61. Yahvé, c'est celui qui se révèle d'une façon non pas étrangère, 62. mais étrange, selon son absolue liberté. Il n'est pas lié à un lieu plus qu'à un autre, parce qu'il se révèle sur une montagne située en dehors du chemin des hommes, et qu'on atteint seulement au terme d'un laborieux détour, après un total dépaysement.
Il n'est pas lié à un instant plus qu'à un autre, parce que, sur cette montagne, il se permet de tarder (Ex 32,1), signifiant par là qu'il se manifeste quand il veut, et que nul ne peut lui intimer des sommations pour le faire descendre à sa guise.
Il n'est pas lié à une figure plus qu'à une autre, et récuse catégoriquement toutes celles que l'homme tenterait de lui donner, même pour lui faire fête (Ex 32,5); car personne ne peut avoir prise sur lui. Tout cela, le diacre Etienne l'a fort bien compris après la Pentecôte (Ac 7, 35-50). Bref, Yahvé se révèle dans des phénomènes de rupture, au-delà même du prodigieux, dans un souffle imperceptible (1 R 19, 11-12).
Le prier, c'est accepter la privation de toute image, même sacrée : ce n'est pas pour rien que l'Evangile lie la prière avec le jeûne, et la retraite avec la tentation. Car Yahvé est éprouvant : le Christ, au désert, l'a lui-même expérimenté.
Yahvé, c'est au rebours d'Elohim [Elohim, mot pluriel, correspond à ce que nous nommerions aujourd'hui la divinité], celui qui ne demande ni culte ni sanctuaire. Au Sinaï, lui seul fait quelque chose, à quoi le croyant acquiesce, dans cet abandon total que la Bible nous dépeint de deux manières : se déchausser devant le Buisson (Ex 4,5), se voiler le visage dans la brise qui passe (1 Ro 19,13). Aucune liturgie, aucune pierre dressée, aucune dédicace ; l'homme ne touche à rien, en ce lieu qui ne lui appartient pas, situé qu'il est sous la nuée. Il croit à la présence, et se laisse chérir par ce Dieu qui "aime le premier " (1 Jn 4,19) (...)
Yahvé (...) c'est un nom propre, personnalisé, donc une confidence amicale (Ex 33,11). Et ce nom, chose remarquable, c'est un verbe, un verbe non pas auxiliaire mais actif : " Je suis ", c'est-à-dire : "Je te suis présent, intensément."
Yahvé, ce n'est pas d'abord le créateur (cette notion viendra bien plus tard) : c'est le rédempteur attentif : " J'ai vu la détresse de mon peuple... j'ai entendu son cri... je suis descendu pour le faire sortir d'Egypte " (Ex 3, 7-10) Le Dieu d'Israël se révèle 63. donc comme une puissante philanthropie, qui va mettre en branle toute une histoire libératrice. Il ne se livre pas comme un concept métaphysique ( "l'étant" ), dont il suffirait d'admettre que "ça existe", mais comme le Seigneur des événements, comme l'intervention efficace " à main forte et à bras étendu ". Il ne s'offre pas comme un déisme oisif, mais comme une tendresse agissante.
Yahvé, c'est celui qui envoie en mission, qui propulse énergiquement Moïse (si réticent !) vers Pharaon, et Elie vers Jéhu, pour leur faire exécuter une oeuvre précise et combien difficile, au milieu de l'hostilité générale. L'apostolat plante ses racines dans une expérience de ce type ; la mission est mystique. C'est fort de cette révélation si intime et si dense que l'envoyé affronte l'opposition, quitte, s'il succombe un temps au découragement, à revenir comme Elie, se blottir à nouveau au creux du rocher, pour vérifier la présence, ré-entendre l'amour et recevoir une nouvelle impulsion missionnaire. Il redescend alors de la montagne le visage rayonnant à son insu (Ex 34,29) ; et Paul a bien compris que le ministre de l'Evangile, pour avoir contemplé Dieu sur la face de Jésus-Christ, est encore plus étincelant que Moïse ( 2 Co 3, 7-8).
Telle est l'expérience originelle d'Israël, qui imprègne toute son histoire, et dont Jésus sera la perfection achevée, lui dont le nom signifie " Yahvé sauve" (Mt 1,21)
André Manaranche - Je crois en Jésus-Christ aujourd'hui - Seuil 1968