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ricoeur

  • prier en ce monde

    La prière la plus élémentaire, la plus universelle, celle qui hante les religions d'un bout à l'autre, y compris la religion d'Israël, n'est jamais que la modulation indéfiniment variée du thème unique: Ah! Seigneur, sauve-moi ! (sauve ma vie, sauve mon âme). Cela nous paraît grossier et indigne d'un homme évolué. N 'oublions pas que c'est dans cette prière-là que Jésus lui- même s'est trouvé entraîné à Gethsémani; et n'oublions pas que sous les vêtements somptueux, voire sous les travestis subtils de notre culture supérieure, la psychologie des profondeurs nous ramène nous aussi, et quoique nous voudrions nous flatter d'y échapper, à ce drame fondamental. S'il en est ainsi, on comprend que la poussée actuelle vers une prière  renouvelée soit à mettre en rapport étroit avec ce drame assez universel et radical que j'appellerai : la détresse du moi chez l'homme moderne. S'il est vrai que la prière est le cri d'un sujet désirant, en quête d'aboutissement dans son désir et d'accomplissement de sa subjectivité, comment ne pas se demander est, qui est au juste ce sujet qui prie quand il y a prière ? Un homme prie: qu'est-ce que cela veut dire ? Qu'est-ce qui s'exprime là? Qui prie quel Dieu et en vertu de quoi ? Autrefois la réponse pouvait sembler aisée. Qui prie ? mais, vous le voyez bien: un tel, militant de ceci, de cela; un tel, membre de ce tiers-ordre qui s'est  engagé à prier comme ceci ou comme cela; monsieur le curé, à qui l'Église a solennellement confié sa prière objective, fonctionnalisée, obligatoire.

    Aujourd'hui la réponse n'est plus si simple, et je dis qu'elle ne peut être apportée si l'on ne prend pas conscience de la détresse du moi chez l'homme moderne. Qu 'est-ce que je veux dire par là?

    Je veux dire que l'homme, en tant que moi, que sujet individuel éprouve une peine croissante à savoir qui il est, à garder son identité et déjà à la connaître. Et que  cette question n'est pas un de ces irritants problèmes  secondaires qui viennent se greffer sur le développement de l'humanité et qui font perdre un temps précieux qu'il vaudrait mieux consacrer à des problèmes plus sérieux. Cette question est l'une des plus importantes que l'humanité ait à porter et à éclairer dans les générations à venir. Je ne peux ici que très succinctement rappeler les composantes de ce problème, au risque d'être outrageusement schématique.

    En gros: la société occidentale s'est édifiée sur le mythe et l'idéologie du plein développement de ce que nous nous glorifions d'appeler la personne: la conquête politique des droits civiques, l'idéologie démocratique, les valeurs culturelles dominantes, les motivations du progrès de la science et de la technique - tout en principe a été finalisé par l'épanouissement maximum du maximum de sujets personnels.

    Or la personnalité qui s'est ainsi développée semble, chez chacun, avoir été beaucoup moins la fameuse personne libre, responsable et heureuse, qu'un moi à la fois exacerbé et aliéné. Un moi dont on flatte tous  les besoins, pour lequel même on crée toutes sortes de besoins nouveaux, et qu'en même temps on soumet à les frustrations de plus en plus douloureuses. Bruno  Bettelheim écrit: «L'homme moderne souffre de son incapacité à faire un choix, qu'il croit inévitable, entre la liberté et l'individualisme d'une part, le confort matériel de la technologie moderne et la sécurité d'une société de masse collective d'autre part. A mes yeux, c'est le véritable conflit de notre temps! » (B. Bettelheim, Le coeur conscient. R. Laffont, p. 59) L'illustration à la fois réelle et symbolique de cette situation pourrait être donnée par ce que nous appelons l'érotisme ambiant: les sens de l'individu sont éveillés, surexcités; et, en même temps, sont ôtées à la plupart les possibilités réelles d'accomplir dans une relation heureuse leur sexualité. Le même Bruno Bettelheim ecrit encore: « ... une époque qui offre tant de possibilités d'échapper à l'identité personnelle en raison du confort et des distractions qu'elle propose, exige un renforcement proportionnel du sentiment d'identité. Une époque qui incite l'homme à laisser la machine pourvoir à ce qui est essentiel à son existence exige, plus qu'une autre société, que l'homme discerne clairement ce qui est essentiel et ce qui est contingent, notion dont il n'avait pas besoin lorsque le superflu était rare.» (B. Bettelheim, Le coeur conscient, ibid p. 117)

    De telles contradictions dans la civilisation mènent l'homme à la détresse  (...) 

    Les sciences humaines, en effet, tendent à jeter un doute mortel sur la valeur et la consistance de notre moi personnel. Par exemple, « la psychanalyse représente, comme le rappelle P. Ricœur commentant Freud, la troisième et probablement la plus cruelle des humiliations infligées au narcissisme. Après l'humiliation cosmologique que Copernic lui-même  infligea, ce fut l'humiliation biologique, issue de l'œuvre de Darwin. Et maintenant, voici la psychanalyse qui lui révèle que " l'Ego n'est pas maître en sa propre demeure "; l'homme qui savait déjà qu'il n'est ni le seigneur du cosmos, ni le seigneur des vivants, découvre qu'il n'est même pas le seigneur de sa psychè » (P. Ricoeur - De l'interprétation, Essai sur Freud, Ed du Seuil, p.414

    Ou encore l'ethnologie structuraliste amène l'un de ses plus illustres représentants à remarquer : « ... j'existe. Non point, certes, comme individu ; car qui suis-je, sous ce rapport, sinon l'enjeu à chaque instant remis en cause de la lutte entre une autre société, formée de quelques milliards de cellules nerveuses abritées sous la termitière du crâne, et mon corps, qui lui sert de robot ? Ni la psychologie, ni la métaphysique, ni l'art ne peuvent me servir de refuge, mythes désormais passibles, aussi par l'intérieur, d'une sociologie d'un nouveau genre qui naîtra un jour et ne leur sera pas plus bienveillante que l'autre. Le moi n'est pas seulement haïssable: il n'a plus de place entre un nous et un rien.» (C. Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Plon, pp. 374-375)

    Les sociologues nous montrent que le nous n'a pas beaucoup plus de fondement ultime et justifié, mais il a en a plus que le moi, qui ne vit que pris et nourri par les mailles de son réseau. Et la sourde conscience d' habiter une planète qui comporte désormais des milliards d'individus en accroissement constant et rapide contribue à humilier un moi déjà apeuré par les effets sur sa vie quotidienne, pourtant encore très timides, des nécessaires structurations collectives. L'homme  (est-il tenté de rêver dans ses cauchemars) est-il autre  chose qu'une molécule un peu plus perfectionnée que les autres? Le rassemblement momentané, sous l'organisation d'un cerveau et d'un psychisme particuliers, mais point très remarquables, de quelques données biologiques éphémères ?  

    Je ne crois pas que ces questions soient des épouvantails rhétoriques qui n'effraient que quelques esprits romantiques. De façon indicible peut-être et confuse, mais réelle, c'est le «sens» (si l'on ose dire !) qui transpire de notre culture ambiante, et c'est cela que respirent l'homme de la rue, et davantage d'abord la jeunesse, laquelle est infiniment plus vulnérable et plus sensible, étant encore neuve, à la modification des climats culturels.

    Cette compréhension de l'homme par lui-même qui l'amène à critiquer sérieusement ce qu'il appelait jusqu'ici son moi, nous le vivons en Occident comme  une descente vers l'absurde. Or l'absurde est intolérable.

    Il me semble que c'est ici très précisément que joue la rencontre singulière entre notre Occident et l'Orient asiatique; que le moi ne soit qu'un agrégat momentané d'éléments physiques, psychiques, historiques, c'est le fond de la pensée asiatique. Depuis des millénaires, l 'Orient vit avec la conviction que le moi est impermanent et n'est qu'illusion ou non-être. Or cette conviction, il la vit non comme le comble de l'absurdité et de l' inacceptable mais comme le principe même d'une libération et d'une sérénité.

    Je crois que c'est cela qui frappe l'Occidental, qui d' une part veut se réaliser, qui d'autre part apprend à longueur de science que le moi n'est rien, et qui enfin veut pourtant trouver une issue. Il découvre justement  une civilisation qui a fait de la renonciation au moi la condition de la réalisation véritable: comment ne se sentirait-il pas mû, par une logique irrésistible, à explorer de tels chemins? Même s'il ne se doute pas, au point de départ, de ce que cela peut lui coûter. (...)

    Par sa participation au destin historique de l'humanité dont il est, le croyant éprouve en lui la réalité de la détresse dont nous parlions. Il porte les questions qui en découlent et il chemine aussi sur certaines pistes d'exploration. Mais il lui est advenu quelque chose d'inaliénable: croire, pour lui, signifie qu'il donne réponse en partenaire personnel à un Dieu personnel. Certes, la démystification du moi qu'opère le monde moderne l'amène à ne pas croire trop vite avoir compris ce qu'est une personne. Le croyant ne sait peut-être pas, a priori, ce qu'est une personne ni s'il est une personne: mais il le découvre par l'acte même par lequel Dieu le rejoint et lui redit en quelque sorte, sur le mode adoptif, ce que le Christ a entendu au sortir du baptême dans le Jourdain: «Tu es mon Fils bien-aimé.»  

    A-M Besnard - Vers Toi j'ai crié - Cerf 1979, pp. 36-43.49-50

  • souillure, culpabilité et péché

    La capacité à se réconcilier avec autrui dépend de la réconciliation avec soi-même. Pour situer la nature de celle-ci, il est utile de rappeler la distinction faite par Ricoeur entre souillure, péché et culpabilité dans l'expérience du mal (cf. Paul Ricoeur - Le conflit des interprétations - Seuil, 1969. p. 486). Le sentiment de la souillure est le plus archaïque. Il est lié à la crainte d'avoir enfreint un interdit et d' être justiciable de la vengeance d'une puissance sacrée. Il s'exprime dans la symbolique du pur et de l'impur et requiert donc une purification afin que l'être amoindri soit restauré dans sa dignité. Celle-ci a été atteinte par l'irruption d'un mal extérieur reconnu présent au-dedans de soi. La gestion de la souillure est donc, avant tout, d'ordre rituel afin que l'extériorité du mal ne vienne plus submerger l'intérieur de l'homme. Dépassant l'identification faite par les religions anciennes entre le mal et la souillure, la Bible a introduit pour sa part la notion de péché,  définissant l'action mauvaise comme étant un acte accompli devant Dieu. Ce mal n'est plus d'abord une réalité extérieure devenue intérieure, mais un écart entre le comportement effectif et les exigences de l'alliance avec Dieu. Le péché est un acte objectif qui entraîne la rupture de la relation avec le Créateur. Il provoque la colère divine et constitue à ce titre une menace d' anéantissement. Enfin, la naissance du sentiment de culpabilité constitue une nouvelle étape dans l'interprétation du mal. Elle est liée initialement au développement de la conscience subjective du péché. Cet affinement du jugement personnel dans la responsabilité à l'égard du mal peut finalement se détacher de la notion de péché elle-même. La perception d'une action accomplie "devant Dieu" cède la place au sentiment d'être, à ses propres yeux,  coupable de cet acte. À l'image de l'écart propre à la notion de péché se substitue alors celle d'un poids pesant sur la conscience, une conscience qui se juge elle-même selon les critères de la raison.  Aujourd'hui, chacun de ces aspects de l'expérience du mal peuvent se compénétrer à des degrés divers.

    Le sentiment d'être pécheur relève de l'expérience religieuse, tandis que le sentiment de culpabilité peut s'interpréter du seul point de vue psychologique. Se reconnaître pécheur et se sentir coupable ne sont pas des actes équivalents, même s'ils peuvent être vécus dans le cadre d'une même situation. Le sentiment de culpabilité est une réalité universelle, que connaît tout être humain et dont les ressorts profonds sont inconscients. Il s'éprouve cependant consciemment en relation plus ou moins explicite avec des fautes objectives, mais ni la faute, ni le sentiment éprouvé subjectivement ne sont suffisants pour parler de péché. Ce terme est en effet une réalité  de foi qui suppose la conscience d' avoir blessé l'amour de Dieu. Concrètement, cela signifie que la confession des péchés n'est pas une auto accusation, mais un aveu fait à Dieu. Dans le premier cas, le sujet reste en présence de lui-même et de sa déception au regard de ce qu'il souhaiterait être. Dans le second, il prend conscience de son égarement en accueillant  l'amour de Dieu. La culpabilité est source de crainte lorsqu'il y a violation d'un interdit, ou de honte s'il s'agit d'une perte de l'estime de soi au regard d'un idéal.

    Olivier Rousseau - L'inconnu en chemin - DDB 2008, PP. 289-290