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gallimard

  • Albert Camus : " j'ai des amis catholiques"

    Le 7 janvier 1960, je suis en fin de tournage [le dialogue des Carmélites]. La veille, après visionnage des "rushes", je suis rentré chez moi à Versailles et me suis couché au plus tôt, pour être sur le plateau le lendemain à neuf heures. Le 7, j'arrive au studio, comme d'habitude en avance sur les autres. Je vais boire un café à la cantine. Un journal traîne sur la table : en première page, un titre : Camus a été tué dans un accident de la route. Michel Gallimard conduisait. Il est lui-même mourant.

    Rien comme la mort pour vous révéler les liens qui vous rattachent à un être. Camus est mort. Mon premier réflexe : je prie aussitôt pour lui. Depuis l'enfance, j'ai ce réflexe devant la mort. Je sais qu'elle n'est qu'une mutation décisive, et, à vrai dire, je n'éprouve aucune inquiétude pour Camus : s'il y a jamais eu au monde un homme de bonne volonté, l'un de ceux à qui fut promise la paix, c'est bien lui. Il se disait animé d'une "incroyance passionnée". Je suis moi-même possédé par une foi passionnée. Quelle surprise pour-lui d'avoir subitement changé de registre : plus d'espace, plus de temps, plus de catégories rationnelles dont il s'est toujours méfié, mais l'âme toute nue, comme on est nu à la naissance, et recueillie en des mains maternelles. "La chute", "l'exil", "le Royaume", ce qui n'était pour lui que mythes littéraires, tout cela maintenant a pris son poids dans la réalité, la réalité d'un monde autre. (...) Dans la ténèbre de cette mort soudaine, il m'a semblé saisir pour la première fois l'âme de Camus comme l'éclair révèle dans un miroir l'iamge fugitive du reflet d'un autre". (Bruckberger pp.102-103)

    " J'ai des amis catholiques, et pour ceux d'entre qui le sont vraiment, j'ai plus que de la sympathie, j'ai le sentiment d'une partie liée. C'est qu'en fait ils s'intéressent aux mêmes choses que moi. A leur idée, la solution est évidente, elle ne l'est pas pour moi...Mais ce qui nous intéresse, eux comme vous, c'est l'essentiel ". Lettre d' Albert Camus à Francis Ponge - 30 août 1943 (Pléiade, Essais, p.1596)

     

    " J'ai dû mal m'expliquer avec Camus, pour moi la solution n'est pas "évidente". saint Augustin a dit : " Qu'y a-t-il d'étrange à ce que tu ne comprennes pas. Si tu comprends , ce n'est pas Dieu ! " C'est vrai, pourtant, que je ne saurais trouver meilleure définition à l'amitié, entre Camus et moi, que celle d'une "partie liée" (Bruckerberger pp.99-100)

     

    " Les femmes étaient prêtes, bien peignées, parfumées, bijoutées, élégantes. Il est étonnant qu'une cabine de bateau, si exiguë, contienne tant de colifichets. Le repas puis le retour vers le bateau, tard dans la nuit, sont la fête des retrouvailles. La conversation est légère, futile, avec cette insouciance et cette gentillesse que nous avons toujours eues entre nous, la rosserie parisienne laissée au vestiaire. On vivait.  On riait, jouissant à plein de la minute présente, de sa grâce, de la douceur de la nuit hellénique. Que notre joie est juste, sonne juste ! Avant de se quitter, on se promet, on se jure, de refaire cette réunion à Paris, avec les mêmes, rien que les mêmes, pas un de plus, pas un de moins. Quand ? On a bien le temps d'y penser. Non ! on n'a plus le temps. Avant dix-huit mois, Camus et Michel Gallimard seront morts.

    Cette ultime rencontre sur le port de Rhôdes a eu sur-le-champ, et pour moi plus encore par la suite, quelque chose  de tout à fait miraculeux. Décidément, ici-bas, nous ne voyons jamais que l'envers d'une tapisserie, interminable comme celle de Bayeux, et dont l'endroit ne se dévoile que le temps d'un éclair : brefs et épars coups de projecteur sur mon destin, et qui restent la plupart du temps indéchiffrables. Toute ma vie est tissée de rencontres fortuites et majeures. (pp.100-101)

    R.L Bruckberger - A l'heure où les ombres s'allongent - Albin Michel 1989 ISBN 2-226-03619-9