploi du verbe "modeler", le merveilleux travail mené par Dieu ! L'homme, en tant que glaise pétrie, est l'aboutissement de cette longue opération de modelage. C'est donc au terme de ce long processus d'évolution aboutissant à la vie animale que le texte biblique nous invite à voir apparaître enfin l'homme modelé avec la glaise du sol. Mais ce bipède sommet de la vie animale, n'est vivant que de la vie biologique au même titre que les autres grands primates tels le chimpanzé ou le bonobo ! Ici prend sens la seconde partie du récit de la création de l'homme par l'auteur biblique. Dans les narines de ce primate, fruit et terme de l'évolution de la matière, voici que Dieu "insuffle une haleine de vie". Il est essentiel de bien saisir que cette "haleine de vie" communiquée par Dieu n'est autre que le souffle de sa propre vie divine. L'homme, déjà vivant de la vie animale qu'il tenait de la glaise du sol devient ainsi, comme l'ajoute le texte, un "être vivant". Comprise au sens biblique, cette formule signifie que ce primate qui jusque-là n'était vivant que d'une vie biologique sujette à la mort est devenu vivant de la vie de Dieu.

    (p.23-24)

  • Artisanat de la Parole (1)

    " (...) la lectio divina, voyez-vous (ce à quoi, en somme, notre bon Siracide passait le plus clair de son temps), c'est un métier. Précisons même : c'est un métier artisanal, c'est bel et bien un artisanat. C'est pour le dire plus joliment et le plus sérieusement possible, l'artisanat de la Parole; non pas la restauration d'un livre ancien, vous entendez bien, mais l'artisanat de la Parole. Une Parole qui vit, qui travaille, qui résiste, qui réagit ; la plus somptueuse Matière première qui existe. On parle en littérature médiévale de "matière épique" : eh bien ! la Parole de Dieu (à la fois logos et épos), c'est la Matière première de notre lectio divina, laquelle est notre métier artisanal quotidien et notre gagne-pain à nous, moines. Et dites-moi, quel Pain ! A tout métier il faut une matière : notre matière à nous, c'est l'Ecriture vive. Boulanger la Parole de Dieu, la Pâte de Dieu, jour et nuit, voilà notre métier. Oh ! comme il a raison notre Siracide [l'auteur de cette conférence fait référence à Sir. 38, 26-39,7)] à la suite du paysan, du forgeron, du potier ! c'est qu'il a de la matière lui aussi, et du coeur à l'ouvrage... Du coeur : retenons cela aussi car, entendu dans la plénitude de son sens biblique, le coeur est tout l'instrument de ce métier qui est le nôtre.  (...) Au vrai, tout cela est on ne peut plus "artisanal". La lectio divina rentre certainement dans la notion d'ars spiritualis, "d'art spirituel" évoquée par Benoït à la fin du chapitre IV de sa Règle sur les "instruments" des bonnes oeuvres, parmi lesquels il range précisément la lecture spirituelle ; mais la lectio n'est pas seulement un instrument parmi d'autres de l'ars spiritualis : elle tend à se confondre avec lui. Quand à l'atelier propre à cette lecture artisanale (et artiste), c'est la cellule, laquelle n'est pas un pied-à-terre, mais un pied-au-ciel, un "méditoire" et un petit meublé du Seigneur. Et de même que la cellule est l'officine de cette alchimie du Verbe, le Silence en est l'ingrédient principal. Sans le Silence ni la saine concentration de la cellule, on ne confectionne rien de bon et les meilleures recettes s'avèreront vite bien inutiles là où fait défaut par ailleurs l'inclination foncière et habituelle du coeur (cf. Reg. Ben, Prol. " Inclina aurem cordis tui...")  la tendance centripète qu'il faut sans cesse contrôler, sans cesse entretenir.

    François Cassingena, Lettre sur la Lectio divina  

    F. Cassingena, ancien de Normal sup, est moine à l'abbaye de Ligugé.

  • sens de la liturgie

    Je vous invite à croire, avec toute l'Eglise, que les fêtes liturgiques ne sont pas simplement des changements de programmes cérémoniels pour nous éviter de nous ennuyer en célébrant toujours les mêmes choses, et pour mettre à l'affiche tantôt la joie de l'enfance, tantôt la pénitence du Carême et tantôt l'allégresse de Pâques. Ce sont des "mystères", comme disaient les anciens, c'est-à-dire que s'y accomplit effectivement quelque chose de ce qui est célébré.

    Albert-Marie Besnard - Il vient toujours - Cerf 1979 p. 85

  • Nous ne sommes pas arrivés au Septième Jour

    Les Noces de Cana (cf Jn 2, 1-12)

    (...) Commencer la liste des miracles par celui des noces n'est sans doute pas un hasard. D'autant plus que, vraissemblablement, Jean a choisi parmi une liste d'événements dont il avait connaissance et dont le nombre dépassait largement le chiffre 7. Mais ici, à Cana, la perspective est heureuse, enthousiasmante même. N'est-ce pas une façon pour Jean, à la suite de Jésus, de nous présenter la vie comme une noce ? Pour lui, il est fondamental de le comprendre si l'on veut interpréter la suite des paroles et des gestes de l'homme de Nazareth. Elle doit demeurer dans la tête du lecteur jusqu'au septième "miracle", la résurrection de Lazare, et j'ajouterais jusqu'à la scène du lavement des pieds lorsque, peu avant sa condamnation et sa mise en croix, Jésus rassemble lors d'un dernier repas tous ses disciples. En naissant, nous sommes invités au banquet de l'humanité, à la table de l'homme ! C'est dans la droite ligne de la tradition hébraïque : la vie est en création permanente, la création n'est pas encore achevée, nous ne sommes pas encore arrivés au septième jour, à nous d'y participer, de faire l'expérience de l'amour et de nous réaliser en tant qu'hommes. (...)

    Daniel Duigou - Psychanalyse des miracles du Christ - Presses de la Renaissance 2003, pp.44-45

  • Que reste-t-il de Port-au-Prince ?

    Port-au-Prince

    Que reste-t-il de Port-au-Prince? Avant même que le séisme terrifiant d'hier ne se déclenche, n'importe quel visiteur était tenté de se demander comment une telle ville pouvait tenir debout. Et même, comment une telle société, tout simplement, pouvait continuer de vivre. Inégalités effarantes, misère absolue, violences constantes, corruptions de toutes sortes. Une humanité à l'abandon. Le blogueur était allé en Haïti il y a une quinzaine d'années avec une délégation de Reporters sans frontières. Il en était revenu avec l'impression d'avoir connu le pire endroit de la planète, la ville la plus rongée par tous les maux sanitaires, sociaux, politiques, etc. Il avait eu une seule fois, auparavant, l'occasion d'éprouver un sentiment d'une même intensité, c'était lors d'un séjour dans la bande de Gaza. La situation d'Haïti lui était apparue comme ne pouvant empirer. Erreur: il fallait que l'horreur s'ajoute à l'horreur, la catastrophe naturelle aux catastrophes dont l'homme est responsable. Haïti n'avait donc pas atteint le fond du malheur et il y aurait ce pire s'ajoutant au pire. Qui de nous peut s'empêcher ce soir de deviner et d'être hanté: la peur, les larmes, le désespoir d'une ville qui semblait en ruine avant même que de s'effondrer. Que dire qui ne soit dérisoire? Il y avait, avant, une chose qui sauvait ce peuple: l'humour et la gaieté, comme un défi. Le ciel est tombé sur leur joie.
                                                                     Bruno Frappat
    source : blogfrappat.la-croix.com

  • N'oubliez pas Haïti

    Témoignage de Bernard Collignon, Frère des Ecoles Chrétiennes. Présent depuis 2003 à Haïti, Bernard Collignon nous livre ici son témoignage sur la situation dramatique que traverse le pays depuis le tremblement de terre de mardi 12 janvier.


    Chers amis,

     

    Je reviens de faire un tour au centre ville de Port-au-Prince. Ce que l’on peut voir est inimaginable : des foules, des milliers de personnes errant dans les rues allant on ne sait où avec un petit baluchon. Des cadavres en décomposition partout, isolés ou en tas. Maintenant, ils sont recouverts mais on en a encore vu dans les décombres juste au bord de la route. Cet après-midi, j’ai vu quelque chose d’insupportable : une benne à ordures remplie de cadavres en décomposition. Je dis bien une benne à ordures. Insoutenable ! Il règne dans de nombreux quartiers une odeur de décomposition très forte. Les épidémies vont arriver. Les gens ont transformé toutes les places publiques en terrain de camping, certains ont une petite toile pour les abriter, d’autres n’ont rien.

     

    L’Etat a totalement disparu qu’il s’agisse du ramassage des cadavres ou pour donner à manger à ces gens qui ont tout perdu. L’ONU n’est pas plus présente, on a l’impression qu’elle a mis toutes ses forces pour retrouver des survivants dans leur quartier général qui s’est effondré. Mais on ne la voit pas ailleurs. Des hommes avec des pics, des pelles, essaient de percer des passages sous les dalles, beaucoup d’entraide, beaucoup de calme mais les gens sont seuls, livrés à eux-mêmes. Tous ceux qui le peuvent regagnent leur province d’origine. Les autobus habituellement surchargés sont pris d’assaut. Si vous avez 70 personnes à l’intérieur, vous en avez autant dehors. Tous les marchés sont fermés, des pénuries sont à craindre assez rapidement. On parle de secours étrangers, on les attend, mais ils ne sont pas encore là et cela va faire deux jours que la catastrophe est arrivée. C’est apocalyptique !

     

    Tous les symboles de l’Etat et de l’Eglise sont par terre. Le Palais national s’est affaissé, la DGI (direction générale des impôts) qui joue ici un rôle capital n’est plus qu’un amas de gravas. Le Palais de Justice, le Ministère de l’Intérieur, le Ministère de l’Education nationale, des Affaires étrangères, de la Condition féminine, de l’Environnement, la Mairie de Port-au-Prince, le Palais législatif. Seul a tenu le siège du Premier ministre, sa cour est devenu un camp de réfugiés, de sinistrés. Pour l’Eglise ce n’est pas mieux. Son archevêque a été tué dans l’effondrement de l’évêché, il ne reste pratiquement rien de la cathédrale. L’église du Sacré-Cœur, Saint-Louis roi de France, en ruines. La Villa Manrèse bien connue de tous les visiteurs en Haïti inutilisable. Quatre personnes y ont trouvé la mort dont Mme Cécile, une française qui travaillait pour l’éducation catholique. Le collège Canado-Haïtien, St Jean l’Evangéliste, St Louis de Gonzague, rue du Centre, en ruines (une centaine d’enfants ensevelis). La cathédrale épiscopalienne est dans le même état que sa jumelle catholique. Mariani (Filles de la Sagesse en ruines, six sœurs tuées). Le séminaire et le CIFOR en ruines. Ce soir j’ai transporté les affaires des sœurs de St Paul de Chartres de Delmas 33, leur collège s’est effondré, leur maison provinciale est inhabitable. Elles craignent les pillages qui ont déjà commencé. Quand on voit tout cela, on a mal quand on pense à tous les efforts qu’il a fallu faire pour construire ces édifices.

     

    Plus près de chez nous à Pétion-Ville, ce sont les Frères de l’Instruction chrétienne qui ont le plus souffert : leur maison provinciale s’est effondrée sur les trois frères qui s’y trouvaient : un n’a pas encore été retrouvé, l’autre a pu être retiré après une nuit de souffrances, il est décédé peu après (Frère Joseph), le troisième est très gravement blessé, mais il n’y pas un hôpital qui fonctionne. Si rien n’est fait pour son pied écrasé, il aura du mal à survivre. Leurs voisines, les Sœurs de la Charité de Ste Hyacinthe sont totalement sinistrées. Nous en hébergeons 9 chez nous en ce moment.

     

    Ceux qui connaissent Port-au-Prince s’y retrouveront, pour les autres, cela donne une ampleur des dégâts. Les gens semblent hagards, perdus. On les sent même passifs. Demain quand la colère grondera, ce ne sera pas facile à gérer. Mais pour moi tout ce que je vous ai raconté est littéralement insoutenable. On est désarmé. Bientôt nous allons manquer de tout. Comme tous les magasins, les banques sont fermées, viendra un jour où on n’aura plus rien. Pour le moment, on essaie de partager le peu que l’on a. Mais quand nous n’aurons plus rien à partager, quand nous n’aurons plus de carburant pour notre groupe électrogène… que ferons-nous ? Et la terre continue à trembler. (...)

     

     

    Nous, les Frères, dans tout cela nous apparaissons comme des privilégiés. Des dégâts mineurs. Mais nous ne pouvons plus vivre comme avant. Le noviciat est comme en congé tellement nous sommes retournés, incapables de penser à autre chose qu’à ce cataclysme.

     

    N’oubliez pas Haïti !

    Bernard Collignon

    sources : http://www.diocesedegap.com/article-lettre-de-bernard-collignon-frere-des-ecoles-chretiennes-sur-la-situation-en-haiti-42988289.html


  • le signe premier du baptême

    (...) le signe premier du baptême tient dans le passage, à travers l'eau et la profession de foi, des ténèbres à l'illumination. Le fait était d'autant plus explicite que les petits groupes chrétiens vivaient au milieu de populations païennes.

    Dans un nouveau contexte où les chrétiens apparaissent majoritaires, les propos de saint Augustin prennent sens. En effet, Augustin et ses disciples "rééquilibrent" le baptême en insistant beaucoup plus sur le fait que le baptisé est purifié du péché originel. Le passage ne sera plus visible puisque socialement tout le monde est chrétien ; il devient intérieur, théologique, spirituel ou moral. Il se produit ainsi un déplacement d'accent. On a vécu pendant des siècles sur cette idée que, vivant en majorité chrétienne, en chrétienté, surtout chez nous, le baptême était le sacrement absolument indispensable pour être purifié du péché originel et pour échapper - on citait à tort, à mon avis, Augustin - à la massa damnata. Pour Augustin, il s'agissait d'échapper à l'indistinction, à ce qui n'a aucune signification, pour être identifié comme enfant du Père. Mais c'est devenu : " Il faut échapper aux tourments éternels en étant baptisé." L'Eglise, dès lors, n'était plus le sacrement du salut, elle était l'appartenance exclusive au salut. Apparaissent alors des phénomènes assez étranges, par exemple des enfants qui mouraient, qui ressuscitaient pour être baptisés et qui remouraient ! Avec, dans certaines églises, des autels consacrés au dépôt de ces petits corps, de ces petits cadavres, uniquement pour le baptême. On les appelait des "autels à répit", à rémission en fait. C'est une conception du baptême qui s'explique historiquement mais qui, en quelque sorte, rééquilibre autrement ce que l'Antiquité chrétienne avait posé en premier. Or aujourd'hui, nous sommes dans la même situation que celle des premiers temps, quand des adolescents, des jeunes, des adultes demandent le baptême. C'est vraiment ce passage-là qu'ils entendent faire. Il y a eu conjointement une autre évolution. Adhérer à la perspective de mourir sans baptême était impensable. Il y a d'ailleurs encore des parents qui disent : "Il faut le baptiser pour le cas où il lui arriverait quelque chose." On voit donc le baptême comme une protection, avouons-le, contre un certain nombre de maladies infantiles. C'est comme cela qu'il est encore perçu parfois.

    Mais il y a plus grave encore. On a eu une individualisation croissante des baptêmes qui sont devenus la fête familiale de la naissance de l'enfant, avec évidemment les contrefaçons : baptême républicain, baptême social, etc. (...) Nous sommes dans cette situation aujourd'hui où ce n'est pas le passage dans la vie du Christ qu'une sorte de protection, comme une médaille tutélaire, qui permettra à la famille de dire : "Nous avons tout fait." On évacue l'appartenance à l'Eglise. (...) Les familles font une fête privée, et la communauté qui devrait accueillir, se sent au contraire comme non autorisée à rentrer dans cette fête qui la concerne au premier chef. (...)

    Albert Rouet - j'aimerais vous dire - Bayard 2009, pp. 249-251

  • Exigence de l'Evangile

    (...) Que l'Église ait des exigences, je pense qu'il n y a pas d'autre solution pour rappeler la fidélité à l'Évangile. La question est de savoir quelles sont les exigences qu'on met en avant. J'aurais envie de dire qu'une première exigence, avant toute exigence, est d'essayer de comprendre l'autre. La rencontre entre le Christ et la Samaritaine est toujours longuement citée et mise en avant. Ce n'est pas pour rien que ce texte a tellement d'impact aujourd'hui. Justement, Jésus exige très peu de choses. En fait, le Christ conduit cette femme à être face à elle-même et à la fin elle est complètement retournée. Ce sont des exigences qui permettent de retrouver quel est le fond de l'Évangile. Ce ne sont pas des exigences qui parlent de l'application d'une règle, mais elles portent sur ce qui est plus profond que la règle.

    A mon avis, l'exemple qui mériterait d'être médité, est celui de la femme adultère (Jn 8,1-11). Reparlons du contexte: le temple avait été fini par Hérode - ce qu'on oublie de dire car on oublie toujours les conditions sociales, c'est la morale qui compte! - et six mille prêtres s' étaient retrouvés au chômage. Alors le petit fils d'Hérode, Agrippa, avait fait daller tout le côté du temple. Ce travail occupait les prêtres chômeurs, seuls habilités à travailler dans enceinte du Temple. Il engageait des travaux d'état pour enrayer le chômage. Donc quand Jésus se penche, il écrit sur de la pierre, pas sur de la poussière. Or utiliser l'expression : " écrire du doigt sur de la pierre ", renvoie aux tables de la Loi (Ex 31,18). Puis arrive l' apostrophe célèbre: « Que celui qui est sans péché jette la première pierre. » À nouveau, Jésus se penche et écrit sans l'expression « du doigt ». Cette tournure se retrouve un peu plus loin dans l'Exode (Ex 32,16). Jésus est en train de mimer le don de la Loi. Et à l'usage des pharisiens. Pourquoi dit-il à cette femme: « Va et ne pèche plus» ? Parce qu'il a trouve une autre relation, il a trouvé une relation de pardon. Il lui a rappelé la réalité relationnelle du pardon, ce que la Loi était incapable de faire. La Loi était juste bonne à lancer des coups de pierre, à lapider. Si Dieu avait traité son peuple comme les pharisiens veulent traiter la femme, ils ne seraient pas là aujourd'hui pour l'accuser. Donc la première exigence de l'Évangile est celle du pardon. On ne peut pas poser une exigence à quelqu'un qu'on n'a pas compris, on ne peut pas poser une exigence à quelqu'un à qui on n'a pas ouvert une porte. Sinon, vous apprenez à conduire à des gens qui n'auront jamais de voiture. Ce n'est pas la peine.

    Albert Rouet - J'aimerais vous dire - Bayard 2009, pp. 238-239 

  • Le respect des étrangers n'est pas accessoire

    Quand nous avons voulu aider les communautés chrétiennes à réfléchir au  problème de l'étranger,  d'abord nous nous sommes rendu compte de l'ignorance phénoménale des chrétiens devant la révélation biblique. Je pense surtout à ce qui est écrit dans le Lévitique sur le respect des étrangers « parce que tu as été toi-même étranger en Égypte ». La formule revient à tout moment. La loi médiatrice entre Dieu et les siens s'appuie sur le fait que ce peuple a été esclave, dans un pays étranger, livré au bon vouloir des sbires de Pharaon. Et Dieu dit: « Non, non, je ne te traiterai pas comme cela, je ne suis pas un Pharaon céleste. Je te donne une loi et cette loi - traiter l'  étranger comme moi je te traite - rappelle-toi que si tu ne l'appliques pas, tu vas te trouver dans la situation égyptienne. » D'un côté, il y a la médiation d'une loi  objective et égale pour tous, et de l'autre le despotisme d'un tyran.

    Mais le peuple chrétien ignore ce point, quand même important dans l'histoire d'Israël et de la Bible. Il croit à la Trinité, mais n'a pas vu ce que cette foi implique. Au fond, beaucoup de chrétiens sont fondamentalement déistes et accessoirement trinitaires. Cela en dit long sur sa formation, vingt siècles après, vous vous rendez compte? On n'a pas fait bouger profondément l'idée de Dieu. Or, ces points fondamentaux colorent l'image que les gens ont de l'Église: une Église unanimiste, uniforme et pyramidale. Quand on a de telles images parler de l'altérité devient particulièrement compliqué.

    Albert Rouet - J'aimerais vous dire - Bayard 2009, pp.195-196

  • Devant Pilate

    (...) À propos de cela, le silence du Christ devant Pilate est très "parlant". Pourquoi se tait-il ? Parce que c'est une tactique devant un juge ? Peut-être. Mais surtout parce que les accusations  sont tellement fausses, tellement basses, qu'il n'y a rien à dire. Devant un certain degré de calomnie, ce n'est même plus la peine de répondre. Il se tait parce que ce qu'il veut indiquer est au-delà des mots. S'il avait argumenté il aurait réduit la relation à son Père au niveau de la valeur des arguments qu'il utilisait pour en parler. Mais il avait accosté dans ces terres où il n'y a plus de mots et c'est précisément parce qu'il ne peut plus rien dire, qu'il se tait, donc qu'il dit la vérité. Vous imaginez Jésus faisant une plaidoirie devant Pilate ? Ça aurait été du toc, du kitsch, elle aurait sonné faux. Ce n'est pas possible. S'il veut montrer qui il est, il ne peut que se taire, parce que ce qu' il a à évoquer, ce n' est pas « J'ai la  Vérité» - parole de toutes les tyrannies - mais « Je suis la Vérité ». Une vérité qui se livre, qui se met à hauteur d'homme, à la hauteur où l'homme se détruit, donc, sur la croix. Cette attitude ne se dit pas, elle se prend, parce que la dire, serait du théâtre. La faire en silence - seule expression possible de la vérité - résume sa propre vie. C' est très vrai, vous savez, les rares choses auxquelles on croit vraiment, on n' a que sa vie et sa mort pour les montrer. Pas de manière aussi ultime ou aussi tragique que le Christ, mais il arrive des moments où il faut savoir se taire. Je crois par exemple que devant des malades qui souffrent beaucoup, devant des drames humains, la seule vraie position, c' est le silence. Non pas un silence par absence, mais un silence par ouverture. « Tu ne pourras comprendre ce que j'ai à te dire que si tu mets tes pieds dans mes pas. »

    Albert Rouet - J'aimerais vous dire - Bayard 2009, pp. 134-135

  • critères bibliques de la vérité

    Dennis Gira :

    Que peut-on dire de la vérité en tant que chrétien? Est-ce que la Bible nous donne quelques critères pour voir plus clair dans ce domaine?

    Albert Rouet :

    Je pense qu'il faut que nous, chrétiens, restions extrêmement  prudents dans ce domaine. Le fait qu'il y ait quatre Évangiles nous permet de voir que, sur ce problème de la vérité, la Bible suit une tout autre approche, qui mérite aujourd'hui une grande attention. Il me semble que la Bible, sur la question de la vérité, avance trois propositions.

    Tout d'abord, la vérité biblique n'est pas abordée de manière philosophique, elle est abordée de manière existentielle, comme une histoire. Cette histoire est une  histoire qui ne boucle pas sur elle-même,  mais elle est l'histoire d'une promesse. Dieu qui a agi hier, agit aujourd'hui et va agir demain. Cette promesse de Dieu déroule donc un temps linéaire de telle manière qu'il ne peut pas contenir à lui seul toute la promesse. Ce qui veut dire conjointement deux choses: il y a bien une réalité qui se révèle, qui est bénéfique, mais en même temps cette  vérité reste voilée. Il se produit, dans certains livres de théologie, un véritable viol de la vérité parce qu'on la dénude, on veut l'exposer toute entière. Or, plus on l'expose tout entière, plus on l' objective. La Bible nous dit au contraire que plus Dieu se révèle plus Il se cache. Ce qu' Il révèle  c' est qu'il est plus grand que les mots, au-delà des mots, plus grand que les expressions. C' est donc  son mystère qu' Il révèle,  ce côté inépuisable du don qu' Il fait de lui-même. La conséquence en est que la vérité apparaît bonne: je t'ai sorti d' Egypte, je t'ai ramené d'exil, je suis allé te chercher sur les champs de bataille. C'est une vérité qui n'a pas peur de se salir les mains. Dieu est allé chercher l'humanité dans la violence, il est allé la chercher dans l'inceste, il est allé la chercher dans l'adultère, il est allé la chercher partout. C'est une vérité prodigieuse qui est jour la nuit et ombre le jour, c'est-à-dire une vérité capable de se donner sans se dévoiler. Et la révélation est aussi un voilement qui se renouvelle. Ce n'est pas simplement un retour à la vérité qui sort du puits. Cette première caractéristique manifeste donc un respect profond de la vérité, toujours présentée comme bénéfique, permettant de vivre. Hors de cela, vous assimilez la vérité à des choses pas toujours très utiles. Il y a beaucoup de vérités inutiles, de vérités qui ne font pas vivre. Dans la Bible, reste ce qui fait vivre. Donc la vérité doit montrer son caractère existentiel, créateur. C'est pour cela qu'il se présente toujours une espérance et un avenir qui s'ouvre.  

    Pour découvrir la deuxième proposition que la Bible nous dit sur la question de la vérité, il faut faire un peu d'hébreu! Dans cette langue, vérité et fidélité se disent avec le même mot emet, lequel vient d'un verbe qui veut dire « creuser les fondations », construire une maison, s'appuyer sur quelqu'un, donc faire confiance et croire. Cela donne également le mot arabe amouna (la sécurité, l'assurance), donc des termes de protection et qui montrent que celui qui parle, en l'occurrence Dieu, n'abandonnera pas l'homme. Il est extraordinaire de voir que la Bible nous montre un Dieu qui proteste, qui s'emporte mais qui est passionné de l'homme. À travers tout cela, un Dieu fidèle. (...)

    Albert Rouet - J'aimerais vous dire - Bayard 2009, pp.125-127

  • Pluralité des cultures

    (...) Ensuite, je crois qu'il faut qu'un jour ou l'autre, l'Occident mesure qu'il est victime d'un certain impérialisme culturel. Il n'y  a pas de raison universelle, il y a une rationalité liée à l'homme. Cette rationalité générale s' exprime dans des raisons propres à chaque grande culture. Tant que l'on confondra la rationalité, qui est le propre de l'humanité et de la conscience, avec l' expression rationnelle, on sera dans la logique d'un impérialisme occidental  accru aujourd'hui par les capacités techniques étendues à toute la terre. Une telle prétention, idéaliste en réalité, est grave: elle concourt à la destruction d'autres expressions, d'autres cultures. Or Babel se termine par une résurrection, c'est-à-dire par la pluralité des cultures et des langues.

     

    Albert Rouet - J'aimerais vous dire - Bayard 2009 pp. 79-80

  • la question et la découverte de Dieu

    (...) En ce qui concerne le questionnement, il est quand même révélateur que dans saint Matthieu par exemple, le Christ entend 75 questions de la part des gens et en pose 80 ! C'est tout à fait intéressant de voir ce fait. Le chiffre est considérable. Dans saint Luc, il pose et reçoit encore plus de questions. Cette attitude nous dit que la question est la base de la découverte de Dieu. La base de la relation à Dieu n'est pas d'abord l'affirmation mais cette question première qui court à travers tout saint Marc: « Quel est  celui qui fait cela? » (Mc 1,27). Si nous racontons à des enfants les choses qui bouclent sur elles-mêmes et qui ne suscitent aucune question, il n'y aura pas d'avenir. Comme le dit saint Paul, dès que nous quittons l'enfance, et il faut la quitter, nous devons aussi en quitter le mode de raisonnement (1 Co 13,11). La seule question intéressante devient celle-ci: est-ce que ce que je dis de Dieu donne envie de questionner? Parce que si ma parole ne donne pas envie de s'interroger d'une façon ou d'une autre - en changeant de vie, en se demandant ce qu'on fait de soi-même,  en se posant des questions existentielles - je n'ai pas vraiment parlé de Dieu mais seulement d'une image que je me fais de Dieu.

    Albert Rouet - J'aimerais vous dire - Bayard,2009 pp. 68-69

  • la prière trinitaire

    Je vais essayer (...) de vous dire en quelques mots quels sont les critères d'une prière vécue au nom de Jésus, c'est-à-dire à l'imitation et à la suite de la sienne. Les points de discernement précédents s'appliqueraient à toute prière, même non chrétienne, qui chercherait à être vraie. Que pourrions-nous ajouter pour une prière qui se met dans la coulée du mystère trinitaire ?

    Prenons simplement les trois pôles de ce mystère: le Père, le Fils et l'Esprit.

    1. Notre prière chrétienne est une prière qui gravite autour du pôle qu'est le Père, source absolue, auquel tout vivant doit « la vie, le mouvement et l'être», comme le dit S. Paul. La prière s'avère ici, pour nous, être vraiment le lieu du Réel. Dieu est «Je suis» et le Père en tant que Père nous conduit toujours vers le maximum de réalité, cette réalité qu'il fait exister lui-même. Par conséquent, ta prière sera le lieu de l'accueil intégral de ce «réel». Autrement dit, l'espace de la prière doit ne rien exclure. Tout peut exister dans cet espace, être évoqué, que ce soit la vue de nos erreurs ou de nos péchés, l'impasse du moment ou la souffrance ou l'impuissance ou le mal, à l'œuvre dans le monde: dès l'instant que c'est réel, cela peut être là, dans la prière.

    Un critère s'ensuit: c'est la capacité de faire face. Voilà, me semble-t-il, comment on peut juger de la prière de quelqu'un: cette prière lui permet-elle de faire face à la réalité qui s'impose à lui ? y compris à la croix qui intervient dans son existence?

    La prière comme lieu du réel est aussi le lieu de la vérification de ce réel. Comment suis-je intégré dans cette réalité qu'il m'est donné de vivre? Comment est-ce que j'y joue ma partition? Voici donc un autre critère de la prière: la capacité d'affiner notre ajustement dans le quotidien. Autrement dit, lorsque quelqu'un  sort de la prière est-il plus capable d'avoir des réponses adéquates dans sa vie? Non pas que cela soit exigible en un instant, nous savons bien que c'est très lent, mais avance-t-on ou non dans ce sens?

    En outre, en relation avec le Père comme Source, un des lieux du réel pour nous est celui où nous reconnaissions que tout vient de Lui, où nous pouvons rattacher notre vie, notre action, à son action à Lui, à sa volonté sur nous, même dans l'obscurité de la manière dont elles s'accomplissent. D'où un nouveau critère de la prière qui est la capacité de bénir, de vivre ce que la  Bible appelle l'acte de bénédiction, à propos de ce que l'on vit, de la réalité au sein de laquelle il nous est donné d'exister. C'est un des apports très positifs du Renouveau charismatique: apprendre à bénir Dieu  pour toutes choses. Une force de paix se dégage de cette bénédiction.

    2. Voyons maintenant la prière en tant que reproduisant celle du Fils, Serviteur de Yahveh. La prière ici est vue comme le lieu où l'on passe par le retournement pascal. Je vous renvoie aux versets du chapitre 12 de S. Jean (27 ss.), où Jésus s'interroge devant sa Passion:

    Maintenant mon âme est troublée, et que dirai-je? Père, sauve-moi de cette heure? Mais c'est précisément pour cette heure que Je suis venu. Père, glorifie ton Nom.

    Jésus opère une sorte de retournement, «Père, sauve-moi de cette heure», c'est pratiquement la prière des psaumes, c'est le cri du psalmiste aux abois. Jésus va transformer la prière par un abandon encore plus total au Père:

    Père, glorifie ton Nom! Non pas ma volonté, mais la tienne,

    cela étant vécu dans la perception que cette volonté divine, si elle est épousée, aimée, désirée, est aussi libératrice pour les autres.

    Cela donne comme critère d'une telle prière les traits de l'humilité, de l'abnégation, d'une offrande de soi pour que le salut advienne à nos frères. Ce qui exclut du domaine de la prière tout ce qui serait de l'ordre des querelles pour des prééminences, des convoitises, pour des pouvoirs ou des charismes (comme Paul essaie  de le faire comprendre aux Corinthiens) ou des traits de suffisance ou d'arrogance. Chaque fois que des gens, dans leur prière, manifestent ces traits-là, on peut dire qu'ils prient d'une prière qui n'est pas encore passée par le creuset de la prière du Fils à Gethsémani et dans le mystère pascal. Ils célèbrent peut-être Dieu, ils sont peut-être pleins de bons sentiments, ils ont découvert l'univers spirituel mais, en fait, ils sont encore d'avant le mystère pascal.

    3. La prière enfin est accomplie dans l'Esprit, c'est-à-dire qu'elle est disponible a ce Souffle de vie qui circule dans le monde et dans l'Église, et qu'elle est ouverte à la communion. Cela donne comme critères d'une prière vraiment chrétienne: une capacité de louange; une capacité d'intercession active, de prendre vraiment en charge autrui dans la prière, en particulier «le souci de toutes les Églises»; l'acquiescement au service «me voici, envoie-moi». Une prière dans l'Esprit doit aboutir à cela; constamment, l'envoi, la mission est là au cœur de la prière, parce que c'est le même Esprit qui anime et habite et insuffle notre prière et qui, en même temps, ne cesse d'envoyer les disciples pour l'accomplissement de l'Évangile et du salut. A quoi j'ajouterai ce qui convient au Souffle, c'est-à-dire une espèce de magnanimité dans la prière, rien d'étriqué mais une large respiration!

    A-M. Besnard - Vers Toi, j'ai crié - Cerf 1979, pp. 125-129

  • Prier c'est échapper à quelque chose

    Prier, c'est échapper à quelque chose, c'est chercher à échapper à quelque chose. Toute la question va être de savoir à quoi on cherche à échapper quand on se met en prière. Dans les psaumes, Dieu est souvent présenté comme un Refuge ou comme un Rocher: « Vers toi, mon Rocher, je cours, vers toi ma Citadelle imprenable » Ce vocabulaire du refuge n'a pas bonne presse. Je voudrais d'abord le réhabiliter, pour avoir précisément le droit de critiquer ensuite la manière dont on va chercher «refuge». A ceux qui vous font facilement reproche d'aller chercher «refuge», on a envie de dire: N'avez-vous jamais, à un moment de votre vie, eu besoin de trouver un  refuge ? En haute montagne il y a des « refuges », et les alpinistes savent bien les utiliser pour ne pas mourir de froid au milieu de leur ascension ; mais évidemment aussi celui qui monterait au refuge pour s'y claquemurer sans plus vouloir en sortir ni faire l'ascension de la cime, celui-là ne serait pas un alpiniste.

    Ce n'est pas l'existence du «refuge» qui pose question, c'est l'usage que l'on en fait. Que Dieu soit notre refuge, pourquoi pas, mais est-ce un «refuge» du genre «terrier» pour se terrer, ou bien un «refuge» du genre «désert» ou «montagne», au sens biblique de ces mots? Un sociologue décrivant les jeunes  d'aujourd'hui les voit se créer des «niches» où ils fuient une société dans laquelle ils ne se sentent pas à l'aise et où ils cherchent à se réchauffer entre eux. La prière, pour certains, fait partie de ces «niches», pour d'autres ce sera la drogue, pour d'autres, la musique pop ou simplement du «Whisky» avec les camarades. Telle est l'alternative: la prière sera-t-elle une «niche» écologique ou bien sera-t-elle ce qu'elle fut pour Jésus quand il s'en allait vers le désert ou vers la montagne? Lui aussi essayait d'échapper à quelque chose: lisez les textes et prenez garde à quoi (par exemple: Mc 1,35, 39 ; Jn 6, 15). Voilà, je crois, la question qui est posée à notre désir.

    Qu'il y ait en nous désir et besoin d'échapper a certaines choses, c'est normal et légitime. Mais la question est de savoir à quoi nous voulons échapper. Si c'est aux exigences inéluctables de notre vie, aux confrontations inévitables avec la souffrance, à certains conflits, à certaines difficultés, n'est-ce pas vouloir échapper à la Volonté de Dieu? Comment donc cela pourrait-il être une prière, quel que soit le jeu auquel nous avons l'impression de nous adonner, en criant: «Seigneur, Seigneur ...»?

    Mais si nous voulons échapper à ce qui nous empêche d'être justement dans la pleine réalité, si nous voulons par exemple échapper à l'emprisonnement possible de notre action par nos conceptions trop étroites, si nous voulons échapper à l'affadissement de notre âme soumise au conformisme et à la banalisation qui règnent dans notre milieu, alors c'est autre chose! Il est normal de vouloir échapper à ces risques de dégénérescence en allant, non pas vers le trou d'un terrier, mais vers ces grands horizons du désert ou de la montagne bibliques où nous pourrons respirer de nouveau à la  hauteur de Dieu.

    Telle est la question qu'il faut poser à notre désir. En fin de journée, en déchargeant son fardeau devant le Seigneur, se demander : Qu'est-ce que je viens chercher maintenant? De quoi veux-je à tout prix me débarrasser? Ou, au contraire, qu'est-ce que je veux à  tout prix rejoindre? Il y a des jours ou, honnêtement, vous devrez avouer que vous voulez vous débarrasser de ce qui fait votre vie, votre prière sera alors de vous ressaisir pour obtenir du Seigneur la force de porter le fardeau. Ou, au contraire, vous voulez vous débarrasser de toute la part d'inauthenticité qui a pesé sur vos épaules pendant la journée, à cause des circonstances et votre prière cherchera à rejoindre la vraie souffrance des gens ou les vrais drames du monde ou la vraie Parole de Dieu.

    A-M. Besnard - Vers Toi, j'ai crié - Cerf 1979, pp. 117-118

  • des balises pour la prière

    De façon très globale, essayons déjà de caractériser la prière qui sera l'œuvre de la foi (foi entendue non au sens du contenu, mais de l'attitude de l'âme et de sa rectitude). Il me semble qu'on peut situer une prière qui chemine dans l'axe de la foi par rapport à deux fossés dans lesquels la prière peut faire naufrage.

    Le premier fossé, c'est de considérer la prière comme une sorte de tribut payé à la divinité sans véritable engagement du cœur. C'est une tentation permanente de la prière pour quelqu'un qui a reconnu qu'il dépendait de Dieu, pas simplement d'un Dieu, mais même du Dieu vrai. Pour celui-là, il est évident que la prière s'impose sous une forme ou sous une autre, qu'il faut bien qu'il reconnaisse que Dieu est son Dieu par certains actes, gestes, rites, cultes, et cela peut très vite tourner à l'obligation pesante (...) 

    Là, encore, on trouverait des exemples dans l'histoire d'Israël: voyez les paroles des prophètes contre le culte ritualiste d'un Temple où l'on allait parce qu'il fallait bien payer à Dieu ce tribut, le cœur n'y était pas.

    L'autre fossé, c'est la prière conçue comme défoulement aveugle d'un certain désir. C'est une prière ici qui est passionnée, trop humaine. S'y manifeste l'agressivité à l'égard d'autrui, ou l'auto-satisfaction, ou au contraire un masochisme d'auto-accusation. On se passionne pour se reconnaître coupable devant Dieu mais d'une façon exagérée, dans une espèce de traumatisme de culpabilité qui n'est pas sain. Ou bien, au contraire, à l'autre extrémité de ce désir on quête la jouissance de Dieu, une espèce d'érotisme spirituel qui se ferait jour dans certaines formes de prière et de recherches de prière. Ce que S. Jean de la Croix appelait d'un mot très juste, pour les commençants dans la vie de l'oraison : la tentation de gourmandise spirituelle.

    Eh bien, la foi est une victoire incessante pour éviter autant le volontarisme ascétique que l'érotisme spirituel. Trois traits me semblent caractériser l'attitude de foi qui doit animer une prière chrétienne :

    1. Une attention au désir de l'Autre "divin"  (...) La foi, c'est Dieu qui nous cherche (...)

    2. L'accomplissement de notre être essentiel. Dans la prière, notre être le plus profond (...) achève sa naissance. (...)

    3. L'accueil d'autrui, une mise en disponibilité à l'égard d'autrui (...) La prière la plus silencieuse, même la plus retirée, la plus érémitique, a cette dimension (...)

    A-M. Besnard - Vers Toi, j'ai crié - Cerf 1979, pp. 112-114

  • rien ne peut survenir d'ailleurs

    L'homme moderne s'est habitué peu à peu à ne voir le monde que comme une totalité fermée. Bien sûr il le constate et le conçoit ouvert à son évolution interne, qui est prodigieuse et incessante, mais, acquis aux évidences communes de la pensée athée (matérialiste, nietzschéenne, etc.) et familiarisé avec la vision scientifique de l'univers, il estime avoir démystifié l'existence de tout «outre-monde», «arrière-monde», «autre monde».

    L'incapacité de concevoir une transcendance qui ne succombe pas aux critiques, aux ironies ou aux démasquages de la raison le paralyse dans le moment même où il voudrait faire appel au Dieu qui est ancestralement, pour l'homme qui prie, « dans son sanctuaire  céleste », le Dieu par-dessus tout, le Dieu qui écoute et peut survenir d'un quelque part autre que le monde. Se tourner vers Dieu est ressenti instinctivement comme une attitude suspecte: ou bien, en effet, c'est se tourner vers l'Etranger absolu, mais qu'avons-nous à faire avec lui ou lui avec nous? Le seul fait de le penser tel nous aliène en nous faisant devenir objet abdiquant notre liberté sous la dépendance de sa subjectivité conjecturale et tout imaginaire ! Sa forme dans notre esprit n'est qu'un fantasme pathologique. Ou bien il n'est qu'un prête-nom et un travesti pour un faisceau de réalités ou de forces intérieures à notre monde, et l'invoquer n'est qu'une manière détournée, celle des faibles, pour tenter de nous approprier notre propre bien.

    Ces dispositions mentales ne dissuadent pas seulement de prier, mais déjà de croire. Cependant c'est dans la tentative de la prière qu'elles manifestent de la manière la plus aiguë leurs propriétés inhibantes. En effet, le mouvement même de la prière, lequel est décentrement de soi et abandon à un Autre, exige dans son son premier instant une attitude qui est vécue inévitablement comme naïveté, ou, si l'on préfère, comme simplicité. La mentalité moderne fait sourdement honte à l'esprit humain de cette naïveté et jette sur elle  une suspicion a priori. Chacun a introjecté cette honte au-dedans de soi comme inhérente à sa dignité même,à la façon d'une nouvelle éthique. Tout se passe comme si la raison moderne imposait une certaine  « tenue » mentale, et l'attitude de prière est estimée  aussi incompatible avec elle que le vice avec la vertu. Entrer en prière supposera désormais qu'on ait surmonté ce nouveau conformisme mental, tout en échappant à ce qu'il y a de pénétrant et de juste dans la critique de la raison moderne concernant nos représentations de la transcendance divine. Reconquérir une nouvelle « naïveté » (c'est-à-dire une nouvelle liberté jaillissante) qui, loin d'être une régression par rapport à l'attitude critique, en serait un dépassement: tel doit être l'effort de l'orant moderne.

    A-M Besnard - vers Toi, j'ai crié - Cerf 1979, pp. 56-57

  • prier en ce monde

    La prière la plus élémentaire, la plus universelle, celle qui hante les religions d'un bout à l'autre, y compris la religion d'Israël, n'est jamais que la modulation indéfiniment variée du thème unique: Ah! Seigneur, sauve-moi ! (sauve ma vie, sauve mon âme). Cela nous paraît grossier et indigne d'un homme évolué. N 'oublions pas que c'est dans cette prière-là que Jésus lui- même s'est trouvé entraîné à Gethsémani; et n'oublions pas que sous les vêtements somptueux, voire sous les travestis subtils de notre culture supérieure, la psychologie des profondeurs nous ramène nous aussi, et quoique nous voudrions nous flatter d'y échapper, à ce drame fondamental. S'il en est ainsi, on comprend que la poussée actuelle vers une prière  renouvelée soit à mettre en rapport étroit avec ce drame assez universel et radical que j'appellerai : la détresse du moi chez l'homme moderne. S'il est vrai que la prière est le cri d'un sujet désirant, en quête d'aboutissement dans son désir et d'accomplissement de sa subjectivité, comment ne pas se demander est, qui est au juste ce sujet qui prie quand il y a prière ? Un homme prie: qu'est-ce que cela veut dire ? Qu'est-ce qui s'exprime là? Qui prie quel Dieu et en vertu de quoi ? Autrefois la réponse pouvait sembler aisée. Qui prie ? mais, vous le voyez bien: un tel, militant de ceci, de cela; un tel, membre de ce tiers-ordre qui s'est  engagé à prier comme ceci ou comme cela; monsieur le curé, à qui l'Église a solennellement confié sa prière objective, fonctionnalisée, obligatoire.

    Aujourd'hui la réponse n'est plus si simple, et je dis qu'elle ne peut être apportée si l'on ne prend pas conscience de la détresse du moi chez l'homme moderne. Qu 'est-ce que je veux dire par là?

    Je veux dire que l'homme, en tant que moi, que sujet individuel éprouve une peine croissante à savoir qui il est, à garder son identité et déjà à la connaître. Et que  cette question n'est pas un de ces irritants problèmes  secondaires qui viennent se greffer sur le développement de l'humanité et qui font perdre un temps précieux qu'il vaudrait mieux consacrer à des problèmes plus sérieux. Cette question est l'une des plus importantes que l'humanité ait à porter et à éclairer dans les générations à venir. Je ne peux ici que très succinctement rappeler les composantes de ce problème, au risque d'être outrageusement schématique.

    En gros: la société occidentale s'est édifiée sur le mythe et l'idéologie du plein développement de ce que nous nous glorifions d'appeler la personne: la conquête politique des droits civiques, l'idéologie démocratique, les valeurs culturelles dominantes, les motivations du progrès de la science et de la technique - tout en principe a été finalisé par l'épanouissement maximum du maximum de sujets personnels.

    Or la personnalité qui s'est ainsi développée semble, chez chacun, avoir été beaucoup moins la fameuse personne libre, responsable et heureuse, qu'un moi à la fois exacerbé et aliéné. Un moi dont on flatte tous  les besoins, pour lequel même on crée toutes sortes de besoins nouveaux, et qu'en même temps on soumet à les frustrations de plus en plus douloureuses. Bruno  Bettelheim écrit: «L'homme moderne souffre de son incapacité à faire un choix, qu'il croit inévitable, entre la liberté et l'individualisme d'une part, le confort matériel de la technologie moderne et la sécurité d'une société de masse collective d'autre part. A mes yeux, c'est le véritable conflit de notre temps! » (B. Bettelheim, Le coeur conscient. R. Laffont, p. 59) L'illustration à la fois réelle et symbolique de cette situation pourrait être donnée par ce que nous appelons l'érotisme ambiant: les sens de l'individu sont éveillés, surexcités; et, en même temps, sont ôtées à la plupart les possibilités réelles d'accomplir dans une relation heureuse leur sexualité. Le même Bruno Bettelheim ecrit encore: « ... une époque qui offre tant de possibilités d'échapper à l'identité personnelle en raison du confort et des distractions qu'elle propose, exige un renforcement proportionnel du sentiment d'identité. Une époque qui incite l'homme à laisser la machine pourvoir à ce qui est essentiel à son existence exige, plus qu'une autre société, que l'homme discerne clairement ce qui est essentiel et ce qui est contingent, notion dont il n'avait pas besoin lorsque le superflu était rare.» (B. Bettelheim, Le coeur conscient, ibid p. 117)

    De telles contradictions dans la civilisation mènent l'homme à la détresse  (...) 

    Les sciences humaines, en effet, tendent à jeter un doute mortel sur la valeur et la consistance de notre moi personnel. Par exemple, « la psychanalyse représente, comme le rappelle P. Ricœur commentant Freud, la troisième et probablement la plus cruelle des humiliations infligées au narcissisme. Après l'humiliation cosmologique que Copernic lui-même  infligea, ce fut l'humiliation biologique, issue de l'œuvre de Darwin. Et maintenant, voici la psychanalyse qui lui révèle que " l'Ego n'est pas maître en sa propre demeure "; l'homme qui savait déjà qu'il n'est ni le seigneur du cosmos, ni le seigneur des vivants, découvre qu'il n'est même pas le seigneur de sa psychè » (P. Ricoeur - De l'interprétation, Essai sur Freud, Ed du Seuil, p.414

    Ou encore l'ethnologie structuraliste amène l'un de ses plus illustres représentants à remarquer : « ... j'existe. Non point, certes, comme individu ; car qui suis-je, sous ce rapport, sinon l'enjeu à chaque instant remis en cause de la lutte entre une autre société, formée de quelques milliards de cellules nerveuses abritées sous la termitière du crâne, et mon corps, qui lui sert de robot ? Ni la psychologie, ni la métaphysique, ni l'art ne peuvent me servir de refuge, mythes désormais passibles, aussi par l'intérieur, d'une sociologie d'un nouveau genre qui naîtra un jour et ne leur sera pas plus bienveillante que l'autre. Le moi n'est pas seulement haïssable: il n'a plus de place entre un nous et un rien.» (C. Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Plon, pp. 374-375)

    Les sociologues nous montrent que le nous n'a pas beaucoup plus de fondement ultime et justifié, mais il a en a plus que le moi, qui ne vit que pris et nourri par les mailles de son réseau. Et la sourde conscience d' habiter une planète qui comporte désormais des milliards d'individus en accroissement constant et rapide contribue à humilier un moi déjà apeuré par les effets sur sa vie quotidienne, pourtant encore très timides, des nécessaires structurations collectives. L'homme  (est-il tenté de rêver dans ses cauchemars) est-il autre  chose qu'une molécule un peu plus perfectionnée que les autres? Le rassemblement momentané, sous l'organisation d'un cerveau et d'un psychisme particuliers, mais point très remarquables, de quelques données biologiques éphémères ?  

    Je ne crois pas que ces questions soient des épouvantails rhétoriques qui n'effraient que quelques esprits romantiques. De façon indicible peut-être et confuse, mais réelle, c'est le «sens» (si l'on ose dire !) qui transpire de notre culture ambiante, et c'est cela que respirent l'homme de la rue, et davantage d'abord la jeunesse, laquelle est infiniment plus vulnérable et plus sensible, étant encore neuve, à la modification des climats culturels.

    Cette compréhension de l'homme par lui-même qui l'amène à critiquer sérieusement ce qu'il appelait jusqu'ici son moi, nous le vivons en Occident comme  une descente vers l'absurde. Or l'absurde est intolérable.

    Il me semble que c'est ici très précisément que joue la rencontre singulière entre notre Occident et l'Orient asiatique; que le moi ne soit qu'un agrégat momentané d'éléments physiques, psychiques, historiques, c'est le fond de la pensée asiatique. Depuis des millénaires, l 'Orient vit avec la conviction que le moi est impermanent et n'est qu'illusion ou non-être. Or cette conviction, il la vit non comme le comble de l'absurdité et de l' inacceptable mais comme le principe même d'une libération et d'une sérénité.

    Je crois que c'est cela qui frappe l'Occidental, qui d' une part veut se réaliser, qui d'autre part apprend à longueur de science que le moi n'est rien, et qui enfin veut pourtant trouver une issue. Il découvre justement  une civilisation qui a fait de la renonciation au moi la condition de la réalisation véritable: comment ne se sentirait-il pas mû, par une logique irrésistible, à explorer de tels chemins? Même s'il ne se doute pas, au point de départ, de ce que cela peut lui coûter. (...)

    Par sa participation au destin historique de l'humanité dont il est, le croyant éprouve en lui la réalité de la détresse dont nous parlions. Il porte les questions qui en découlent et il chemine aussi sur certaines pistes d'exploration. Mais il lui est advenu quelque chose d'inaliénable: croire, pour lui, signifie qu'il donne réponse en partenaire personnel à un Dieu personnel. Certes, la démystification du moi qu'opère le monde moderne l'amène à ne pas croire trop vite avoir compris ce qu'est une personne. Le croyant ne sait peut-être pas, a priori, ce qu'est une personne ni s'il est une personne: mais il le découvre par l'acte même par lequel Dieu le rejoint et lui redit en quelque sorte, sur le mode adoptif, ce que le Christ a entendu au sortir du baptême dans le Jourdain: «Tu es mon Fils bien-aimé.»  

    A-M Besnard - Vers Toi j'ai crié - Cerf 1979, pp. 36-43.49-50

  • Parce qu'ils n'ont pas rencontrée Dieu vivant

    Le malheur des religions en général, et du christianisme en particulier, a été de se réduire chez un trop grand nombre à un pur système de représentations socio-mentales. Un Dieu Créateur, un Dieu Amour en trois Personnes distinctes et unes, un Dieu qui se livre aux hommes en la personne du Verbe fait chair et qui ramène dans une unité de type absolument original, par et dans le corps glorifié de Jésus, la totalité de sa création matérielle et spirituelle, et tout le reste enfin n'ont plus constitué qu'un ciel d'idées générales ou singulières, dont beaucoup se disent aujourd'hui que c'est un décor bien vieillot, bien compliqué et bien inutile. C'est que le langage de leur foi est devenu un livre scellé, rien moins qu'une expérience même balbutiante. C'est qu'ils ont perdu le secret, qui est inséparablement celui de la révélation du Dieu vivant et  celui de leur propre destin.

    Ceux qui ne savent pas le secret

    Se moqueront de toi

    Et tu en seras tout attristé;

    Mais ne perds pas courage,

    Pêcheur de perles, ô mon âme !

     

    Le secret ? Oh! certes pas un ésotérisme plein de chiffres et de formules bien gardées. Mais l'accès à un Cœur, au Foyer divin: « Tout m'a été remis par mon Père et nul ne connaît le Fils si ce n'est le Père, comme nul ne connaît le Père si ce n'est le Fils et celui à qui le Fils veut bien le révéler » (Mt 11, 27).

    (...)

    Cependant à ceux des chrétiens qui, ne sachant plus ce qu'ils croient ni ce qu'ils cherchent, s'en vont de-ci de-là prêts à tous les exotismes et à tous les syncrétismes, j'entends comme une voix s'écrier: Qu'allez-vous donc voir  en Orient ? Des connaisseurs de secrets ? Mais les secrets se découvrent maintenant dans les laboratoires des savants. Alors, des hommes dotés de pouvoirs merveilleux ? Mais ceux qui ont les pouvoirs les plus merveilleux marchent désormais sur la lune. Qu'allez-vous donc voir ? Des sages ? Oui, en vérité, et plus que des sages : des pêcheurs de perles qui ont plongé plus profond vers le fond de bien des choses que beaucoup de ceux parmi vous qui se sont prétendus sages. Et pourtant, sachez-le bien, « le moindre dans le Royaume des cieux est plus grand » qu'eux tous (cf. Mt 11, 11).

    Or cette parole du Seigneur ainsi paraphrasée ne peut pas signifier à mes yeux le sot contentement de celui qui se croit possesseur et maître de la vérité ou à qui l'on garantit qu'il a gagné le gros lot. C'est une énigme profonde, profonde, dont le sens n'apparaîtra qu'à celui qui se fera tout à la fois « petit enfant » (au sens du Christ) et pêcheur de perles dans les fonds, somme toute si peu explorés, de l'Évangile.

    A-M Besnard - Vers Toi j'ai crié - Cerf 1979, pp. 19-20.22-23