Prier, c'est échapper à quelque chose, c'est chercher à échapper à quelque chose. Toute la question va être de savoir à quoi on cherche à échapper quand on se met en prière. Dans les psaumes, Dieu est souvent présenté comme un Refuge ou comme un Rocher: « Vers toi, mon Rocher, je cours, vers toi ma Citadelle imprenable » Ce vocabulaire du refuge n'a pas bonne presse. Je voudrais d'abord le réhabiliter, pour avoir précisément le droit de critiquer ensuite la manière dont on va chercher «refuge». A ceux qui vous font facilement reproche d'aller chercher «refuge», on a envie de dire: N'avez-vous jamais, à un moment de votre vie, eu besoin de trouver un refuge ? En haute montagne il y a des « refuges », et les alpinistes savent bien les utiliser pour ne pas mourir de froid au milieu de leur ascension ; mais évidemment aussi celui qui monterait au refuge pour s'y claquemurer sans plus vouloir en sortir ni faire l'ascension de la cime, celui-là ne serait pas un alpiniste.
Ce n'est pas l'existence du «refuge» qui pose question, c'est l'usage que l'on en fait. Que Dieu soit notre refuge, pourquoi pas, mais est-ce un «refuge» du genre «terrier» pour se terrer, ou bien un «refuge» du genre «désert» ou «montagne», au sens biblique de ces mots? Un sociologue décrivant les jeunes d'aujourd'hui les voit se créer des «niches» où ils fuient une société dans laquelle ils ne se sentent pas à l'aise et où ils cherchent à se réchauffer entre eux. La prière, pour certains, fait partie de ces «niches», pour d'autres ce sera la drogue, pour d'autres, la musique pop ou simplement du «Whisky» avec les camarades. Telle est l'alternative: la prière sera-t-elle une «niche» écologique ou bien sera-t-elle ce qu'elle fut pour Jésus quand il s'en allait vers le désert ou vers la montagne? Lui aussi essayait d'échapper à quelque chose: lisez les textes et prenez garde à quoi (par exemple: Mc 1,35, 39 ; Jn 6, 15). Voilà, je crois, la question qui est posée à notre désir.
Qu'il y ait en nous désir et besoin d'échapper a certaines choses, c'est normal et légitime. Mais la question est de savoir à quoi nous voulons échapper. Si c'est aux exigences inéluctables de notre vie, aux confrontations inévitables avec la souffrance, à certains conflits, à certaines difficultés, n'est-ce pas vouloir échapper à la Volonté de Dieu? Comment donc cela pourrait-il être une prière, quel que soit le jeu auquel nous avons l'impression de nous adonner, en criant: «Seigneur, Seigneur ...»?
Mais si nous voulons échapper à ce qui nous empêche d'être justement dans la pleine réalité, si nous voulons par exemple échapper à l'emprisonnement possible de notre action par nos conceptions trop étroites, si nous voulons échapper à l'affadissement de notre âme soumise au conformisme et à la banalisation qui règnent dans notre milieu, alors c'est autre chose! Il est normal de vouloir échapper à ces risques de dégénérescence en allant, non pas vers le trou d'un terrier, mais vers ces grands horizons du désert ou de la montagne bibliques où nous pourrons respirer de nouveau à la hauteur de Dieu.
Telle est la question qu'il faut poser à notre désir. En fin de journée, en déchargeant son fardeau devant le Seigneur, se demander : Qu'est-ce que je viens chercher maintenant? De quoi veux-je à tout prix me débarrasser? Ou, au contraire, qu'est-ce que je veux à tout prix rejoindre? Il y a des jours ou, honnêtement, vous devrez avouer que vous voulez vous débarrasser de ce qui fait votre vie, votre prière sera alors de vous ressaisir pour obtenir du Seigneur la force de porter le fardeau. Ou, au contraire, vous voulez vous débarrasser de toute la part d'inauthenticité qui a pesé sur vos épaules pendant la journée, à cause des circonstances et votre prière cherchera à rejoindre la vraie souffrance des gens ou les vrais drames du monde ou la vraie Parole de Dieu.
A-M. Besnard - Vers Toi, j'ai crié - Cerf 1979, pp. 117-118