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RL Bruckberger

  • Sur saint Dominique et les dominicains

    Saint Dominique a fondé son Ordre au début du XIIIe siècle, en plein triomphe de la Chevalerie. Dominique a purement et simplement transféré sur le plan de l'institution ecclésiastique, les moeurs, l'esprit, les manières, le costume, les caractéristiques de la Chevalerie militaire. Il a fondé au sein de l'Eglise apostolique un Ordre de chevalerie.

    Les signes abondent. Le cérémonial de la prise d'habit, le symbolisme même de l'habit dominicain, la cérémonie de la profession religieuse, évoquent trait pour trait l'adoubement où le jeune chevalier revêtait solennellement ses premières armes. Alors que les "manants" n'avaient droit pour se ceindre qu'à la corde, la ceinture de cuir était réservée aux chevaliers. Le scapulaire également : ils le portaient par-dessus l'armure, aux couleurs de leur seigneur. Le rosaire a remplacé l'épée au côté du chevalier de Jésus-Christ et de Notre-Dame. Le serment de fidélité se faisait sur les Evangiles, avec le baiser échangé entre le seigneur et le nouveau chevalier, qui devenait son "homme", d'où "l'hommage". La dévotion dominicaine à la Vierge a tout le caractère de "l'amour courtois".

    Saint Dominique a introduit dans l'apostolat de l'Evangile l'esprit même de la Chevalerie. La devise même de l'Ordre "Veritas" devrait se traduire en français par "fidélité" qui implique un engagement personnel, plutôt que par "Vérité" qui, dans notre langue a une résonnance plus théorique.

    (...)

    Jusque dans leurs défauts, comme les Dominicains restent conformes à cet idéal de la Chevalerie, qui, avec Don Quichotte, a produit son anti-héros ! Je ne connais pas un Dominicain, mais pas un, qui n'ait un Don Quichotte en lui, avec ses enthousiasmes sourcilleux, ses billevesées généreuses, ses querelleuses fariboles. Défenseurs de la veuve et de l'orphelin, redresseurs de torts, toujours prêts à se fendre et à pourfendre, jamais déçus par le cynisme, jamais découragés par l'échec , tels ils furent, tels ils sont, tels ils resteront, il y a sept siècles que cela dure, il n'y a pas de raison qu'ils changent maintenant. Leurs fautes sont des erreurs optiques, comme les moulins de Don Quichotte, mais pas des trahisons. Au fond, même quand ils sont impossibles, ils restent, comme Don Quichotte, farfelus et touchants.  

    R.-L. BRUCKBERGER - Le monde renversé - Cerf 1971 pp 42-44

  • Thomas d'Aquin

    "Je raconterai peut-être un jour ce que fut mon enfance et mon adolescence à Murat dans le Cantal. Quelle solitude ! quel désert ! Intoxiquée par un curé qui lui faisait un devoir de protéger la foi de ses enfants, ma mère brûlait la bibliothèque de mon père, bien inoffensive pourtant. Pour lire, je me réfugiais chez un cordonnier qui avait fait quelques études, et qui avait quelques rayons de livres dans son arrière-boutique. A treize ans j'ai découvert Villiers de l'Isle-Adam, l'année suivante Chateaubriand. Et, ce qui était moins bien, Pierre Louys. Et puis Rimbaud. Toute la littérature française me paraissait s'arrêter là, avec la saveur du fruit défendu. Et puis le collège, où de tous les classiques, je ne retins guère que Racine et surtout Pascal. mais ce n'est qu'à l'âge de vingt ans, quand je descendis vers les villes radieuses, vers le midi, que je découvris avec quelle fièvre ! Nietzche et Dostoïevski. Et Bernanos. J'étais jeune moine [dominicain], au couvent de Saint-Maximin dans le Var , quand j'ai lu pour la première fois L'Idiot. le soir, au lieu de me coucher, je continuais le roman. A une heure du matin, je fus avec tous les autres à la chapelle pour dire matines. Remonté dans ma cellule, je repris ma lecture et l'achevai enfin au moment où sonnait la cloche du réveil. J'avais les yeux gonflés et le visage bouffi d'avoir pleuré toute la nuit. Mes camarades de noviciat durent penser que je traversais une crise mystique, et que j'avais passé ma nuit à pleurer mes péchés. Alors que mes larmes n'avaient coulé que pour Nastassia Philippovna.

    Nietzsche et Dostoïevski bouleversaient ma sécurité intérieure, ébranlaient toutes les colonnes édifiées dès l'enfance. Bénis soient-ils ! Toutes mes certitudes, toutes mes espérances ont dû traverser ces deux ouragans. Ils m'ont forcé à tout jeter, tout, dans la contestation, tout sans exception, ce que j'avais de plus sacré et ce que j'avais de profane, ce que j'adorais, ce que je méprisais, tout fut jeté dans ce feu ardent, jeté pour rien, pour éprouver seulement les valeurs, pour voir ce qui restait sous la cendre quand tout ce qui était consumable avait brûlé. Ce jeune moine encapuchonné, qui circulait silencieusement sous les cloîtres, soupesait en son coeur chaque pièce du trésor que dès l'enfance on lui avait donné à garder.

    Thomas d'Aquin allait prendre le relais. Je le dis hautement, aucun maître au monde ne libère autant les intelligences, ne les guide mieux, ne les épanouit davantage, et sans les froisser. Sa méthode est celle de l'interrogation. J'appartiens à un Maître et à une Ecole, dont le manuel et le chef d'oeuvre s'intitule "Somme théologique",écrite de bout en bout sous forme de questions, ce qui est déjà un titre de noblesse intellectuelle tout à fait exceptionnel.

    Après une première question introductrice et méthodologique, l'énorme ouvrage commence ainsi : "Est-ce que Dieu existe ? - Il semble que non !"

    Le ton est donné une fois pour toutes, et sera tenu sans fléchir tout au long de cette immense interrogation, de cette "quête de vérité" - comme il y avait eu la quête du Graal -, que constitue " La Somme théologique ". Oui, le manuel de ma jeunesse est un livre d'aventure. Honneur à Thomas d'Aquin, redresseur de torts, chevalier sans peur et sans reproche de l'interrogation, qui donne à toute objection sa pleine chance, et qui ne combat qu'à visage découvert. Rien n'est plus opposé à Thomas d'Aquin que le larvatus prodeo de Descartes et de tant de penseurs modernes.

    Aujourd'hui on appelle "maîtres", non pas ceux qui nous obligent à l'interrogation, mais ceux qui vous courbent à des affirmations ou à des négations péremptoires. Hegel, Marx et tant d'autres, affirment, nient, assènent toujours, et finalement mettent l'intelligence sous le joug. Thomas d'Aquin interroge et s'interroge, il commence par objecter. Il répond aussi, bien sûr, il sait que l'acte intellectuel ne se termine et ne trouve sa fécondité propre que dans le jugement, mais la réponse toujours proposée, jamais imposée, ne vient qu'après l'interrogation, après l'objection, comme les semailles après le labour. Et le champ des semailles n'est jamais plus étendu que celui des labours. Honte à qui affirme ou nie, sans aucune interrogation préalable ! La dignité de l'intelligence humaine expire dans la sauvagerie d'un terrain qui ne serait pas remué par le soc de l'interrogation.

    Le génie de Thomas d'Aquin ne respire et ne se meut qu'attelé, comme un boeuf, à la charrue de l'interrogation. Thomas d'Aquin serait très à l'aise, il aimerait parler aux plus grands savants de notre époque, j'entends les vrais savants, ceux qui se sont formés à la méthode expérimentale, qui, selon les fortes paroles de Claude Bernard, se résume au doute. Qui doute s'interroge, il est sur le bon chemin.  Mais l'honnête et laborieux Thomas d'Aquin n'aurait rien à dire, ce qui s'appelle rien, à nos philosophes saouls de dogmes, à nos théoriciens tranche-montagnes, à nos petits curés qui ne progressent que dans leur propre infaillibilité, à nos moinillons toujours le nez en l'air pour humer d'où vient le vent de la dernière mode intellectuelle.

    R.-L BRUCKBERGER - Le monde renversé - Cerf, 1971. pp 84-87

  • Albert Camus : " j'ai des amis catholiques"

    Le 7 janvier 1960, je suis en fin de tournage [le dialogue des Carmélites]. La veille, après visionnage des "rushes", je suis rentré chez moi à Versailles et me suis couché au plus tôt, pour être sur le plateau le lendemain à neuf heures. Le 7, j'arrive au studio, comme d'habitude en avance sur les autres. Je vais boire un café à la cantine. Un journal traîne sur la table : en première page, un titre : Camus a été tué dans un accident de la route. Michel Gallimard conduisait. Il est lui-même mourant.

    Rien comme la mort pour vous révéler les liens qui vous rattachent à un être. Camus est mort. Mon premier réflexe : je prie aussitôt pour lui. Depuis l'enfance, j'ai ce réflexe devant la mort. Je sais qu'elle n'est qu'une mutation décisive, et, à vrai dire, je n'éprouve aucune inquiétude pour Camus : s'il y a jamais eu au monde un homme de bonne volonté, l'un de ceux à qui fut promise la paix, c'est bien lui. Il se disait animé d'une "incroyance passionnée". Je suis moi-même possédé par une foi passionnée. Quelle surprise pour-lui d'avoir subitement changé de registre : plus d'espace, plus de temps, plus de catégories rationnelles dont il s'est toujours méfié, mais l'âme toute nue, comme on est nu à la naissance, et recueillie en des mains maternelles. "La chute", "l'exil", "le Royaume", ce qui n'était pour lui que mythes littéraires, tout cela maintenant a pris son poids dans la réalité, la réalité d'un monde autre. (...) Dans la ténèbre de cette mort soudaine, il m'a semblé saisir pour la première fois l'âme de Camus comme l'éclair révèle dans un miroir l'iamge fugitive du reflet d'un autre". (Bruckberger pp.102-103)

    " J'ai des amis catholiques, et pour ceux d'entre qui le sont vraiment, j'ai plus que de la sympathie, j'ai le sentiment d'une partie liée. C'est qu'en fait ils s'intéressent aux mêmes choses que moi. A leur idée, la solution est évidente, elle ne l'est pas pour moi...Mais ce qui nous intéresse, eux comme vous, c'est l'essentiel ". Lettre d' Albert Camus à Francis Ponge - 30 août 1943 (Pléiade, Essais, p.1596)

     

    " J'ai dû mal m'expliquer avec Camus, pour moi la solution n'est pas "évidente". saint Augustin a dit : " Qu'y a-t-il d'étrange à ce que tu ne comprennes pas. Si tu comprends , ce n'est pas Dieu ! " C'est vrai, pourtant, que je ne saurais trouver meilleure définition à l'amitié, entre Camus et moi, que celle d'une "partie liée" (Bruckerberger pp.99-100)

     

    " Les femmes étaient prêtes, bien peignées, parfumées, bijoutées, élégantes. Il est étonnant qu'une cabine de bateau, si exiguë, contienne tant de colifichets. Le repas puis le retour vers le bateau, tard dans la nuit, sont la fête des retrouvailles. La conversation est légère, futile, avec cette insouciance et cette gentillesse que nous avons toujours eues entre nous, la rosserie parisienne laissée au vestiaire. On vivait.  On riait, jouissant à plein de la minute présente, de sa grâce, de la douceur de la nuit hellénique. Que notre joie est juste, sonne juste ! Avant de se quitter, on se promet, on se jure, de refaire cette réunion à Paris, avec les mêmes, rien que les mêmes, pas un de plus, pas un de moins. Quand ? On a bien le temps d'y penser. Non ! on n'a plus le temps. Avant dix-huit mois, Camus et Michel Gallimard seront morts.

    Cette ultime rencontre sur le port de Rhôdes a eu sur-le-champ, et pour moi plus encore par la suite, quelque chose  de tout à fait miraculeux. Décidément, ici-bas, nous ne voyons jamais que l'envers d'une tapisserie, interminable comme celle de Bayeux, et dont l'endroit ne se dévoile que le temps d'un éclair : brefs et épars coups de projecteur sur mon destin, et qui restent la plupart du temps indéchiffrables. Toute ma vie est tissée de rencontres fortuites et majeures. (pp.100-101)

    R.L Bruckberger - A l'heure où les ombres s'allongent - Albin Michel 1989 ISBN 2-226-03619-9

     

     

  • Le Grand Inquisiteur

    La parabole [ R.-L. Bruckberger fait allusion ici au roman de Dostoïevski, les Frères Karamazov, en particulier la parabole du Grand Inquisiteur ] suppose qu'au XVI ème siècle, à Séville, vous êtes revenu sur terre, et que le petit peuple vous a reconnu ; qu'il s'est même précipité vers vous. Le Grand Inquisiteur, cardinal de l'Eglise romaine, survient, vous fait arrêter et jeter en prison, où il vient vous parler. C'est lui qui vous dit : "Des siècles passeront, et l'humanité proclamera, par la bouche de ses savants et de ses sages, qu'il n'y a plus de crimes, et par conséquent qu'il n'y a plus de péchés : il n'y a plus que des affamés. Nourris-les, et alors exige d'eux qu'ils soient vertueux ! Voilà ce qu'on écrira sur l'étendard de la révolte qui abattra ton temple." Ainsi vous parlait le Grand Inquisiteur.

    Béni soit votre serviteur Dostoïevski, ancien forçat, épileptique, ivrogne sur les bords, perdu de dettes, joueur, romancier, et Russe par-dessus le marché ; il fut un de vos prophètes, je veux dire que l'esprit prophétique de votre Eglise, - qui est un esprit de souffrance, d'espérance, et d'une lucidité déchirante de l'avenir, et qui est l'instinct de conservation de ce que l'Eglise a de plus vital, il conserve l'âme de l'Eglise, - cet esprit s'est exprimé par lui. Dostoïevski a discerné et dit à l'avance le péril extrême qui menace l'Eglise dans son âme et sa raison d'être. Un univers dont l'idéal est d'assurer la santé et la prospérité matérielle de l'espèce humaine sur terre n'aura plus aucune place pour vous.

    L'homme de ce nouvel univers aura même sa vertu à lui, qui aura ses critères absolument différents de ceux de la vertu qui se réclame de vous. Cet univers aura besoin de toujours plus d'hygiénistes, de biologistes, mais il n'aura pas besoin de saints, parce qu'en éliminant la notion même de péché le pécheur même devient inconcevable et de même le saint. 

    Comme toujours quand il s'agit de prophétie vraie, la manière dont elle se réalise déborde un peu l'expression du prophète. C'est non seulement "Nourrissez-les !" mais aussi "Guérissez-les !" qu'il pouvait dire. La médecine n'est plus qu'une annexe de l'économie, et l'économie est la science totale du bonheur humain. Le but de la société est de nourrir l'homme, de le guérir éventuellement, de le faire jouir de la terre, de le combler de commodités matérielles, et de le convaincre que s'il a tout cela il ne peut être qu'heureux. Celui qui ne serait pas content de la terre et de son bonheur serait un inadapté (...) Alors que veulent dire les mots "rédemption" et "rédempteur", du moment qu'il n'y a plus ni péché ni pécheurs ? (...)

    Ce qui, il y a un siècle, pouvait encore passer pour une prophétie n'est plus qu'une photographie du monde actuel. Curieusement, la prophétie a commencé de se réaliser par la patrie de Dostoïevski. La prophétie n'a pas protégé la Russie. Mais c'est aussi par la Russie peut-être que votre royaume réapparaîtra sur terre. Malgré l'énorme entreprise qui vise à vous éliminer du destin de l'homme, il y a de plus en plus d'hommes et de femmes russes qui languissent pour vous. (...)

    R-L Bruckberger - Lettre ouverte à Jésus-Christ - Ed. Albin Michel, 1973  

     

  • La clef du royaume (2)

    Saint Paul affirme mystérieusement que notre souffrance sert à compléter ce qui manque à la Passion du Christ. Si saint Paul ne l'affirmait solennement, jamais je ne croirais qu'il puisse manquer quelque chose à la Passion du Christ. Mais apparemment Dieu qui nous a créés libres, ne veut pas opérer sans nous l'oeuvre de notre salut. Il veut que chacun apporte sa propre pierre à l'édification de cette immense cathédrale de la souffrance que constitue la Passion du Christ, qui, dans la chair et l'âme de ses amis, se poursuit à travers les siècles. Quand le monde finira, alors seulement la cathédrale sera achevée. La douleur et la mort sont donc un moyen de nous conformer au Christ, de prendre sa figure, de nous identifier mystérieusement à lui afin qu'au moment voulu nous participions aussi à sa Gloire, à la joie sans rivages qui est éternellement sienne. Dans le  christianisme authentique, la souffrance et la mort, surtout l'acceptation libre de la souffrance et de la mort, sont un moyen, mais ne sont qu'un moyen. Si elles deviennent but, elles sont chrétiennement suspectes. La joie seule est notre destinantion finale.  

     

    R.L Bruckberger - La Révélation de Jésus-Christ - Grasset, 1983 

  • La clef du Royaume (1)

    Le véritable patron de notre monde moderne, celui qui lui tend le miroir prophétique de sa conversion possible, c'est le bon larron, si près de la piété russe traditionnelle.

    - Seigneur, souvenez-vous de moi, quand vous serez dans votre paradis !

    - En vérité, en vérité, je te le dis, aujourd'hui même, tu seras avec moi au paradis ! 

    Il me semble que Jésus ne pouvait dire plus clairement que du moment qu'on est sur la croix, la clef est déjà introduite dans la serrure du paradis, à la condition bien entendu que cette croix soit acceptée et même aimée. Car enfin le mauvais larron est dans la même situation que le bon larron, et il blasphème jusque sur la croix. N'oublions jamais que le seul saint canonisé par Jésus-Christ est un bandit de grands chemins, justement puni pour ses crimes. Mais il accepte de plein coeur - et c'est là qu'il est antimoderne - et son châtiment, et sa souffrance, et sa mort, parce qu'il a deviné que la croix sur laquelle il est cloué est la clef même du paradis dont son voisin de supplice est le Seigneur.

    Non ! Mille fois non ! le christianisme n'est pas un dolorisme, ni un sadisme, ni un masochisme, ceux qui le disent mentent. C'est littéralement la religion de la joie et de la Gloire, puisqu'il est la religion de la Vie et de son épanouissement, il est vrai, sur-naturel. Il place très haut cette joie, il situe très haut cette Gloire, sur des sommets naturellement inaccessibles, dont le seul Christ nous a ouvert le sentier escarpé. Entre d'une part cette joie et cette Gloire et d'autre part nous, nous autres hommes, il y a des obstacles à franchir : notre nature même, paradoxale, animale et spirituelle, enfant de la terre et du ciel, de plain-pied avec ce que ce monde a d'éphémère, et en même temps ouverte sur un infini de désir. Et cette nature humaine elle-même n'est pas intacte, elle est blessée, affaiblie, claudicante, atteinte dans ses forces vives par le péché dont le fruit est la mort. Je sais bien que cette conception de l'homme ne correspond à aucune des données actuelles de la science : la science ne connaît pas le péché et ne peut pas le connaître, et elle hait la mort qu'elle est pourtant bien obligée d'admettre.  

     

    R.L Bruckberger - La Révélation de Jésus-Christ - Grasset 1983 

  • La légalité du côté du crime

    Ils avaient devant les yeux, en chair et en os, Celui dont toutes leurs Ecritures, où ils s'usaient les yeux, parlaient, et elles ne parlaient que de lui. Ils avaient devant les yeux Celui qui était la finalité et l'accomplissement de la Loi, cette Loi dont ils étaient les docteurs et les gardiens. Ils avaient devant les yeux le Dieu d'Israël lui-même, pour lequel ils avaient construit le Temple, à qui ils immolaient des victimes prophétiques, mais sa Divinité était voilée par une humanité comme jadis la face éblouissante de Moïse leur apparaissait cachée par un voile.

    Ils ne le reconnurent pas. Ils l'ont tué.

    Le moins qu'on puisse dire - et cela est de la plus haute importance pour définir exactement les ennemis de Jésus-Christ dans n'importe quelle société - est que le meurtre de Jésus n'est absolument pas un crime crapuleux, un meurtre de chenapans. Il ne fut pas davantage un crime révolutionnaire, commis par une foule en délire. Il ne fut pas un crime du peuple comme les exécutions de la Commune. Il fut un crime de ce que les Anglais appellent l ' establishment. Comme le meurtre de Jeanne d'Arc, qui lui ressemble à tant d'égards, ce fut un meurtre prémédité, hautement motivé, crime de notables et de juristes, crime de prêtres et d'intellectuels, avec tous les raffinements d'une mise en scène éléborée, infiniment respectueuse des formes et des formalités. A part la canaille qu'on retrouve autour de toutes les exécutions, qui n'a rien à voir avec le peuple, et qui n'est là que pour hurler avec les loups, le peuple d'Israël que Jésus avait aimé, qui l'avait acclamé, n'était pas là : il fut mis par ses élites devant le fait accompli. Il en fut consterné.

    Une fois de plus dans l'histoire - mais cette fois-là fut de conséquence infinie - les élites ont trahi à la fois leur vocation propre et le peuple dont elles avaient officiellement charge et responsabilité. Une fois de plus dans l'histoire la légalité était d'un côté, la légitimité de l'autre. Et la légalité fut du côté du crime. Une fois de plus.

     

    R.L Bruckberger - La Révélation de Jésus-Christ - Grasset 1983

  • surmonter ce scandale

    (186)... Il n'y a pas de sentence de l'Evangile qui exprime mieux le conflit de Jésus avec les chefs de sa nation que cette Béatitude : " Bienheureux pour qui je ne suis pas un objet de scandale ! " De toutes les béatitudes évangéliques, elle est l'assise. Nul n'obtient la béatitude éternelle, pour laquelle il a été créé et mis au monde, s'il ne surmonte ce "scandale" qui est consubstantiel à la personne de Jésus.

    On croit que ce fut facile de suivre Jésus. Ce ne fut pas facile.

    Les autorités et la mode étaient contre lui. Toutes les autorités, aussi bien civiles que religieuses, qui d'ailleurs en Israël étaient les mêmes. Evidemment il y avait les miracles, mais les pharisiens les attribuaient à Belzébuth. Au reste les miracles n'ont jamais convaincu ceux qui se disent des " esprits forts ". Les miracles, même aujourd'hui, ajoutent le scandale au scandale.

    Je voudrais insister sur le scandale propre à Jésus, absolument propre et inaliénable, singulièrement révélateur. Ce n'est pas ce qu'il dit qui est le plus scandaleux, ce n'est pas ce qu'il fait - bien que tout cela le soit beaucoup -  c'est ce qu'il est, ce qu'il est toujours et éternellement.

    Ses ennemis pourraient transiger sur bien des choses, trouver des interprétations restrictives ou, comme on dit, "bienveillantes".  Mais sur l'essentiel il n'y a aucun compromis possible ; sur ce qu'il est, il n'y a aucune interprétation restrictive qui tienne.

    Dans l'Evangile de Jean (chapitre 11), et tout de suite après l'épisode de la Samaritaine, on le voit bien.  Cette fois-ci on est entre Juifs, à Jérusalem, au cours d'une fête religieuse et le jour du Shabbat. Jésus fait un miracle : il guérit un homme paralytique depuis trente ans, lui commande de se lever, de marcher, de rentrer chez lui en emportant son grabat(187) Or la loi du Shabbat est stricte, aggravée encore par la jurisprudence tatillonne des pharisiens : il ne faut rien porter le jour du Shabbat, c'est la loi du Seigneur, et il n'y aurait que Dieu qui pourrait relever de la Loi édictée par lui. Nous vivons dans une société tout entière modelée sur le sacré, qui se mobilise entièrement et instantanément contre celui qui ose outrager ce qu'elle a de suprême, la Loi de son Dieu.

    Jésus est un bon Juif. Pendant trente ans dans son village il a donné l'exemple de la piété et de l'observance de la Loi : qu'est-ce qui le prend aujourd'hui de la transgresser délibérément ? S'il est monté de sa Galilée lointaine, c'est bien pour célébrer une fête rituelle, et pour la célébrer dans le temple, là où réside la Gloire du vrai Dieu. Jésus n'a jamais renié sa qualité de Juif, il l'a revendiquée au contraire et la revendiquera jusque devant Pilate. Il est né et mourra Juif, au point que très véridiquement l'écriteau sur la croix portera l'inscription " roi des Juifs ".

    R.L Bruckberger - " La Révélation de Jésus-Christ " Gallimard 1983

  • C'était le commencement de l'été

    Au temps de mes saisons dans le Sahara, j'ai fait la connaissance d'un Juif très pieux, sûrement mort depuis, car s'il vivait il aurait aujourd'hui cent trente ans. Il me parlait de sa petite enfance. Il était né sous la tente au milieu d'une nombreuse famille qui avait encore la structure primitive du clan. Il faut avoir vu ces tentes fabriquées avec des peaux de bêtes cousues, qui évoquent nos cirques ambulants ou ce qu'on appelle un "chapiteau", capables d'abriter pour la nuit ou la sieste deux ou trois cents personnes, toute une maisonnée patriarcale, avec en plus les chamelets et les poulains, les ânons et les agneaux, trop tendres pour supporter le poids du soleil ou les froidures de la nuit.

    Mon vieil ami me racontait que, tout enfant, il dormait dans le giron de sa grand-mère qui le réchauffait, le rassurait et, le jour, lui enseignait les rudiments. Le rabbin ne passait que de temps en temps pour circoncire les bébés mâles, bénir les mariages, pour rappeler les Dix Informations [les Dix Commandements ou les Dix Paroles, NDLR] dictées jadis sur le mont Sinaï et gravées par Moïse sur la pierre, pour affirmer à ces nomades perdus dans l'immense désert qu'ils faisaient bien partie de la race élue dont surgirait un jour le Messie. Une paix infinie régnerait alors dans les coeurs et parmi les peuples, le lion dormirait avec la gazelle sans lui faire de mal.

    Une nuit, le garçon fut réveillé par un irrépressible besoin de faire pipi. Il se dégagea doucement des bras de la vieille, souleva le bord de la tente, se glissa et se retrouva dehors. C'était le commencement de l'été, l'air était doux, le ciel illuminé de milliards d'étoiles qui, au désert, semblent à portée d'échelle. Les chevaux et les chameaux respiraient tranquillement. Cette paisible nature était si accueillante, avec une saveur de miel et de lait, pleine d'une promesse et d'un fruit déjà si mûr que le petit garçon fut frappé d'enthousiasme.

    L'espérance lui monta à la tête comme une fièvre brutale. Il retourna sous la tente, réveilla d'autorité sa grand-mère et lui dit à l'oreille : " Viens dehors ! C'est si beau ! Ne serait-ce pas cette nuit que le Messie va venir ? " Et la vieille irritée de répondre : " Oublie le Messie ! Apprends à compter ! "

    A la fin du récit, mon vieil ami pleurait. Il était de ces Juifs pieux et fidèles qui dépensent leur vie à espérer le Messie et qui  n'apprendront jamais à compter. Quand on en a rencontré un, on ne l'oublie jamais.

     

    R.L Bruckberger - " La Révélation de Jésus-Christ "- 1983

  • Le Christ et l'institut de beauté

    Chacun de nous est très conscient de son organisme corporel ou physique : toute la biologie, toute la médecine, toute la diététique sont centrées sur le bon fonctionnement de cet organisme corporel. Dans notre civilisation moderne, le souci de l'organisme corporel humain a pris une telle prépondérance qu'il donne lieu à une véritable religion avec ses dogmes, ses grands prêtres, sa liturgie : les instituts de beauté sont des lieux de culte et une opération chirurgicale est une grand-messe; le bronzage des corps tient dans notre vie la place qu'occupait jadis la prière.

    Le Christ - et il importe de la souligner très fort - n'est pas venu condamner le corps, c'est tout le contraire, il est venu le transfigurer, puisque, lui qui vivait dans sa condition de Fils unique de Dieu qui est Esprit, s'est incarné, c'est-à-dire qu'il a pris corps en vue de transmettre aux hommes son message. Il ne pouvait les toucher (à tous les sens du mot) qu'en ayant lui-même un corps. Le mépris du corps n'est pas chrétien. L'hérésie albigeoise (...)  au XIII ème siècle (...) condammait le corps et le mariage.

    (...)

    Que chacun de nous soit aussi un organisme spirituel est moins évident : cela ne se voit pas, cela ne se touche pas. (...) Toute l'entreprise du Christ a été de nous convaincre que, doublant notre organisme corporel, nous avons un organisme spirituel (...) La mission propre du Christ est de lui conférer un épanouissement de vie éternelle, du moins la possibilité de cet épanouissement.

    (...)

    Nous pouvons être de parfaits athlètes quant à notre organisme physique ou même quant à l'exercice de nos facultés rationnelles et être des rachitiques et des débiles quant à notre organisme spirituel. C'est là un phénomène anormalement fréquent à notre époque de forme physique et de brillance intellectuelle.

    R.L Bruckberger - " La Révélation de Jésus-Christ " Grasset 1983

     

  • Conversation à contre-jour

    J'imagine très bien la Samaritaine, jeune, belle, désirable, coquette, sensuelle, le visage découvert, la chevelure libre, venant de la ville vers le puits, l'amphore sur la tête et droite sous le fardeau, la corde au bras pour descendre la cruche. Elle a la démarche souple d'un félin. Elle chantonne sur le chemin. Elle est bien dans sa peau, elle aime faire l'amour et change de partenaire avec aisance. C'est exactement le genre de créature qui n'a pas froid aux yeux, dont mon maître des novices nous recommandait avec insistance de ne jamais la regarder en face : " E pericoloso ! " comme il était écrit jadis sous les fenêtres des trains. Attention, danger imminent de vertige ! Elle le sait, elle sait que ses yeux sont des abîmes. Elle trouve la vie très à son goût et ne s'attend pas du tout à ce qui va lui arriver.

    Elle n'est pas sans être émue par la beauté de l'étranger assis sur la margelle  du puits. Mais quoi ! C'est un Juif, et elle n'aime pas les complications sociales ou politiques. C'est avec insolence, l'air de dire : "Bas les pattes !", qu'elle répond à la demande de Jésus de lui donner à boire.

    Jésus ne s'offusque pas, et la conversation continue, en contrepoint, à contre-jour. La femme accueille et déchiffre les mots sur son registre à elle, et comprend à contresens tout ce que Jésus lui dit. Jésus, lui, est sur un tout autre registre, une octave plus haute, celui de sa révélation personnelle : et c'est à cette hauteur qu'il veut la hisser.

    (...)

    A cette femme immergée dans les plaisirs de la chair, impératrice des désirs, Jésus révèle tout à tract qu'elle a été créée et qu'elle existe pour une métamorphose d'elle-même vers une autre Vie, qu'il appelle Vie éternelle, où elle aura, où elle a déjà d'autres désirs et d'autres satiétés. Désirs et satiétés qu'elle ne connaissait pas, qu'elle ne soupçonnait même pas, mais qui la combleront à la perfection, et auprès desquels désirs et satiétés charnelles ne lui paraîtront plus que comme de l'ombre. (...)

    En quelques instants, cette femme qui vient chercher de l'eau pour étancher la soif de toute la maisonnée, découvre qu'il y a en elle une soif plus profonde que celle dont elle fait chaque jour l'expérience, et qui se renouvelle d'ailleurs chaque jour... (...)

    Le premier émerveillement passé, vient la méfiance. Se peut-il que ce soit vrai ? Se peut-il qu'un tel bonheur soit pour moi ? C'est alors le moment de l'estocade, où l'épée trouvant la jointure de l'épaule perce le coeur. Jésus est le matador infaillible : son épée est la vérité. Déjà, quand il la voyait de loin dévaler le chemin, l'amphore sur la tête et une chanson aux lèvres, il savait qui elle était. Maintenant il le lui dit. Elle, comme une petite fille qui essaie de se rappeler son catéchisme, tente de faire diversion, en disant ce qu'elle a appris dans son enfance. Elle lui parle donc du Messie que Samaritains autant que Juifs attendent depuis deux mille ans : " Quand il sera venu, il nous fera tout savoir."

    Jésus - Je le suis, moi qui te parle.

    Voici la toute première fois que Jésus fait à un être humain cette immense révélation de lui-même. (...) C'est à elle qu'il dit : "Oui, c'est moi ! " Ce n'est pas aux prêtres qu'il dit cela en premier, ce n'est pas aux docteurs de la Loi, aux intellectuels, aux théologiens, qu'il a dit cela en premier, ce n'est même pas à l'empereur de Rome ou aux chefs de son peuple qu'il a dit cela en premier, ce n'est même pas aux apôtres, compagnons de sa vie et de son errance, qu'il a dit cela en premier, non ! C'est à cette étrangère, cette ennemie, jeune, belle et folle de son corps. (...) A cette marginale, marginale en tout, Jésus fait tout à tract et sans la moindre réticence, sans la moindre ambiguïté, la révélation de sa mission essentielle.

    R.L Bruckberger - La Révélation de Jésus-Christ - Grasset 1983 

  • ces apôtres à la manque

    Une lettre de lui [Bernanos] me touche beaucoup. A un ami médecin, incroyant, atteint d'un mal incurable, et qui se savait au bord de la mort, il écrivait : "Mon vieux, je vous aime beaucoup, beaucoup plus que vous ne le pensez, parce que je peux vous estimer autant que je vous aime, et c'est une chose qui n'arrive pas souvent. Alors il me semble que si j'avais abordé sérieusement le sujet avec vous, j'aurais laissé de côté la philosophie et la théologie. Je vous aurais dit seulement que dans ce monde désespéré, - hors de l'espoir - la place d'un homme tel que vous, notre place à tous les deux si j'ose dire, est aux côtés de Jésus-Christ, comme nous l'aurions été certainement jadis, sur les routes de Galilée, dans la poussière, avec les pauvres diables, les pêcheurs du lac, le centurion, la femme adultère, le Samaritain, Marie-Madeleine, enfin tous les copains et les copines de l'Evangile. Voilà ! Je vous embrasse de tout mon coeur. Ne m'enguelez pas !"

    Dieu ! Comme j'aimerais retrouver ce langage qui sonne à l'oreille de mon coeur ! Dans un sens, c'est bien ce que les curés modernes ont essayé de faire en basculant dans le copinage avec les clodos et les prolos. Mais ils se sont trompés du tout au tout. Au lieu de parler aux clochards de " l'Eau jaillissante jusqu'à la Vie éternelle", ils ont partagé avec eux le litron de rouge, ils ont essayé de devenir eux aussi des clochards ou des guérilleros, ou des révolutionnaires en peau de lapin, ou des théoriciens de la subversion. (...) Les curés modernes, ces apôtres à la manque, ont tout encanaillé, l'Evangile et eux-mêmes. Ils seront vomis avec dégoût par ceux-là mêmes à la portée desquels ils prétendent se mettre, parce qu'ils ont méconnu en eux leur soif la plus profonde, leur soif sacrée. Les marginaux eux aussi, eux surtout, attendent le Messie, sans le savoir eux-mêmes, ils n'attendent même que lui. Mais celui qu'ils attendent, c'est le vrai Messie, celui qui leur donnera la Vie éternelle. C'est même parce que leur attente est trop douloureuse qu'il leur arrive de s'en divertir en se soûlant la gueule.

    R.L Bruckberger - La Révélation de Jésus-Christ - Grasset 1983

  • Le prophète et la putain

    Le Baptiste remplit la sienne [sa mission] avec une précision et une insolence incroyables. Les peintres l'ont représenté le bras tendu et l'index pointé vers le Christ, que tous les Prophètes avant lui n'avaient fait que pressentir sans le voir. Heureux est-il, lui, d'avoir vu et reconnu le Désiré des collines éternelles. Tout le reste, il s'en fiche. Il ne fait sa cour à personne, ni au roi, ni aux notables, ni au populo. Pas courtisan, pas démagogue pour un sou. Il ne craint personne, il ne craint rien ! Les pharisiens, ce parti intellectuel qui maintient la nation sous la chape de plomb de son légalisme et de son conformisme féroces, il les traite de "race de vipères" et il leur promet "la colère à venir". La femme du roi, la toute-puissante Hérodiade, il ne se gêne pas pour la traiter de putain. Il accuse le roi lui-même d'inceste. Cela dit, il sait que la sainte insolence se paie au prix fort, et il ne fait aucune difficulté à se laisser trancher la tête sur le caprice d'une jolie danseuse.

    R.L Bruckberger - " La Révélation de Jésus-Christ" Grasset 1983

  • L'homme passe l'homme

    Dès que la foi est sollicitée,  les malentendus peuvent s'introduire à tous les échelons du savoir humain. Demandez à un chimiste de définir l'homme, il vous répondra oxygène, hydrogène, azote, calcium, fer et je ne sais quoi d'autre. Sans aucun doute il aura raison, l'homme est bien tout cela. N'empêche qu'il est quelque chose en plus, et ce quelque chose est hors des prises de la chimie.

    Que l'homme soit aussi une âme immortelle, et pourquoi pas ? Fils de Dieu, qu'importe au chimiste, ce n'est plus son affaire. Ce serait là une fausse querelle, dont nul n'aurait la solution, qui peut se  reprendre et se poursuivre au sujet de n'importe quelle semence vivante. Le chimiste peut parfaitement énumérer, analyser, peser tous les ingrédients chimiques qui composent un grain de blé : l'addition de tous ces éléments ne comportera jamais la chose la plus importante, la programmation biologique de ce grain, sa prédestination de moisson, son être futur déjà inscrit au plus secret de lui-même et qui le fera produire, "reproduire", trente, cinquante ou cent pour un.

    De même, toutes les sciences additionnées - la physique, la chimie, la psychologie, la sociologie, les sciences humaines, la psychanalyse, plus l'intuition du romancier - peuvent nous révéler ce qu'est l'homme ; le résultat de toutes ces connaissances peut être tout ce qu'il y a de plus exact, la révélation de Jésus est au-delà, elle porte sur l'origine première de l'homme et sur sa destination ultime et mystérieuse au-delà du monde. (...)

    S'il le veut, il peut aussi participer à une Vie autre, plus haute et plus profonde, que Jésus a appelée la Vie éternelle. Jésus est venu non seulement pour nous parler de cette Vie, pour nous assurer qu'elle existe...mais pour nous engendrer à cette Vie et nous y faire naître. (...) La seule condition qu'il mette....c'est la foi.

    R.L Bruckberger - La Révélation de Jésus-Christ - Grasset 1983. pp. 156-157

  • Comme le parachutiste

    Le comportement de l'homme vis-à-vis de la croyance est proprement incohérent. Il y a tout un ordre de choses dans lequel nous accordons notre croyance avec une facilité déconcertante.

    Quand nous sommes piétons au bord de la chaussée, et que pour les automobiles les feux passent au rouge, nous croyons que toutes les voitures qui viennent vont s'arrêter, mais enfin nous ne le savons pas.

    Les livres d'histoire m'affirment que Napoléon a gagné la bataille d'Austerlitz le 2 décembre 1805 en Moravie : je me garderai bien  de contester tout cela dont je ne sais rien, mais je le crois sur la foi de cet immense trésor de témoignages qu'est l'histoire. Va pour Napoléon ! Va pour la Moravie ! Va pour le 2 décembre 1805 ! Qu'est-ce que cela peut bien me faire aujourd'hui, même si cette bataille a changé le sort de l'Europe. (...)

    Que mon médecin m'affirme que j'ai un cancer incurable et qu'il ne me reste que quelques mois à vivre, la foi que j'accorde à son témoignage prend un tout autre caractère. C'est que ce témoignage-là est susceptible de bouleverser ma vie.

    Le témoignage de Jésus est du même type de témoignage : on ne peut plus vivre de la même façon selon qu'on accepte ou refuse le témoignage de Jésus-Christ. Cela va si loin, l'injonction est si impérieuse que, plutôt que de changer de vie, beaucoup rejettent purement et simplement le témoignage. (...)

    La foi chrétienne est inséparable d'un risque personnel et total. Le parachutiste, au moment du saut, croit que, quand il aura sauté, le parachute s'ouvrira. Il le croit, il l'espère, à la vérité il n'en sait rien. Il risque véritablement sa vie sur cette foi et sur cette espérance. Telles sont la foi et l'espérance chrétiennes. 

    R.L. Bruckberger - La Révélation de Jésus-Christ - Grasset 1983 

  • Rendez-vous de nuit (2)

    Voici encore ce que dit Jésus à Nicodème : Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils, son Unique, afin que celui qui croit en lui ne périsse pas mais qu'il ait la Vie éternelle.

    Evidemment on peut périr. Si la larve ne devient pas papillon, elle meurt à l'état de larve. Si l'homme refuse la Vie éternelle - et il peut la refuser - il meurt aussi à l'état de larve. Il n'a pas connu, il ne connaîtra jamais ce pour quoi il avait cependant été créé, et dont il a refusé non seulement l'imagination, mais l'espérance. C'est bien parce qu'on n'en acquiert pas l'imagination, que le refus de ces choses se fait sans regret, parfois par inadvertance et pour ainsi dire tout naturellement, quelquefois même avec irritation : "Taisez-vous, imbéciles ! Vous ne voyez pas que je suis une larve, rien qu'une larve, que je me traîne et rampe par terre ? Pourquoi venez-vous me parlez à moi d'un état éventuel où j'aurais des ailes, où j'irais et viendrais de fleur en fleur dans un jardin ? (...) Larve je suis, larve je mourrai. Après ? Après, rien, le trou noir !" Contre ce genre de discours, il n'y a rien à dire, rien à faire, rien à répondre. (...)

    Quand, dans la vie, dans la conversation, la lecture, on a beaucoup fréquenté, et avec attention, les agnostiques, les distraits, les rationalistes, les incroyants, les athées, on s'aperçoit que, dans presque tous les cas, leurs critères de jugement sont utilitaires, fondés sur des intérêts immédiats, alors que le message de Jésus-Christ au contraire porte sur les origines et les finalités ultimes de la vie, sur les solidarités fondamentales qui débordent l'espace et le temps, absolument pas sur les moyens de vivre, mais sur le sens de la vie. (...)

    Le message de Jésus-Christ est un message qui porte sur les extrêmes et les extrémités, il ne porte sur l'entre-deux que secondairement et par conclusion. Quand on situe exactement son point de départ et son point d'arrivée au-delà du monde, forcément on ne se comporte pas dans l'entre-deux, comme si on ne savait rien de ces réalités ultimes. Mais la science - qui domine et contamine toutes nos mentalités modernes - est une connaissance de l'entre-deux, elle se cantonne volontairement dans l'entre-deux. (...)

    Qu'on vienne dire à l'homme ce que l'instinct dit à la larve, que sa fin prochaine n'est qu'une étape dans une métamorphose, que sa mort ne sera qu'une nouvelle naissance à un monde autre, à une vie autre...que Jésus, spécialiste en la matière, appelle la "Vie éternelle", alors sa première réaction sera d'affirmer que ce projet est si hautement improbable que c'est impossible....

    En vérité, en vérité, je vous l'affirme, nous parlons de ce que nous savons. Nous rendons témoignage de ce que nous avons vu. Malgré cela vous refusez notre témoignage...Nul n'est monté au Ciel, si ce n'est Celui qui est descendu du Ciel...

    Ces paroles seraient démentes si elles ne disaient très exactement ce qu'elles expriment littéralement : Jésus est l'authentique témoin d'une Vie divine, qu'il nous a rendue accessible, parce qu'il possède en lui et en plénitude cette Vie divine.

    Pour le gland, rien n'est plus hautement improbable que de devenir un chêne, pour la larve, rien n'est plus hautement improbable que de devenir un jour papillon : c'est pourtant ce qui arrive tous les jours sous nos yeux.

    Jésus est là parmi nous, comme Fils de l'homme et comme Fils et Unique de Dieu : de tout ce que nous pouvons imaginer, il est par excellence le phénomène le plus hautement improbable réalisé, gage et assurance que le hautement improbable d'une métamorphose peut aussi nous arriver, advenir à chacun de nous.

    R.L Bruckberger - La Révélation de Jésus-Christ - Grasset 1983.

  • Rendez-vous de nuit (1)

    Qui était Nicodème ? C'était une des plus importantes personnalités du pays, très en vue, docteur de la Loi, l'un des principaux de la secte des pharisiens. La Loi d'Israël avait une autorité absolue, ayant été donnée à Moïse par Dieu lui-même. Au nom de la Loi, dont ils s'étaient institués les gardiens, les pharisiens assuraient dans tout le pays le rôle de censeurs de ce qui se pensait, de ce qui se disait, de ce qui se faisait. Accablante et redoutable tâche, redoutée de tous en effet.

    Donc après mille précautions, ce Nicodème se ménage auprès de Jésus un rendez-vous de nuit. Cela commence bien. Dès le début de sa vie publique, Jésus est un personnage suspect. Un notable important ne peut pas le rencontrer seul à seul au grand jour sans encourir les plus grands risques pour sa réputation, pour son prestige, pour sa liberté, peut-être pour ses biens. Jésus est un homme qu'il n'est pas du tout convenable de rencontrer seul. Diable ! c'est déjà grave, une telle situation. Dans une nation essentiellement religieuse, Jésus rencontrera toujours contre lui la secte des pharisiens, gardien de la Loi, pour tenter de lui barrer la route : à la fin, ce sont eux qui auront sa peau (...)

    Donc Nicodème, pharisien éminent, avec une surface sociale importante, rencontre Jésus de nuit, après s'être assuré qu'il n'était pas suivi. Ceux qui l'accuseraient de lâcheté n'ont pas connu les terreurs de la clandestinité et les précautions de la résistance intérieure.

    A l'époque, Israël était un pays occupé par deux occupants, et des deux l'occupation étrangère était la moins pesante. Rome était puissance occupante. Mais la secte des pharisiens s'était attribué dans la nation le rôle d'une Inquisition féroce. Ces deux puissances tyranniques, Rome et les pharisiens, ne s'accorderont qu'un seul jour sur un seul point, le meurtre juridique de Jésus, et dans la circonstance, c'est plutôt Rome qui traînera les pieds. 

    Donc Nicodème vient voir Jésus de nuit. Sans révéler encore toute l'étendue de son enseignement, Jésus va tout de suite à l'essentiel. Cet essentiel est, il restera toujours, fondé sur la véracité inébranlable de son témoignage personnel : s'il parle, c'est parce qu'il a autorité pour parler. Et cette autorité découle du fait que lui, il sait. La foi, que tout au long de l'Evangile réclame de tous ceux qui l'approchent, est tout le contraire d'une crédulité, c'est le contraire de la "foi du charbonnier". Déjà, dans son Prologue, Jean avait dit : 

    Dieu, nul ne l'a jamais vu. Le Fils, l'Unique, qui est dans le sein du Père, nous en a fait la narration

    Pauvre Nicodème ! Qu'est-il venu faire dans cette maison ? Jésus le secoue, comme on secoue un prunier pour en faire tomber les fruits.

    Vous refusez notre témoignage ! Si je vous raconte les choses terrestres et que vous restiez incrédules, comment croirez-vous quand je vous parlerai des choses célestes ?

    Jésus dit à peu près ceci : Moi, qui sais, je vous affirme que l'homme est plus que ce qu'il est dans son être terrestre, il est appelé à de futures et imminentes transfigurations. Croyez-m'en et prenez-en le risque. Mais quoi ! je ne peux rien contre votre volonté libre. Si déjà vous refusez de me croire quand je vous parle de votre vocation immédiate, comment ne resteriez-vous pas incrédule quand je vous parlerai de votre demain et de votre transfiguration céleste ? Le Christ nous sollicite de devenir qui nous sommes véritablement.

    R.L Bruckberger - "La Révélation de Jésus-Christ" - Grasset 1983 

     

  • Un ersatz de transcendant

    Il faut qu'une religion soit profondément dégénérée, ou que le jugement qu'on porte sur le sentiment religieux soit profondément corrompu, pour associer naturellement la religion et la peur.

    C'est vrai qu'au moment du péché originel, un lien de confiance réciproque entre Dieu et l'homme a été rompu. L'objet même d'une religion authentique me paraît être de rétablir dans son intégrité vivante ce lien de confiance originelle. Cela me paraît même être le but premier de l'incarnation du Verbe de Dieu et de la venue de Jésus-Christ en ce monde.

    Mais le monde moderne n'est plus chrétien, et ce qui y subsiste du christianisme est dégradé. Chaque fois que la peur a dominé la vie chrétienne, chaque fois que cette religion est devenue triste, on peut dire qu'elle était profondément dégénérée. C'est arrivé souvent dans l'époque moderne avec le puritanisme et avec le jansénisme. (...) Le rationalisme scientiste, dont l'obsession constante fut de refouler du champ de la connaissance  toute notion de création et de surnaturel, comporte pour moi bien des traits qui l'apparentent au puritanisme.

    Ce refoulement scientiste de la transcendance m'inquiète : j'ai peur qu'il ne débouche sur des superstitions et des fanatismes, sur des sectes proprement ahurissantes, sinon meurtrières, comme celle qui occasionna le suicide collectif de Guyana. Après une si longue diète, qui nous a privés de toute familiarité  avec le transcendant, je m'attends aux pires débordements dus à la parapsychologie, au spiritisme, à toute entreprise qui nous offrirait un ersatz de transcendant. 

    R.L Bruckberger - La Révélation de Jésus-Christ - Grasset, 1983

  • La métamorphose

    La grande nostalgie de l'homme, c'est le voyage. Et le voyage, en tant que nostalgie, peut se définir : être ailleurs dans l'espoir de devenir autre. La frénésie du voyage révèle un dégoût certain de soi tel qu'on est et l'envie tenace qu'un environnement tout neuf vous aidera à devenir meilleur, à vous sentir mieux dans votre peau, qui sait ? à changer de peau.

    A cet égard, la signification initiatique que les drogués donnent au mot "voyage" est bien révélatrice ; malheureux, les parents, les éducateurs, les juges, les hommes politiques, qui ne verraient dans le goût des jeunes pour le "voyage" que le sens d'une perversion. C'est l'aberration d'une nostalgie plus profonde, celle d'un monde où disparaîtraient toutes les oppressions, où les lois de la pesanteur, de toutes les pesanteurs, seraient abolies, où chacun se sentirait libre et capable de tout, dans le quotidien de la vie. Ce n'est pas tellement loin de ce que Jésus promettait, mais il le promettait sur le plan spirituel, celui de l'âme. Au fond, le goût de la drogue révèle une nostalgie plus profonde, celle de la sainteté, et de la sainteté la plus classique, y compris avec les miracles, le goût de la plongée en Dieu infini.

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  • Le temps biblique

    Les Grecs n'avaient pas la conception, si moderne et biologique, de la relativité du temps, de son accélération, de sa décélération, de sa grossesse, de sa venue à terme, de l'accouchement de l'événement et de sa délivrance. Tandis que, dès les premiers mots de la Genèse, par la notion neuve d'origine, de commencement absolu, de création qui implique un projet, l'idée d'un temps qui progresse, plus ou moins plein, plus ou moins rythmé, s'est imposée à l'homme hébreu : " Que la lumière soit ! Et la lumière fut ! Et il y eut un soir, et il y eut un matin. Jour premier ! " Et il y eut une succession de sept "jours" où le monde était fait, et à chaque jour c'était bien. Et tout fut achevé qu'au septième jour, le jour de l'accomplissement du cosmos et de sa première célébration dans le repos de Dieu.

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