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Traversées christiques - Page 35

  • à main forte et à bras étendu

    61. Yahvé, c'est celui qui se révèle d'une façon non pas étrangère, 62. mais étrange, selon son absolue liberté. Il n'est pas lié à un lieu plus qu'à un autre, parce qu'il se révèle sur une montagne située en dehors du chemin des hommes, et qu'on atteint seulement au terme d'un laborieux détour, après un total dépaysement.

    Il n'est pas lié à un instant plus qu'à un autre, parce que, sur cette montagne, il se permet de tarder (Ex 32,1), signifiant par là qu'il se manifeste quand il veut, et que nul ne peut lui intimer des sommations pour le faire descendre à sa guise.

    Il n'est pas lié à une figure plus qu'à une autre, et récuse catégoriquement toutes celles que l'homme tenterait de lui donner, même pour lui faire fête (Ex 32,5); car personne ne peut avoir prise sur lui. Tout cela, le diacre Etienne l'a fort bien compris après la Pentecôte (Ac 7, 35-50). Bref, Yahvé se révèle dans des phénomènes de rupture, au-delà même du prodigieux, dans un souffle imperceptible (1 R 19, 11-12).

    Le prier, c'est accepter la privation de toute image, même sacrée : ce n'est pas pour rien que l'Evangile lie la prière avec le jeûne, et la retraite avec la tentation. Car Yahvé est éprouvant : le Christ, au désert, l'a lui-même expérimenté.  

    Yahvé, c'est au rebours d'Elohim [Elohim, mot pluriel, correspond à ce que nous nommerions aujourd'hui la divinité], celui qui ne demande ni culte ni sanctuaire. Au Sinaï, lui seul fait quelque chose, à quoi le croyant acquiesce, dans cet abandon total que la Bible nous dépeint de deux manières : se déchausser devant le Buisson (Ex 4,5), se voiler le visage dans la brise qui passe (1 Ro 19,13). Aucune liturgie, aucune pierre dressée, aucune dédicace ; l'homme ne touche à rien, en ce lieu qui ne lui appartient pas, situé qu'il est sous la nuée. Il croit à la présence, et se laisse chérir par ce Dieu qui "aime le premier " (1 Jn 4,19) (...)

    Yahvé (...) c'est un nom propre, personnalisé, donc une confidence amicale (Ex 33,11). Et ce nom, chose remarquable, c'est un verbe, un verbe non pas auxiliaire mais actif : " Je suis ", c'est-à-dire : "Je te suis présent, intensément." 

    Yahvé, ce n'est pas d'abord le créateur (cette notion viendra bien plus tard) : c'est le rédempteur attentif : " J'ai vu la détresse de mon peuple... j'ai entendu son cri... je suis descendu pour le faire sortir d'Egypte " (Ex 3, 7-10) Le Dieu d'Israël se révèle 63. donc comme une puissante philanthropie, qui va mettre en branle toute une histoire libératrice. Il ne se livre pas comme un concept métaphysique ( "l'étant" ), dont il suffirait d'admettre que "ça existe", mais comme le Seigneur des événements, comme l'intervention efficace " à main forte et à bras étendu ". Il ne s'offre pas comme un déisme oisif, mais comme une tendresse agissante.

    Yahvé, c'est celui qui envoie en mission, qui propulse énergiquement Moïse (si réticent !) vers Pharaon, et Elie vers Jéhu, pour leur faire exécuter une oeuvre précise et combien difficile, au milieu de l'hostilité générale. L'apostolat plante ses racines dans une expérience de ce type ; la mission est mystique. C'est fort de cette révélation si intime et si dense que l'envoyé affronte l'opposition, quitte, s'il succombe un temps au découragement, à revenir comme Elie, se blottir à nouveau au creux du rocher, pour vérifier la présence, ré-entendre l'amour et recevoir une nouvelle impulsion missionnaire. Il redescend alors de la montagne le visage rayonnant à son insu (Ex 34,29) ; et Paul a bien compris  que le ministre de l'Evangile, pour avoir contemplé Dieu sur la face  de Jésus-Christ, est encore plus étincelant que Moïse ( 2 Co 3, 7-8). 

    Telle est l'expérience originelle d'Israël, qui imprègne toute son histoire, et dont Jésus sera la perfection achevée, lui dont le nom signifie " Yahvé sauve" (Mt 1,21)

    André Manaranche - Je crois en Jésus-Christ aujourd'hui - Seuil 1968  

  • la malédiction nous procure la bénédiction

    57. La foi pascale n'est pas la simple constatation d'un fait (tombeau vide et apparitions) : elle est la saisie d'un sens que, jusque là, on était "empêché de reconnaître " (Lc 24,16). Car, pour les cœurs indisposés, "quand bien même un mort ressusciterait, ils ne croiraient pas " (Lc 16,31). Ce sens, c'est la logique totale du Mystère du Christ, son mouvement, cette courbe parabolique qui part du Père en passant au creux de l'abjection ( Jn 13, 1-4). C'est le fameux " il fallait " qui court  tout l'Evangile de Luc (13,33 ; 17,25 ; 22,37 ; 24, 7.26.44), et que Marie elle-même, un temps, ne comprit pas tout de suite (Lc 2, 49-50). Pâques n'est pas l'heureux épilogue d'une histoire absurde qu'il faudrait  désormais oublier. La "spiritualité pascale" n'est pas l'escamotage  du Vendredi Saint : Jésus lui-même n'a rien de plus pressé que de montrer à Thomas scandalisé les cicatrices de ses membres percés  (Jn 20, 27), c'est-à-dire l'objet du scandale. Avoir une tête de ressuscité, c'est comprendre la Passion dans le Dessein de Dieu ; c'est saisir que l'obstacle est précisément le levier , et que la malédiction nous procure la bénédiction (Ga 3, 13-14). Bref, avec Jean, que le Crucifié est un Glorifié d'où coule la vie. 

     André Manaranche - Je crois en Jésus-Christ aujourd'hui - Seuil, 1968

  • impitoyable démythisation

    54. Au cœur de la rencontre, pas de découvertes chiffrables : mais la Personne singulière de Jésus-Christ : " Nous avons trouvé le Messie " (Jn 1,41) Le croyant tombe désormais sous sa Seigneurie rayonnante, sous son emprise : " J'ai été empoigné par le Christ Jésus " (Phil 3,12). Le christianisme est plus une compagnie qu'une vérité ; et la fréquentation fidèle de Jésus confère à cette amitié une densité toujours croissante. "Je sais en qui j'ai cru", s'écrie Paul après des années de service apostolique ( 2 Tm 1,12) Cela ne supprime certes pas les difficultés, les nuits, la sensibilité à l'incroyance des autres ; cela n'évacue même  pas l'impression de croire à quelque chose d'énorme, de dur à avaler. Mais la possibilité de fuir, que le Christ suggère lui-même ("Voulez-vous partir vous aussi ?"), paraît insensée : " Seigneur, à qui irions nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle " (Jn 6, 67-68)

    Parce qu'elle est indissolublement une vocation dans une conversion, la foi apostolique s'ordonne non à musarder avec un Dieu oisif, mais à servir avec le Serviteur de Yahvé. Le croyant est un être actif (mais pas un activiste), qui emploie tout son amour à satisfaire - fût-ce à grands frais - la volonté d'un Père qui travaille avec son Fils ( Jn 5,17). Ce qui unit à Dieu, ce n'est, de soi, ni la prière, ni l'action, ni la passion : c'est l'exécution empressée du bon plaisir divin, perçu jour après jour au moyen du discernement spirituel, sans que l'on puisse jamais être en possession d'une programmation préétablie et définitive. Il y a, dans l'engagement de suivre le Christ, comme une sorte de blanc-seing, qui ne tolère aucune clause limitative. Le pivot de la foi apostolique, ce n'est ni l'oraison, ni le zèle : l'intériorité et l'extériorité cachent autant de pièges ; elles peuvent, l'une comme l'autre, servir de prétexte à l'assouvissement  d'un besoin égoïste, à une dérobade face à la Volonté du Père. C'est plutôt l'abnégation de qui consent, d'entrée de jeu, à recevoir sa vie d'un Autre, et refuse d'anticiper le choix : " Un Autre te nouera ta ceinture, et te mènera où tu ne voudrais pas " (Jn 21,18).

    55. Là encore se produit une impitoyable démythisation, bien plus rigoureuse que la critique intellectuelle à froid, parce qu'elle nous arrache des illusions qui tiennent à notre chair. Toute conversion s'est effectuée dans une certaine fermentation, dans un bouillonnement de pulsions généreuses, ce qui appelle une clarification progressive. Comme les apôtres, nous suivons moins Jésus-Christ que nos idées sur Jésus-Christ, et le Seigneur s'attaque, chaleureusement, aux articles organiques" qui viennent dénaturer notre acte de foi. Dans l'Evangile, il ne cesse de bousculer l'incrédulité de ses compagnons, qui s'accrochent à des représentations inexactes du Royaume, complices de leurs intentions impures. Il en est de même pour chacun de nous.  

    André Manaranche - Je crois en Jésus-Christ aujourd'hui - Seuil 1968 

  • Le cyclone de la Pentecôte

    51. Il ne s'agit pas de régresser vingt siècles en arrière, en désertant la problématique de notre temps, pour retrouver une sorte de pureté première qui monopoliserait tout l'Esprit-Saint. L'histoire de l'Eglise n'est pas celle d'une lente dégradation de la foi. Le cyclone de la Pentecôte, en propulsant au-dehors les apôtres timorés, a balayé le mythe d'un âge d'or du christianisme ; le Cénacle n'est pas un paradis perdu.

    Reste que l'expérience des Douze, consignée dans l'Ecriture, sert de référence aux siècles postérieurs. Aussi notre foi contemporaine, dont nous savons les manifestations si vivantes, doit-elle sans cesse se confronter à la conscience que les compagnons de Jésus  ont eue du Royaume de Dieu, de sa logique interne, de ses méthodes et de sa fin. En effet, le Christ qui grandit dans notre monde ne peut différer du Christ que révèle l'Ecriture. Si le déchiffrage que nous faisons actuellement du Dessein paternel ne correspondait plus à la Révélation apostolique, si cette dernière semblait comme dépassée par nos capacités présentes d'interprétation, ce serait le signe navrant que nous aurions changé de foi en cours de route, même à travers la continuité d'une même formulation. 

    Mais en quoi consiste, au juste, l'expérience des Douze ? Lorsqu'il fut question de remplacer Judas, le critère donné par Pierre fut le suivant : " Il faut donc que, de ces hommes qui nous ont accompagnés tout le temps que le Seigneur Jésus a vécu au milieu de nous, en commençant au baptême de Jean jusqu'au jour où il nous fut enlevé, il y en ait un qui devienne avec nous témoin de sa résurrection" (Ac 1, 21-22). Bien sûr, une telle définition correspond à une expérience intransmissible, même aux évêques ; et Paul lui-même  dut justifier, pour ceux qui se réclamaient de Céphas ( 1 Co 1,12), sa qualité d'apôtre et la valeur de son "évangile" personnel : " Ne [52] suis-je pas apôtre ? N'ai-je donc pas vu Jésus, Notre-Seigneur ? "(1 Co 9,1). Pourtant, quel que soit notre appel, nous devons entrer dans cet itinéraire spirituel, qui va de l'apparition de Jésus-Christ jusqu'à sa disparition. 

    Ce cheminement que nous restitue après coup la rédaction évangélique, dans une lumière postérieure aux événements, nous pouvons en baliser ainsi les étapes : 1°) la foi constituée ; 2°) la foi engagée ; 3°) la foi scandalisée ; 4°) la foi confirmée ; 5°) la foi professée.

    André Manaranche - Je crois en Jésus-Christ aujourd'hui - Seuil 1968

     

  • une rencontre, une demande, une offre

    Pourquoi faut-il que nous, qui brandissons en morale sociale la fameuse "dignité de la personne" , nous succombions parfois, à l'intérieur de l'Eglise, à un collectivisme exagéré ? La référence à la personne ne serait-elle qu'un argument à usage externe ? Il n'y a de foi véritable que chez un homme capable de se dire tout bouleversé : " Il m'a aimé et il s'est livré pour  moi " (Ga 2,20)

    L'Alliance n'est pas une convention collective, par laquelle le Père aurait consenti à aimer ceux qui entreraient dans les clauses d'un certain accord, et se trouverait ainsi aimer un chacun "par conséquent", comme la simple application d'une Tendresse en vrac décidée au sommet. La vie chrétienne ne se joue pas avec des mots d'amour passe-partout, ni avec des péchés tarifés au barème pénitentiel : elle est une aventure strictement inimitable, une histoire non pareille.

    Au fondement de cette aventure, il y a une rencontre : " Jésus passait ", [46] une demande instante : " Maître, où demeures-tu ? ", et une offre acceptée : " Venez voir" ( Jn 1, 35-39). Il y a dès lors une expérience continue, qui n'hésite pas à se formuler comme un contact véritable : " Nos mains ont touché le Verbe de vie " ( 1 Jn 1,1). Sentiment douteux auquel on s'abandonne délicieusement ? Certes pas. Mais difficile apprentissage de la conversion, c'est-à-dire de la livraison inconditionnelle de notre vie - l'unique bien que nous possédions - pour que le Christ l'investisse ; le consentement à ce qu'il devienne le véritable Sujet de notre propre  biographie : " Ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ  qui vit en moi " (Ga 2,20).  Avec toutes les péripéties qui jalonnent l'histoire d'un amour. Comment le fait de parler de "foi implicite", ou de "christianisme sans le savoir" ne serait-il pas l'aveu consternant d'une totale inexpérience de Dieu  ?

    C'est dans cette aventure que les mystères chrétiens, au lieu de demeurer les articles glacés d'un Credo, deviennent des réalités vivantes. Croix, Création, Trinité : ces mots seront toujours de l'archéologie, de la spéculation ou de l'algèbre pour qui n'expérimente pas sa communion particulière avec la Passion, pour qui n'éprouve pas la contingence de toute créature dans une mise en disponibilité sans réticence, pour qui ne reçoit pas son existence comme une vocation signifiée par le Père au Fils, et à lui-même par l'Esprit.

    Aucun activisme se suppléera à cette expérience dont il atteste souvent la dangereuse raréfaction.

     

    André Manaranche - Je crois en Jésus-Christ aujourd'hui - Seuil, 1968  

  • une expérience communautaire et personnelle

    44. Il y a, au fondement de toute foi, un Evénement, une Initiative du Père : quelque chose qui n'est pas au pouvoir de l'homme, ni de son effort moral, ni des déductions de son intelligence. Une rencontre, comme dans tout amour, mais provoquée par ce Dieu qui "nous aime le premier" (1Jn 4,19). C'est ce mystère qui est déconcertant, pour nous d'abord, et encore plus pour les autres, parce qu'il ne nous permet guère qu'une seule attitude : la prière ; et qu'une seule prière : " Viens en aide à mon manque de foi " (Mc 9,14). Car ce don est hors de nos prises. C'est notre plus grande pauvreté : être contraints de recevoir l'Unique Nécessaire. Aucune statistique ne contournera cette réalité ; aucune méthode n'en viendra à bout.

    L'Eglise, ce n'est pas d'abord cette "affaire" montée il y a deux mille ans par Jésus, et qui, depuis, bon an mal an, par les procédés les plus opportuns, aurait réussi à se maintenir dans la concurrence, voire à prospérer, du moins jusqu'à l'apparition de cette redoutable société de l'athéisme, qui obligerait désormais à jouer plus serré, voire à tenter des "fusions" avec les entreprises religieuses parallèles. C'est une communauté qui est à elle-même une véritable expérience, une manière de Révélation.

    D'abord parce que sa coagulation présente, par-delà toutes les raisons psychologiques et sociologiques, n'est due en définitive qu'à l'amour fidèle de Jésus-Christ. A la question : "Pourquoi sommes-nous rassemblés, nous, si divers et si divergents dans notre unité ?", une seule réponse, que nous chantons le Jeudi Saint : "C'est l'amour du Christ qui nous fait un." L'Eglise nous est un "signe", à nous chrétiens en tout premier lieu, et pas seulement au reste de l'humanité. Elle atteste très concrètement la présence permanente et active de Jésus Ressuscité, qui nous réunit dans son Esprit.

    Ensuite, parce que, dans la communauté, chacun contemple dans l'autre une évangélisation réussie, ou en voie de réussir. 45 Chacun est  pour l'autre une Parole de Dieu obéie, une démonstration convaincante de l'attraction exercée par la Croix aujourd'hui comme toujours (Jn 12,32). De frère à frère, nous nous manifestons cette séduction qu'opère encore la sequela Christi, le compagnonnage avec le Seigneur. L'Eglise est apostolique d'abord parce que ses fils s'évangélisent mutuellement, en se renvoyant le témoignage de leur propre fidélité ; parce qu'ils sont l'un pour l'autre un sujet d'émerveillement. Paul ne s'extasiait-il pas devant la ferveur   des Thessaloniciens (Th 1,2-10), preuve vivante de la puissance de son Évangile ? Ne faisait-il pas oraison sur la foi de ses fidèles ? 

    Encore faut-il que l'Eglise soit autre chose qu'un amalgame d'habitués, dont le seul lien serait la peur de changer ; autre chose aussi qu'une juxtaposition fortuite de brasseurs d'affaires "apostoliques", venant pomper, à la station-service dominicale, le carburant de leur activisme. Encore faut-il que mon frère ne soit pas pour moi une pure main-d'oeuvre "apostolique", l'homme à tout faire que je trie et que j'aiguille de mon dispatching sacerdotal, sans tenir compte de son mystère personnel, pour des raisons de productivité. 

    André Manaranche - Je crois en Jésus-Christ aujourd'hui - Seuil, 1968  

  • désaxé

    182 Une humanité qui n'a pas la certitude d'être aimée est malheureuse. Il n'est pas obligatoire que l'aventure humaine se fasse à travers tant de catastrophes, de misères, de souffrances et de meurtres. Ce n'est pas nécessaire du tout. Mais si on cherche à fabriquer un "homme nouveau" à coups d'idéologie, de pouvoir, de sciences, ce soi-disant homme nouveau ressemblera aux vieilleries du monde, aux vieilleries mythologiques.

    182 Ce qui nous empêche de nous en apercevoir, c'est peut-être que notre foi n'est pas grosse comme un grain de sénevé. Alors, cette expérience de foi reste médiocre et fragile. Elle ne se révèle pas à nos propres yeux, dans sa propre logique, dans sa propre vérité. Et cette médiocrité nous tue. Alors que le plus grand pécheur du monde, s'il garde cette certitude d'être aimé de Dieu, peut être un témoin de l'amour de Dieu. Il en sera témoin dans son péché même. Mais le médiocre, celui qui est inconsistant comme un brouillard, n'aura pas la certitude d'être aimé, tout en cherchant frénétiquement cette certitude comme si c'était son oeuvre propre.

    182 Cette certitude, on ne la trouve que dans une relation qui nous engage. " Ta foi t'a sauvé", dit le Christ, qui ne dit jamais : "Je t'ai sauvé". Ce sont nos faux dieux qui nous disent : " Je t'ai sauvé, alors sois-moi reconnaissant."

    (...)

    186 Quelquefois, nous entendons la question : " Quel est le spécifique de la foi chrétienne" ? On doit répondre : " C'est que Dieu est amour". Cette certitude est à reconnaître personnellement, dans l'initiative de Dieu. Alors, elle nous libère à la source (...)

    Pierre Ganne - " Etes-vous libre ?" Ed. Anne Sigier 2008 - ISBN 978- 2 - 89129 - 556 - 7

  • Avant Freud, déjà

    (...) Pourquoi parler de redécouverte dans le cas des théories freudiennes ? Parce que Freud a fini par prendre conscience que d'autres avant lui avaient exploré cet aspect méconnu de la psyché. Au cours de ses recherches, il s'est documenté et s'est alors aperçu qu'il n'était pas tout seul à penser ainsi. Il s'est alors intéressé aux "possédés de Loudun" et a écrit à un de ses correspondants que la façon dont le père Surin s'y était pris pour essayer de libérer ses malades faisait de lui le véritable inventeur de la psychanalyse : " Ce n'est pas moi, c'est le père Surin", écrit Freud.

    S'il était remonté plus haut, il aurait trouvé d'autres inventeurs. Il aurait découvert que, depuis bien longtemps avant Ignace de Loyola, on parlait de "discernement des esprits". Selon cette expression, on ne s'occupe pas des "esprits", mais des états d'esprit que sont les pulsions, les passions qui nous travaillent dans un sens ou dans l'autre. Une certaine agitation des esprits qui nous tire tantôt d'un côté, tantôt d'un autre.

    Ignace de Loyola avait attiré l'attention là-dessus. Car quelqu'un qui essaie de se recueillir, de reprendre conscience de lui-même, de se désaliéner s'aperçoit qu'il n'est pas sur un terrain neutre où il n'a qu'à se mettre en roue libre ! Il s'aperçoit qu'il est sur un terrain mouvementé, un terrain qui n'est autre que sa propre personne. Quand un retraitant se met en silence, quand il est en retraite, les pulsions qui l'habitent prennent un relief extraordinaire et c'est le silence qui lui fait prendre conscience du bruit.

    Le retraitant est agité par divers esprits, il est le siège de pulsions dont il n'est pas  maître. Et c'est normal, justement. Ignace de Loyola dit que si ce retraitant n'est pas agité par des esprits, il faut le renvoyer, il n'est qu'un caillou inerte, mais que, s'il est agité par les esprits, il y a une genèse possible, à condition d'interpréter.

    Au départ, saint Ignace voit le jeu des pulsions dans deux sens qui s'opposent :

    - la désolation,

    - ou la consolation

    (...)

    De tout temps, des spirituels dans le monde, y compris les Pères du désert, ont fait des analyses selon la même méthode. Ils s'efforçaient de décrypter, par une relation à l'autre, par l'amitié, par un lien de confiance mutuelle entre deux êtres, la capacité de chacun à aider l'autre à s'unifier, à devenir lui-même. Aujourd'hui, on s'imagine que c'est l'autre qui nous unifie, alors qu'on ne fait ainsi qu'un transfert. C'est plutôt l'être humain qui s'auto-unifie. Sinon, on est dans la dépendance de l'autre, et le jour où on s'en rend compte, la reconnaissance risque de se changer en haine !

    Si le directeur de conscience est impérialiste - et il y en a -, il pourrait bien se dire : " C'est moi qui vais unifier cette personne, c'est moi qui vais la guérir" ! C'est un danger terrible, auquel le retraitant peut facilement s'exposer s'il n'a pas le courage de se retrouver par lui-même. (...) Ignace de Loyola n'a jamais parlé de "diriger les âmes". Pour lui, l'important était d'aider l'autre à s'unifier lui-même. Parce que, s'il ne s'unifie pas lui-même, c'est une catastrophe. 

      

    Pierre Ganne - Etes-vous libre ? - Ed Anne Sigier 2008 p. 161-64. ISBN 978-2-89129-556-7

  • la vie spirituelle

    La vie spirituelle ne s'oppose pas à une autre vie qui ne le serait pas. La vie spirituelle, c'est la vie tout court. C'est un chemin quelque peu tortueux. La vie spirituelle, c'est l'homme rendu à lui-même, dans son coeur, dans son être profond. C'est l'homme qui n'est plus étranger à sa propre existence d'homme. (Alors que, dans notre monde, beaucoup d'aspects de notre existence restent étrangers à notre vie humaine.) C'est un homme libre qui ne se précipite pas tête baissée dans sa profession. C'est un homme qui ne devient pas un personnage. C'est un homme que sa liberté immunise contre la peur, la peur insensée, cette peur qui crée une sorte de révolte instinctive ou une triste résignation ! C'est un homme qui assume son existence à partir de son coeur, de sa liberté.

    Voilà tout ce que sous-tend une saine vie spirituelle.

    Pierre Ganne - Etes-vous libre ? - Ed Anne Sigier 2008 p. 154. ISBN 978-2-89129-556-7

  • cocréateurs

    La création, c'est Dieu qui nous dit : " Tu es responsable de ton existence, dans le temps et dans l'éternité." Cette responsabilité nous exprime tout l'amour de Dieu, qui veut que nous soyons comme lui, créateurs. 

    Pierre Ganne, op. cit. p.146 

  • là se joue votre vie

    Qu'est-ce que les gens découvraient en Jésus Christ pour le suivre, pour suivre un type que les autorités n'avaient pas reconnu ? Ils découvraient en lui une puissance absolument pure de toute domination qui les séduisait, parce qu'une telle puissance est aimable. Mais pour l'accueillir et aller vers elle, pour y adhérer, il fallait aller contre toutes les pressions sociales. C'est pourtant avec un esprit libre de ce genre qu'on fait des hommes ! Et il a fallu beaucoup de courage aux apôtres du Christ pour s'engager à sa suite.

    " Le Christ, c'est l'homme pour les autres ", dit-on parfois. C'est d'abord l'homme pour son Père, et il n'est l'homme pour les autres que parce qu'il est d'abord l'homme pour son Père." (p.134)


    " Qu'est-ce une culture ? " la réponse devrait être simple. Selon moi, la culture d'un homme, la culture humaine, porte d'abord sur le jugement de l'homme. Le jugement nous sert à conduire notre vie. On peut multiplier les formules à l'infini, mais, essentiellement, un homme cultivé, c'est celui qui, sur une question, va droit au coeur du sujet. Il s'agit d'une culture du jugement. (...) Dans les Evangiles, le conflit entre le Christ et les pharisiens porte justement sur cette question. Le Christ reproche aux pharisiens de manquer de jugement. Leur culture de la foi est déficiente. Ils ne savent plus où est l'essentiel. Alors, ils ne peuvent plus se conduire et encore moins conduire les autres. (P.138)

    (...) Saint Paul ne discute pas de ce qui divisait les Corinthiens. Il leur dit : " Le Christ et la connaissance du Christ, la rencontre personnelle du Créateur dans le Christ, c'est là que se joue votre vie et c'est là l'essentiel." L'existence de l'Eglise, sa vie quotidienne, dépend de la foi formée de ceux qui adhèrent à l'Eglise. Il n'y a pas de foi par procuration. Et quand Jésus dit : " Ta foi t'a sauvé ", il ne peut s'agir que d'une foi approfondie.
    Nous devons prendre conscience de notre responsabilité de chrétiens. nous ne pouvons pas faire jouer cette responsabilité dans une pouponnière où chacun pense qu'il n'est pas responsable de l'Eglise, qu'il y a des curés pour cela et qu'ils sont responsables pour moi. (P.142)

     

    Pierre Ganne - " Etes-vous libre ?" Ed. Anne Sigier 2008 - ISBN 978- 2 - 89129 - 556 - 7

  • Qui me voit

    " Qui me voit voit le Père " ( Jn 14,9). Qui me voit en croix voit le Père qui lui dit, dans sa Parole, qu'il n'a aucun dessein de domination sur lui. C'est même le seul dessein dont on peut être sûr. Il est tout de même libérateur de penser que notre existence repose sur une relation pure de toute domination, sur une relation qui n'a aucun projet de domination sur nous. Est-ce la caractéristique des relations que nouent entre eux les chrétiens ? C'est à eux de le dire. Mais si c'était vraiment le cas, cela se saurait. Hélàs ! je crois que nous en sommes encore à une vision esclavagiste des relations humaines et des relations que nous avons avec le Créateur. Si nous en libérions notre coeur, tout pourrait commencer différemment. 

    (...)

    Si nous nous mettons à aimer Dieu, nous ne pourrons pas lui faire l'injure de l'accueillir, lui absolument aimable, et, en même temps, d'avoir avec les autres des relations qui nient cette puissance démunie de toute domination. Nous ne pouvons pas faire à Dieu l'injure de rêver avec lui de cette relation pure de toute domination, et de vivre une relation pleine de domination avec les autres. "Ayez les mêmes sentiments que le Christ Jésus". (...)

    (...), il ne s'agit cependant pas de tomber dans le culte de l'impuissance. Il ne faudrait pas que des chrétiens plus ou moins masochistes s'orientent dans cette direction-là. Il s'agit plutôt de découvrir la puissance capable de faire éclore la liberté, parce que c'est cela la création. (...)

    Pierre Ganne - Etes-vous libre ? - Anne Sigier , 2008 pp. 119-121    

  • S'ils se réveillaient !

    Si les chrétiens se réveillaient, s'ils se réveillaient  tous avec cette pauvreté du coeur, quel courant d'air frais ce serait dans le monde ! Devant eux, les idoles seraient mises à bas de leur socle ! Etre chrétien, c'est être libre devant les puissances aussi bien matérielles qu'idéologiques, celles qui n'ont de cesse qu'elles se soient emparées de l'esprit de l'homme, de la conscience de l'homme. Pour ces raisons et pour beaucoup d'autres, parler de liberté, c'est parler de pauvreté. Mais on ne sait plus ce qu'est la pauvreté ! Et pourtant, comprendre la nature véritable de la pauvreté est décisif et essentiel, et toute l'intelligence de l'Evangile en dépend.

    (Pierre Ganne ajoute en note : d'une certaine façon, l'Evangile ne s'enseigne pas de façon abstraite. Un tel enseignement serait très dangereux. En même temps qu'il s'enseigne, il faut une formation du coeur, de la conscience, de l'intelligence, car il appelle à une responsabilité. Sinon, il demeurerait séduisant, certes, mais il deviendrait tout de même une idéologie.)

    Pierre Ganne - Etes-vous libre ? - Ed. Anne Sigier 1978 p. 76

  • les idoles de notre monde

    Dans l'Ancien Testament, en Israël, à peu près vers l'époque de l' Exil, quelques prophètes et leurs disciples étaient désignés par l'expression "les pauvres de Yahvé". C'était pendant la grande période prophétique (...) mais ce ne sont pas d'abord leurs conditions de vie qui en ont fait des "pauvres de Yahvé"  Cette pauvreté venait avant tout d'une décision du coeur, parce qu'ils avaient véritablement compris la parole de Dieu. (...) Ces hommes libres ont refusé d'être conduits par les puissances de ce monde non pas parce qu'elles sont mauvaises ou démoniaques, mais parce qu'elles dévient tout doucement et deviennent idolâtriques.

    Les pouvoirs politico-culturels de l'époque, les Assyriens, les Ninivites, même les Perses et les Grecs, pour Israël, étaient des puissances qui, par leur seule présence massive, leur emprise, leur domination, lui disaient : " Ton avenir dépend de moi ; alors sois gentil et obéissant, et nous arriverons à un modus vivendi , car ta destinée dépend de moi, comme ton bonheur."

    Dans notre monde actuel, certaines puissances politico-culturelles nous tiennent le même langage. (...) Elles nous disent : " Ton avenir dépend de moi." (...) C'est cela, l'idolâtrie.

    Les idoles d'aujourd'hui n'ont rien à voir avec les statues qu'on adorait autrefois. (...)

    C'est ainsi que l'argent (mais pas lui seul) peut devenir une idole, quand un être humain décide que sa destinée se résume à gagner le plus d' argent possible, à bénéficier de la puissance que l'argent donne, de l'influence qu'il permet, etc.  (...)

    La question décisive : sur quoi fonder mon espérance ?  (pp. 67-71)

    P. Ganne - Etes-vous libre ?  - Ed Anne Sigier 2008 - ISBN 978-2-89129-556-7.

  • l'inessentiel

    Dans l'Evangile, Jésus dénonce le mal qui tue l'Evangile dans les coeurs. Ce mal, ce n'est pas nos péchés, c'est plutôt le mal pharisaïque, dont l'hypocrisie n'est qu'une conséquence. Le pharisien ne joue pas la comédie. S'il joue la comédie, ce n'est qu'un menteur. En fait, le pharisien ne sait pas qu'il est pharisien, et c'est son malheur. Le pharisien est devenu incapable de discerner l'essentiel dans le rapport à Dieu et aux autres , dans l'existence. C'est cela qui tue l'Evangile. Au chapitre 23 en Matthieu, Jésus dit : " Vous acquittez la dîme... mais vous oubliez l'essentiel : la justice, la miséricorde, la droiture du coeur, la droiture de la conscience." Quand il s'agit de notre vie, de notre existence, ne plus savoir l'essentiel, c'est être radicalement "paumé". Et c'est un grand malheur parce que c'est à partir de l'essentiel que tout le reste se met en place.

    Nous devons retrouver l'essentiel, et le reste sera donné par surcroît. (...) La foi est une intelligence de la vie. La foi est une espérance dans laquelle la vie trouve sens. (...)

    Aujourd'hui, alors que sévit ce qu'on appelle "la déprime", la dépression psychique, des êtres humains gaspillent leur vie bêtement en cédant leur intelligence à l'inessentiel. Ils tombent dans le vide, dans le vertige, dans le dégoût de vivre.

    (...)

    Avec les béatitudes, Jésus nous dit que l'essentiel de la vie commence par l'esprit de pauvreté et que l'essentiel de la vie se décide là. (pp 64-67)

     

     

    P. Ganne - Etes-vous libre ?  - Ed Anne Sigier 2008 - ISBN 978-2-89129-556-7

  • quand la vérité devient répressive

    (...) il nous faut éviter ce divorce catastrophique du couple vérité-liberté. Et cela  nous concerne personnellement. La vérité de l'homme ne peut se trouver que dans une relation de liberté avec les autres et avec Dieu, une relation de liberté où se révèle la vérité. C'est la définition même de la foi évangélique : "La vérité vous rendra libres." On peut aussi dire : " La liberté vous rendra vrais, vraiment hommes."

    Dans notre monde, le divorce entre la vérité et la liberté est poussé très loin. Et quand il s'installe dans le coeur d'un homme, celui-ci est complètement déshumanisé. Alors la vérité devient répressive. Le concile de Vatican II a justement fait réfléchir et a favorisé l'élaboration de textes sur la liberté de conscience. Des résistances, il y en a eu ! Elles venaient d'une conception de la vérité conçue indépendamment de la liberté et sous des formes naïves qui ont subsisté pendant longtemps dans l'Eglise. Le pape Jean-Paul I er disait qu'il avait été, au départ, un peu réticent et presque scandalisé par certains textes conciliaires parce qu'il vivait de cette conception  très répandue selon laquelle la vérité a tous les droits, tandis que l'erreur n'a pas de droits. Elle n'a pas le droit de s'exprimer puisqu'elle est l'erreur !

    Mais la vérité et l'erreur ne sont pas sujets de droits, ce sont la femme et l'homme qui sont sujets de droits. Dire que la vérité a tous les droits ne veut rien dire. La vérité n'est pas un sujet juridique ni même un sujet à quelque titre que ce soit. Le sujet, c'est l'homme. C'est dans le coeur de l'homme que la vérité se concrétise et se déploie, grâce à la liberté, et c'est la liberté qui rend vrai. Sinon, tous nos beaux discours aboutissent à des conclusions totalitaires.... (pp 56-57)

    P. Ganne - Etes-vous libre ?  - Ed Anne Sigier 2008 - ISBN 978-2-89129-556-7

     

  • notre adhésion à l'Eglise

    (...) Notre adhésion de foi à l'Eglise peut comporter des parasites, des virus, qui l'infectent. Nous formons alors une Eglise d'irresponsables, une masse de chrétiens irresponsables, la responsabilité étant réservée à certains membres de l'Eglise, regroupés au sein du clergé. Ce système-là, le clérical, est celui de tous les totalitarismes (car il y a aussi des cléricalismes politiques). Comment sortir de cette situation ? Ce n'est pas en l'inversant simplement, comme font certains laïcs qui jouent au curé et qui ne sortent pas du cléricalisme en entretenant un ressentiment contre le clergé.

    Cet infantilisme peut parasiter un immense groupe comme celui que forme l'Eglise. Les déperditions sont alors terribles. Il faudrait faire l'histoire de l'irresponsabilité organisée dans l'Eglise - des historiens et des sociologues l'ont déjà d'ailleurs tentée. Nous demandons souvent à l'Eglise de nous décharger de nos responsabilités, justement. Nous lui demandons des réponses toutes faites qui nous tireraient automatiquement de l'angoise existentielle. Or, l'angoise d'exister peut-être positive si j'y réponds par moi-même, ce qui ne veut pas dire par moi seul.

    (...)

    Il peut y avoir une adhésion à l'Eglise pour participer à une puissance collective. Il n'est pas douteux que dans le passé, les Eglises ont été des puissances du monde, des puissances culturelles et des puissances politiques, directement ou indirectement. Le contraire aurait été étonnant. Du fait de son existence dans le monde, un groupe énorme a nécessairement une influence politique et culturelle. La question se pose : "Que fait-on de cette puissance ? La considère t-on comme l'essentiel ? Ne fonde-t-on pas son espérance sur cette puissance ?" - ce qu'il ne faut jamais faire car c'est de l'idolâtrie.

    Or, beaucoup de chrétiens, dans leur inconscient, adhéraient à l'Eglise parce qu'ils avaient la satisfaction de participer à un groupe puissant et qu'ils interprétaient cette puissance comme une puissance politique, ou comme une puissance culturelle, ce qui fait plus "distingué" que le politique, mais ne vaut guère mieux dans la mesure où il s'agit de domination. (...)

    La "chrétienté" aussi possède le pouvoir de créer l'illusion. Quand un groupe chrétien est assez considérable, assez massif dans une région ou un pays (comme c'est arrivé dans les siècles passés où presque tout le monde était chrétien, ceux qui ne l'étaient pas faisant parfois semblant de l'être pour avoir la paix), on se dit, implicitement : "Voilà, l'avenir de la foi est assurée !" Tous les gestes sont chrétiens dans les églises, dans les familles, dans les relations...Or, il s'agit dans les faits d'une illusion de chrétienté, une illusion assoupissante qui nous fait oublier que l'éducation de la foi est une éducation de la liberté, dans le rapport à Dieu et aux autres, et qu'une éducation de la liberté ne peut se faire par le seul conditionnement. (pp. 50-53)

    Pierre Ganne - " Etes-vous libre ?" Ed. Anne Sigier 2008 - ISBN 978- 2 - 89129 - 556 - 7

     

  • Albert Camus : " j'ai des amis catholiques"

    Le 7 janvier 1960, je suis en fin de tournage [le dialogue des Carmélites]. La veille, après visionnage des "rushes", je suis rentré chez moi à Versailles et me suis couché au plus tôt, pour être sur le plateau le lendemain à neuf heures. Le 7, j'arrive au studio, comme d'habitude en avance sur les autres. Je vais boire un café à la cantine. Un journal traîne sur la table : en première page, un titre : Camus a été tué dans un accident de la route. Michel Gallimard conduisait. Il est lui-même mourant.

    Rien comme la mort pour vous révéler les liens qui vous rattachent à un être. Camus est mort. Mon premier réflexe : je prie aussitôt pour lui. Depuis l'enfance, j'ai ce réflexe devant la mort. Je sais qu'elle n'est qu'une mutation décisive, et, à vrai dire, je n'éprouve aucune inquiétude pour Camus : s'il y a jamais eu au monde un homme de bonne volonté, l'un de ceux à qui fut promise la paix, c'est bien lui. Il se disait animé d'une "incroyance passionnée". Je suis moi-même possédé par une foi passionnée. Quelle surprise pour-lui d'avoir subitement changé de registre : plus d'espace, plus de temps, plus de catégories rationnelles dont il s'est toujours méfié, mais l'âme toute nue, comme on est nu à la naissance, et recueillie en des mains maternelles. "La chute", "l'exil", "le Royaume", ce qui n'était pour lui que mythes littéraires, tout cela maintenant a pris son poids dans la réalité, la réalité d'un monde autre. (...) Dans la ténèbre de cette mort soudaine, il m'a semblé saisir pour la première fois l'âme de Camus comme l'éclair révèle dans un miroir l'iamge fugitive du reflet d'un autre". (Bruckberger pp.102-103)

    " J'ai des amis catholiques, et pour ceux d'entre qui le sont vraiment, j'ai plus que de la sympathie, j'ai le sentiment d'une partie liée. C'est qu'en fait ils s'intéressent aux mêmes choses que moi. A leur idée, la solution est évidente, elle ne l'est pas pour moi...Mais ce qui nous intéresse, eux comme vous, c'est l'essentiel ". Lettre d' Albert Camus à Francis Ponge - 30 août 1943 (Pléiade, Essais, p.1596)

     

    " J'ai dû mal m'expliquer avec Camus, pour moi la solution n'est pas "évidente". saint Augustin a dit : " Qu'y a-t-il d'étrange à ce que tu ne comprennes pas. Si tu comprends , ce n'est pas Dieu ! " C'est vrai, pourtant, que je ne saurais trouver meilleure définition à l'amitié, entre Camus et moi, que celle d'une "partie liée" (Bruckerberger pp.99-100)

     

    " Les femmes étaient prêtes, bien peignées, parfumées, bijoutées, élégantes. Il est étonnant qu'une cabine de bateau, si exiguë, contienne tant de colifichets. Le repas puis le retour vers le bateau, tard dans la nuit, sont la fête des retrouvailles. La conversation est légère, futile, avec cette insouciance et cette gentillesse que nous avons toujours eues entre nous, la rosserie parisienne laissée au vestiaire. On vivait.  On riait, jouissant à plein de la minute présente, de sa grâce, de la douceur de la nuit hellénique. Que notre joie est juste, sonne juste ! Avant de se quitter, on se promet, on se jure, de refaire cette réunion à Paris, avec les mêmes, rien que les mêmes, pas un de plus, pas un de moins. Quand ? On a bien le temps d'y penser. Non ! on n'a plus le temps. Avant dix-huit mois, Camus et Michel Gallimard seront morts.

    Cette ultime rencontre sur le port de Rhôdes a eu sur-le-champ, et pour moi plus encore par la suite, quelque chose  de tout à fait miraculeux. Décidément, ici-bas, nous ne voyons jamais que l'envers d'une tapisserie, interminable comme celle de Bayeux, et dont l'endroit ne se dévoile que le temps d'un éclair : brefs et épars coups de projecteur sur mon destin, et qui restent la plupart du temps indéchiffrables. Toute ma vie est tissée de rencontres fortuites et majeures. (pp.100-101)

    R.L Bruckberger - A l'heure où les ombres s'allongent - Albin Michel 1989 ISBN 2-226-03619-9

     

     

  • lectio 12 : notre aventure

    Nous ne possédons rien : la Bible est notre trésor ; nous avons fait voeu de stabilité : la Bible est notre espace, notre pâturage ; nous nous sommes retirés dans la solitude : l'Ecriture est notre compagnie, notre société, et il n'est pas un seul des personnages qu'elle met en scène, depuis Adam jusqu'aux comparses des Epîtres de saint Paul, dont nous ne soyons contemporains. (...)

    L'Ecriture est notre Terre Promise, notre royaume, notre aventure ; une aventure d' exégèse qui engage toute notre vie. Jusqu'à ce que le Seigneur lui-même nous introduise au-delà des mots et des figures, au-delà des consonnes, dans le feu où il habite et d'où il nous parle, nous devons garder une âme de nomades et poursuivre, joyeux, notre quête, en inlassables pèlerins du Sens. Jésus ressuscité nous rejoint sur la route et nous y accompagne, Lui, le Sens, la Plénitude et l'Exégète de l'Ecriture, à l'approche duquel prennent feu, prennent fleurs, les coeurs et les consonnes.  

    François Cassingena-Trévedy - "Quand la Parole prend feu"

    abbaye de Bellefontaine 1999/2007.    p. 81          

     ISBN 978-2-85589-086-9 

    François Cassingena-Tréverdi est moine de Ligugé : www.abbaye-liguge.com

  • lectio 11 la cathédrale du Sens

    Quand tu t'adonnes à la lectio divina, tu te trouves impliqué dans une oeuvre qui te dépasse et te déborde de toutes parts, tu entres dans un chantier comme un ouvrier parmi une foule d'autres ouvriers. Dans l'exercice de cette activité-là en effet, tu es, à un titre tout particulier, membre de l'Eglise, du Corps total. C'est toujours en cette qualité de fils et de membre de l'Eglise que tu dois rencontrer la Parole dont l'Eglise seule est la véritable interlocutrice et la véritable dépositaire. A travers l'humilité, l'obscurité, la solitude de ta lectio divina, quelque chose d'immense et de grandiose s'élabore : à travers toi et en toi, c'est l'Eglise qui accomplit son intériorisation cordiale de la Parole. " Marie gardait et comparait en son coeur..." (Lc 2,19) Te voilà donc devenu comme une chambre haute de cet immense Coeur ecclésial qui, de la Pentecôte à la Parousie, n'en finit pas de garder, de comparer, d'approfondir les Ecritures ; comme un miroir, une facette de cet immense Corps oculaire, de ce Vivant constellé  d'yeux (cf. Ap 4,6) qui n'en finit pas de regarder.

    Puisque tu n'es pas seul, puisque tu n'es ni le premier ni le dernier dans cette entreprise d'investigation du sens de l'Ecriture, puisque tu y fraternises silencieusement avec tous ceux qui, avant toi, en même temps que toi, après toi, interrogent le même Livre, tu comprends alors aisément la dignité de ta lectio divina, son importance, sa nécessité même. Quand bien même rien ne devrait jamais s'ébruiter au-dehors de tes découvertes dans l'univers des Ecritures, ton exégèse personnelle et toute secrète importe à la construction de la "cathédrale du sens", à cette exégèse totale, communautaire, "catholique", dont l'Eglise pérégrinante à travers l'histoire est le sujet et qu'elle offre comme une réponse nuptiale, un hommage à son Seigneur qui lui a parlé. Chaque verset des Ecritures est un son émis par la bouche de Dieu dont les ondes doivent parvenir "jusqu'aux extrémités du monde" ( Ps 19,5) et se répercuter dans la caisse de résonnance que leur offre le coeur de chaque homme qui les perçoit. (...)

    François Cassingena-Trévedy - "Quand la Parole prend feu"

    abbaye de Bellefontaine 1999/2007.    p. 74-75           

     ISBN 978-2-85589-086-9 

    François Cassingena-Tréverdi est moine de Ligugé : www.abbaye-liguge.com