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Traversées christiques - Page 33

  • Pardonner à Dieu

     

    Suite...

    31. La première [des trois réponses spéculatives], c'est que nous sommes invités à partager le combat de Dieu, à la suite du Christ, contre les forces du mal. Il y a un retrait de Dieu, il y a une certaine impuissance de Dieu par rapport à sa création, c'est vrai. Une impuissance de Dieu aussi par rapport à l'Histoire. Cette impuissance est l'envers de l'immense responsabilité de l'homme dans l'ordre du bien comme dans l'ordre du mal. Alors, nous ne devons pas compter, même si notre époque a toujours la hantise des miracles, sur des miracles extraordinaires dans l'ordre de la nature ou dans celui de l'Histoire, pour prévenir des catastrophes naturelles ou des miracles pour apaiser la violence de l'Histoire. Jésus lui-même n'a pas partagé la toute puissance de Dieu contre la violence du mal. La seule preuve que Dieu ne nous a pas trahis , c'est qu'il est toujours présent dans l'Histoire, et ce sont les miracles de la charité. La seule réponse à l'excès du mal, c'est l'excès de l'amour qui va jusqu'au don de la vie. J'ai souvent cité cette réflexion si profonde d'André Malraux, dans ses Antimémoires : " S'il est vrai que pour un esprit religieux les camps de concentration, comme le supplice d'un enfant innocent par une brute posent la suprême énigme, il est vrai aussi que pour un esprit agnostique, c'est la même énigme qui surgit avec le  32. premier acte de piété, d'héroïsme ou d'amour." Ce qui atteste, malgré le silence de Dieu, la présence de Dieu dans l' Histoire, ce sont les miracles de la charité.

    En second lieu, je dirai qu'au-delà de la révolte et de la résignation il y a une autre attitude, et c'est l'expérience de la souffrance comme lieu possible d'une rencontre privilégiée avec Dieu. Je dis cela prudemment parce qu'il faut être passé par là pour oser le dire. Finalement au-delà de la révolte et de la résignation, il y a l'expérience de la grâce. Si étrange que cela puisse paraître, la grâce des grâces, et je reprendrai le mot de Georges Bernanos, n'est pas de pardonner aux autres, mais d'apprendre à pardonner à Dieu lui-même. Dans Le Journal d'un curé de campagne, il y a cette scène dramatique où la vieille comtesse, au terme d'un long dialogue avec le curé d'Ambricourt, finit par jeter dans le feu de la cheminée un médaillon qui contient une mèche de cheveu de son petit garçon qui est mort en bas âge. Or elle n'a jamais accepté ce deuil. Eh bien, à ce moment-là, et c'est le curé qui parle, "elle rend les armes". Elle ne se résigne pas, mais enfin elle pardonne à Dieu sa trahison.

                                                                           A suivre...

     

    Claude Greffé dans "La religion, les maux, les vices" - Conférences de l'Etoile présentées par Alain Houziaux - Presses de la Renaissance, Paris 1998 - ISBN 2-85616-708-X

  • Dieu ne peut être un Tout-Puissant

    (suite)

    29. (...) Alors, la question rebondit : Dieu ne nous a-t-il pas trahis ? Face à l'expérience du mal, et en particulier au cours de ce cruel XX ème siècle, on peut évoquer, et je viens de le faire, la réponse chrétienne ; elle ne peut être reçue que dans la foi, et c'est là que,B comme théologien, je reste forcément vigilant et critique. Finalement, pour répondre à la question presque blasphématoire, " Dieu nous a-t-il trahis ?", on répond par un autre blasphème, celui d'un Dieu crucifié.

    Mais n'est-ce pas là l'ultime ruse d'une apologétique qui veut innocenter Dieu devant l'injustifiable de la souffrance 30. innocente ? Je ne le crois pas. Je dirais plutôt que c'est l'honneur de la théologie moderne du XX ème siècle de montrer que, si Dieu existe, il ne peut être un Tout-Puissant, un potentat impassible et indifférent. La transcendance de Dieu, ce n'est pas celle de l'Etre absolu, c'est celle de l'amour. C'est le propre de l'amour de prendre la forme de l'extrême faiblesse. Les religions sous le signe du théisme renvoient l'homme à la toute-puissance de Dieu. La Bible, elle, renvoie l'homme à un Dieu faible et souffrant. Voilà la vérité, et le Dieu de la Bible est un Dieu différent  de celui des philosophes, mais aussi du Dieu d'une théologie traditionnelle qui était encore sous le signe du théisme.

    Cette méditation chrétienne sur le mystère de la kénose de Dieu, c'est-à-dire de l'auto-dépouillement de Dieu par amour, rejoint les intuitions les plus profondes de la pensée juive après Auschwitz, sur le retrait de Dieu, ce qui est autre chose que la trahison. Le philosophe juif Hans Jonas, à qui on doit  le grand livre Le Principe de responsabilité, a écrit aussi un essai intitulé Le Concept de Dieu après Auschwitz, où il écrit, à propos du drame de la Shoah : " Si Dieu n'est pas intervenu à Auschwitz, ce n'est pas parce qu'il ne voulait pas, mais parce qu'il ne pouvait pas." Il explique là-dessus, à partir de certains thèmes empruntés à la kabbale juive, que l'impuissance de Dieu est en quelque sorte une conséquence de l'acte créateur, celui-ci coïncidant avec un acte d'auto-dépouillement divin. En prenant le risque de créer une liberté finie, qui peut donc faire le mal, Dieu a renoncé  en même temps à la toute-puissance. C'est la grandeur de la liberté humaine : elle est ce par quoi l'homme ressemble le plus à Dieu, mais elle entraîne, d'une certaine manière, une auto-limitation de Dieu. Ou alors cette liberté n'est pas une liberté... 31 Je voudrais toutefois, suggérer que face à l'expérience du mal, c'est-à-dire de l'injustifiable, au-delà des tentatives d'explication, il y a tout de même des attitudes, des réponses existentielles qui sont très profondes, beaucoup plus profondes en tout cas que les réponses spéculatives d'une théodicée. J'en suggère trois.

                                                                             A suivre...

    Claude Greffé dans "La religion, les maux, les vices" - Conférences de l'Etoile présentées par Alain Houziaux - Presses de la Renaissance, Paris 1998 - ISBN 2-85616-708-X

     

     

  • Le don d'une présence

    [28] La seule réponse de Dieu à Job, ce n'est pas une argumentation, mais le don d'une présence au coeur même du silence. Dieu n'a pas quitté Job et il ne saurait l'abandonner. Finalement, ce personnage mystérieux de Job fait l'expérience de la foi à l'état pur. La conclusion du livre de Job nous invite à penser que Dieu demande à Job de renoncer même à sa plainte... Car de quoi Job pourrait-il se repentir, lui qui est sans péché, sinon de se plaindre ? Son dernier mot, en effet est celui-ci : " Aussi, je retire mes paroles, je me repens sur la poussière et sur la cendre." Mais en renonçant à se plaindre, alors Job fait l'expérience de ce que c'est d'aimer Dieu pour rien. Au-delà de toute rétribution et de tout intérêt. Selon le mot de saint Paul devant les énigmes de l'existence : " Le Grec cherche des raisons, le Juif adresse sa question à Dieu sans attendre de réponse." Le chrétien se tourne, lui, vers la figure du crucifié où il déchiffre à [29] la fois l'infinie proximité de Dieu et son mystérieux retrait. La sagesse de Dieu, nous dit encore Paul, est folie pour la sagesse humaine. On peut estimer que toute la révélation culmine dans le cri de Jésus : " Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?"

    Le terme ultime de la révélation, c'est le langage et la parole de la croix. Et ce cri de Jésus sur la croix est une manière extraordinaire de la part de Dieu d'entendre la question de Job en la faisant redire par son propre fils, qui est venu partager notre condition d'homme. La réponse de Jésus, donc la réponse chrétienne, ce n'est pas une explication, mais un témoignage. Témoignage de l'abandon de l'homme à la volonté de Dieu , témoignage de la solidarité de Dieu avec la souffrance humaine. Je le disais : l'ultime parole de Dieu, c'est le langage de la croix. Et on pourrait dire que le pouvoir de la mort est vaincu par l'événement  de la résurrection, mais le silence de Dieu n'est pas interrompu en dépit de la résurrection.

                                                                              A suivre... 

     

    Claude Greffé dans "La religion, les maux, les vices" - Conférences de l'Etoile présentées par Alain Houziaux - Presses de la Renaissance, Paris 1998 - ISBN 2-85616-708-X

  • témoin de l'excès du mal

     [26] Deuxièmement, et je crois qu'en cette fin de siècle nous avons malheureusement l'urgence de l'évoquer : la trahison de Dieu par les religions qui se réclament de lui. Dieu, c'est sûr, nous le trahissons tous, mais il y a ce sentiment que le Dieu auquel nous avons cru est défiguré par ceux qui en parlent, ceux qui agissent en son nom, ceux mêmes qui devraient en être les témoins autorisés. Il y a la trop longue histoire de ces religions qui partent en croisade contre les ennemis de Dieu, au nom même de Dieu. C'est l'histoire des trois religions monothéistes. C'est l'histoire de leur luttes fraticides au nom même de la parole de Dieu. Le fanatisme religieux qui va jusqu'à justifier la guerre sainte est la pire perversion de la religion, et la pire défiguration du visage de Dieu. 

    Et qu'à la fin du XX ème siècle on puisse encore torturer, violer, piller, massacrer au nom de Dieu a quelque chose  d'insupportable pour la conscience humaine universelle. Nous qui avons cru en un Dieu d'amour et de paix, nous avons le sentiment d'avoir été floués et trahis. Et la seule idée qui puisse nous apaiser, c'est qu'un tel Dieu n'existe pas. On ne dira jamais assez combien [27] d'incroyants le fanatisme religieux a engendrés, tant chez les chrétiens, que chez les juifs et les musulmans.

    Enfin, la troisième trahison, c'est le cri de la foi déconcertée par le silence de Dieu. Et là nous rencontrons l'antique question du mal. Le grand scandale pour les croyants, c'est le silence de Dieu, alors que l'Histoire  semble abandonnée à elle-même avec son cortège monotone de violences, d'injustices, de fatalités absurdes. Dieu ne nous a-t-il pas trahis ? Ce silence de Dieu fait violence aux questions des hommes et des femmes. Alors que - et je ne prétends pas répondre à ce qui demeure l'injustifiable par excellence -, si Dieu existe, il ne peut être qu'un Dieu bon. Vous connaissez les mots d'un personnage de Dostoïevski : " je refuserai jusqu'à la mort d'aimer cette création où les enfants sont torturés." Un théologien de notre temps, Moltmann, écrivait : " la question de l'existence est une babiole face à la question de sa justice dans le monde."

    Je voudrais dissiper une illusion bien fréquente : il ne faut pas lire la Bible, la révélation comme le catalogue des réponses de  Dieu aux questions des hommes. Pour reprendre le titre d'un livre du poète juif Edmond Jabès, la Bible est plutôt le "Livre des Questions ", et non le livre des réponses. C'est le sens de ce long cri dont parlent les Psaumes : "Pourquoi dors-tu Seigneur ?" Et, allant plus loin, la Bible ne témoigne pas seulement des questions que l'homme pose à Dieu, mais elle témoigne du procès que l'homme intenté à [28] Dieu. Ce procès est en quelque sorte assumé par Dieu, par la Révélation.

    C'est l'enjeu même  du livre de Job, comme témoin de l'excès du mal auquel ne répond que le silence de Dieu. "Je crie vers toi  et tu ne réponds pas." Alors que ses amis, dont je ne suis pas sûr qu'ils aient été théologiens, bavardent et trouvent une réponse trop facile sur sa prétendue culpabilité, toujours l'immédiate excuse de la rétribution face au mal qu'on n'explique pas, Job a le courage de défier le silence de Dieu, de défier   la trahison de Dieu. Il affronte la question du mal à l'état pur, et cette question du mal devient la question même de Dieu et de sa justice : il devient devant Dieu le porte-parole, à l'avance, de tous les hommes et de toutes les femmes, connus ou inconnus, qui tout au long de l'histoire protestent contre le caractère injustifiable du mal surtout quand il s'agit de la souffrance des innocents. (...)

                                                                                    A suivre... 

     

    Claude Greffé dans "La religion, les maux, les vices" - Conférences de l'Etoile présentées par Alain Houziaux - Presses de la Renaissance, Paris 1998 - ISBN 2-85616-708-X

  • Si Dieu est bon pourquoi le mal ?

    [23] Si Dieu est bon, pourquoi le mal ? Cela pose la question suivante : Dieu nous a-t-il trahis ? Je voudrais affronter cette question dans toute sa radicalité.

    Je me suis senti dépassé par cette question, et je dois dire que je n'ai pas tellement envie de répondre à cette question simplement comme un professeur de théologie ; je voudrais y répondre bien sûr avec toute ma réflexion, mais aussi avec toute ma passion, parce que cette question m'a toujours taraudé et je ne prétends pas en être venu à bout.

    Je voudrais dire tout d'abord qu'une telle question témoigne d'une profonde mutation dans notre expérience de Dieu. Nous avons toujours à nous situer historiquement, du point de vue de notre expérience spirituelle. On peut dire que depuis le XVI ème siècle, surtout avec Luther, la grande question était toujours : comment puis-je être justifié devant Dieu ? C'est-à-dire  comment faire mon salut, moi, pécheur ? La question aujourd'hui serait plutôt : comment justifier Dieu devant la présence massive de l 'injustifiable par excellence, à savoir le mal, le mal sous toutes ses formes ?

    Donc, si ce n'est pas nous qui avons trahi, ne serait-ce pas Dieu lui-même ? Je ne vais pas me livrer à une [24] apologie laborieuse pour mal défendre Dieu, mais avant de se poser cette question presque sacrilège, presque blasphématoire, je pense qu'il faut d'abord se mettre d'accord sur la trahison de Dieu .

    Tout d'abord, la trahison apparente de Dieu. En premier lieu, la "trahison" est un très grand mot. Mais c'est le cri spontané de tous ceux qui ont aimé avec passion. C'est sans doute d'ailleurs l 'expérience humaine la plus cruelle. Même si on pressent obscurément que tout amour passionnel porte en lui-même son germe et son venin de trahison, on espère toujours que cela ne nous arrivera pas. On est trahi que par ceux que nous aimons le plus intensément, bien sûr ! Souvent, les autres n'ont pas d'autre excuse que leur propre faiblesse ou inconstance, mais il arrive que notre sentiment d'être trahi provienne de ce que nous avons idolatré l'autre : nous lui avons demandé ce qu'il ne pouvait pas nous donner, nous lui avons prêté des qualités démesurées, et notre déception est à la mesure de notre représentation fantasmatique de l'autre. Je crois qu'il en va de même dans nos rapports avec Dieu. Nous avons le sentiment que nous avons été trahis parce que nous nous sommes forgé un Dieu illusoire, [25] un Dieu tout-puissant qui répondrait à nos désirs. Nos désirs dans l ordre du sens mais aussi dans l'ordre de l'amour. Or bien sûr, un tel Dieu n'est pas au rendez-vous. Il faut quelquefois du temps pour s'en apercevoir. Je pense qu'il n'y a pas de progrès spirituel sans mise à mort des représentations insuffisantes de Dieu : le " Dieu-explication " , le Dieu des utilités immédiates, le Dieu "bouche-trou", le Dieu-complément de nos manques, le Dieu qui nous console dans nos diverses détresses. Ces dieux-là, c'est vrai, nous ont trahi. Nous avons encore peut-être à découvrir Dieu comme mystère de gratuité. C'est vrai que notre monde est intéressant sans Dieu, et c'est vrai aussi que l'homme peut être humain sans Dieu.

    C'est même une sorte d'évidence et de conviction de notre modernité. Nous avons à vivre, comme disait le théologien protestant allemand Dietrich Bonhoeffer, comme si Dieu n'existait pas, mais "devant Dieu, et avec Dieu". Constat d'absence et d'inutilité du Dieu "bouche-trou". Dieu, je ne pense pas qu'il nous ait trahis, mais nous avons trop peu respecté le mystère de son "absence ardente", pour reprendre un mot du poète Rilke qui écrit quelque part (je cite de mémoire) "pour trouver Dieu il faut être heureux, car celui qui n'est pas heureux ne respecte pas assez le  mystère de son absence ardente". Autrement dit, Dieu n'est pas l'objet de notre besoin de posséder, il est le terme de notre désir. Il s'agirait de mettre à mort notre besoin de la présence immédiate comblante de Dieu, pour le découvrir comme donation gratuite, et à cet égard le témoignage des mystiques est impressionnant. Pensez à la nuit obscure de Jean de la Croix ; à la foi purement volontaire, à la fin de sa vie, dans sa maladie, de Thérèse de Lisieux, alors qu'elle n'expérimente plus la présence [26] de Dieu et qu'elle veut continuer à croire. Et paradoxalement, au sein même de leur nuit, les mystiques font l'expérience d'une joie secrète, celle de se savoir acceptés par Dieu. Cette première trahison tient donc simplement au fait que nous nous sommes fabriqués un certain nombre de faux dieux qui, nécessairement, nous ont trahis.

                                    A suivre....

    Claude Greffé dans "La religion, les maux, les vices" - Conférences de l'Etoile présentées par Alain Houziaux - Presses de la Renaissance, Paris 1998 - ISBN 2-85616-708-X

     

     

  • solitude et isolement

    25. (...) Le mot "solitude", confondu [26] avec celui d'isolement , est en général perçu dans la societe comme une anomalie, un échec, une marque d'associabilité. Contresens s' exclame frère Yves : une solitude librement choisie et vécue en harmonie avec le monde peut être un terreau fécond en ressourcement, en discernement et en construction personnelle. Pour clore provisoirement la longue liste des mots boiteux, notre moine tord le cou au concept de "conversion". Pourquoi ? Certains catholiques ont tendance à confondre la conversion, qui est un acte personnel de mutation intérieure, avec la confession, qui est la partie essentielle du sacrement de pénitence instauré par l Eglise : Jésus ne nous demande pas de nous confesser, mais de nous convertir ! précise frère Yves qui est tres sollicité, comme les autres prêtres de sa communauté, pour donner le sacrement du pardon aux hôtes de passage dans son monastère. Quelle est la signification exacte de l acte de se convertir ? C est de se mettre au clair sur ses faiblesses et sur ce qui doit changer en soi. L' homme modeste sera toujours un grand homme parce qu' il sait accepter humblement ses limites. C' est ce que Jésus nous demande : d'habiter nos fragilités. Le sacrement de pénitence n' est donc pas une fin en soi ; il vient utilement nous aider, comme un bon outil, à réaliser notre travail de conversion personnelle".

    Frère Yves, abbaye du Monts des Cats, cité dans  " Messagers du silence" de Michel Cool - Albin Michel 2008


  • Le ciel n'est pas derrière les nuages (2)

    134. (..) Mais l'Eglise n'oublie pas la leçon de saint Jean : elle sait que l'amour de Dieu véritable se traduit dans l'amour fraternel et qu'on aime pas le Père si on aime pas " ceux qui sont nés de lui ". Elle sait que la charité présente ces deux faces, tournées l'une vers Dieu et l'autre vers nos frères. Elle sait que le grand commandement , dont l'accomplissement est la charité même, s'adresse à la fois à Dieu et aux hommes.

    C'est pourquoi la perspective du Royaume ne saurait séparer ce qui est inséparable. Et l'on fausserait radicalement l'idée du ciel, telle que nous la proposent la foi et l'Eglise, si on ne complétait pas cette idée avec les deux aspects de la charité. " Jouir de Dieu, comme d'une personne, et de tous les autres en Dieu ", telle est la définition du bonheur éternel pour saint Augustin.

    Or cette simple pensée donne soudain à notre idée du ciel en la reliant plus fortement à notre vie présente une densité presque sensible. Les efforts et les joies de la charité fraternelle ne sont-ils pas vraiment, dans l'esprit de la première épître de saint Jean, comme la matière authentique de notre amour pour Dieu, le signe et le terrain d'exercice de cet amour ? Les douloureuses et inviolables limites qu'opposent les conditions présentes à la communication et à la communion mutuelles ne sont-elles pas l'épreuve suprême de nos vies ? Or voici que notre foi nous montre au bout de la route l'heure de cette parfaite 135. rencontre, quand Dieu sera devenu "tout en tous".  Alors rien ne nous séparera plus les uns des autres.  Nous n'aurons plus à subir la dure loi de cet isolement qui n'épargne personne et fait souffrir, plus que tous, ceux qui s'aiment davantage. Alors la richesse des âmes les plus hautes et les plus nobles sera, dans le Christ, notre bien commun.

    Il semble que, loin d'être frustrée, notre imagination est comme étourdie et enivrée devant de telles espérances. Bien loin que le ciel soit cette chose vague et inaccessible qu'on croirait , la voici comme intérieure au plus intime de nous-même, capable de nous soulever d'enthousiasme, en nous révélant par-desus le marché l'infinie valeur du moindre moment présent où, par la charité laborieuse, nous allons à la charité sans ombre ni peine...

    Car le ciel, c'est, à travers tout cela, la fin du régime éprouvant de la foi. Cette présence de Dieu, cette présence mutuelle jusqu'à l'heure du ciel, nous sommes réduits à y croire, c'est-à-dire que, dans l'obscurité de la vie, à chaque pas, nous butons contre les cruels démentis apparents de l'expérience où le mal si souvent triomphe, où en nous-même s'élèvent tant de mouvements discordants. 

    Nous savons qu'un jour ce que nous croyons sur la seule foi de la parole de Dieu, cela sera devenu une éblouissante évidence : que Dieu est notre Père, que nous vivons de la vie du Christ - " il se manifestera en nous " comme " une étoile qui brille au matin " -, et cela aussi : que nous sommes frères, qu'il y a entre nous un lien qui s'identifie avec nous-mêmes  et rend dans le Christ tout commun entre nous. (...)

    136. Il est permis de penser que si tant de chrétiens aujourd'hui hésitent à regarder au-delà de la mort, c'est qu'on ne leur a pas dit ce que l'Eglise mettait sous ce mot de "vie éternelle".

    Le ciel n'est ni un rêve, ni un mot vide. La promesse divine est toute nourrie du présent auquel elle donne une plénitude inouïe et déjà une saveur d'éternité.

       

    Gabriel-Marie Garonne - Que faut-il croire ? - Desclée 1967

  • Le ciel n'est pas derrière les nuages

    132. Parle-t-on encore du ciel ?

    Dans la prière liturgique, certes, car celle-ci puise aux sources bibliques, et, dans l'Ecriture, sous d'innombrables formes, la vie éternelle, le Royaume, la "patrie" est présente, objet sans cesse proposé à la foi et à l'espérance du chrétien.

    Mais c'est un fait que la prédication accorde au ciel une petite place. On dirait qu'il est trop difficile de mettre sous ce mot quelque chose de précis, de sûr, d'intelligible. On redoute d'avoir à rencontrer ces descriptions vieillottes et enfantines dont s'enchantait l'imagination des anciennes générations.

    Serait-il donc vrai qu'il n'est pas possible de dire pourquoi nous sommes faits, où nous allons, de quoi est faite notre espérance ? Serions-nous devenus comme ceux qui n'ont pas d'espérance, aurions-nous perdu ce dont saint Paul, avec tant d'insistance, nous voulait informés ? Manquerions-nous de cela même qui doit donner à notre prière  son ressort, à nos sacrifices leur compensation ? Le Royaume promis dans les Béatitudes serait-il devenu pour nous un mirage ? Qui pourrait le croire ?

    Que nous soyons plus exigeants pour distinguer le certain du douteux, le vrai de l'imaginaire, c'est bien, mais nous ne pouvons admettre que cette existence nous prive du nécessaire.

    Qu'est-ce donc que le ciel ?

    Les éléments d'une réponse tiennent en peu de mots. Ils n'épuisent pas l'idée. Ils parlent plus à notre intelligence et à notre coeur qu'à notre imagination sensible, mais qui pourrait dire qu'ils ne sont pas nourrissants et capables de créer en nous cette tension vitale qui s'appelle de son vrai nom l'espérance et donne la force, non pas de mépriser le présent - au contraire, - mais, comme disait saint Paul, de n'en rien perdre en le maîtrisant.

    133. Le premier élément de la réponse, quand on écoute la Bible, est indiscutable : le ciel, c'est le Christ. Mourir pour être "avec le Christ", c'est l'aspiration suprême de l'âme de saint Paul, le "meilleur", "de beaucoup le meilleur", que seul l'amour même du Christ lui permet de sacrifier encore pour un temps au bien de ses frères.

    Etre "là où est allé le Christ", c'est ce que le Seigneur met devant les yeux des siens à l'heure où il les quitte. Voir se réaliser enfin ce qui fait, déjà ici-bas, "battre notre coeur" malgré les obscurités présentes, voir ce Christ que "nous aimons sans l'avoir encore vu", c'est ainsi que l'apôtre Pierre regarde avec nous vers l'avenir et nous encourage dans sa première épître.

    Qui pourrait dire que c'est là un objet pour nous inconsistant ? Si nous croyons que le Christ est vivant, qu'il est ressuscité, si nous croyons que là où il est , nous aussi nous serons, alors nous savons ce que c'est que le ciel, et notre espérance a vraiment un contenu pour nous réel et saisissable. Cela n'a rien à voir avec une vision puérile et avec des représentations que nous pourrions juger indignes d'un adulte. Le saut par-dessus la réalité de la mort c'est la main dans la main du Christ que nous le faisons, et ce saut n'est pas un saut dans le vide, car notre coeur, dès ce monde, n'est pas vide du Christ. C'est bien lui qui vit en nous dès maintenant. Tout progrès dans sa connaissance et dans son amour étoffe vraiment en nous et construit notre ciel.

    Et rien n'empêche, tout nous presse au contraire de mieux saisir et pressentir ce que signifie cette communion au Christ, dont l'Esprit est le principe, dont le Père est le terme. Sous l'action de l'Esprit Saint, dans le Christ, nous balbutions ici-bas le nom que le Christ ne cesse de redire au fond de son âme et dont il nous a fait partager le secret, connu de lui seul : le nom de son Père devenu notre Père. 

    La charité que répand en nous l'Esprit  établit ainsi entre notre présent et l'éternité du ciel un lien véritable, une continuité susbstantielle : car la foi et l'espérance passeront, mais " la charité ne passera jamais". Voilà ce que l'Eglise croit quand elle achève son credo sur l'affirmation de la "vie éternelle".              

                               A suivre...

    Gabriel-Marie Garonne - Que faut-il croire ? - Desclée 1967

                        

  • grillade de poissons au bord du lac

    66. (...) La veille au soir Pierre était passé dire aux Zébédée : " Je reprends la pêche. " Thomas et Nathanaël, venus chez les Zébédée et bien qu'inexperts, s'étaient joints au groupe. Toute la nuit on avait jeté et ramené le lourd filet pour rien. Nathanaël n'en pouvait plus. Thomas s'exaspérait à relever le défi. Pierre, miné dans l'âme, se sentait réprouvé par le ciel. Seuls les Zébédée travaillaient comme à la manoeuvre. A l'aube la barque rentrait, mais quand un bourgeois matinal leur demanda cavalièrement des nouvelles tous répondirent par un grognement. 67. Or le bourgeois insistait : " Essayez sur votre droite." Pierre et Thomas qui étaient aux rames regrognèrent, mais les Zébédée qui tenaient le filet le jetèrent avec la désinvolture des coeurs comblés. Et voici qu'ils ne purent retirer leur filet tant il était plein. Les autres vinrent à l'aide. Jean dit à Pierre dans un murmure : " C'est lui." Pierre qui était nu et suant sortit donc de son enfer : il attrapa son sarrau, s'en fit un pagne qu'il se noua sur les reins et se jeta à l'eau pour aller à Jésus plus vite, tant pis pour la pêche, les camarades se débrouilleront.

    Jésus le renvoya tirer le filet avec les autres et s'occupa de ses braises. Le messie avait de la farine dans ses poches, il la délaya sur une pierre creuse et, les mains pleines de pâte, il attrapait au bord du feu des galets brûlants qui lui cuisaient des petites coupoles de pain dans les paumes.

    Les pêcheurs arrivaient. Ils tirèrent sur le rivage le filet qu'ils n'avaient pu remonter dans le bateau. " Apportez de vos poissons ", dit le messie et il en faisait griller. Jean compta les gros poissons du coup 68. de filet : un et deux : trois, et trois : six, et quatre dix (...)

    Une brume était montée des flots avec le jour et baignait le monde d'une vapeur rosâtre. Recrus de fatigue, les cinq disciples vinrent s'asseoir autour du feu et le messie leur servait à manger. On le reconnaissait bien et pourtant il avait un drôle d'air, comme s'il était quelqu'un d'autre. Mais personne n'osait lui poser de questions de peur de rompre le charme. (...)

    Jean Grosjean - Le Messie - Gallimard 1974 

     

  • Jean Grosjean : présentation

     

     

    Témoignage de J.M.G Le Clézio

    " Il est le passant, le passeur de notre siècle. Il le traverse tranquillement, sans faire de bruit, mais à grandes enjambées, d'une marche ferme et sûre, et non pas à la hâte, comme quelqu'un qui sait où il va, le regard aux aguets, les mains libres de bagages. Depuis le premier jour que j'ai commencé à marcher avec lui, il n'a pas changé sa façon de marcher, il n'a pas ralenti le pas. Alors, je me souviens, nous allions dans les rues voisines de la N.R.F., rue de Beaune, rue de l'Université, dans les soirées froides d'hiver, nous parlions d'autres temps, d'autres lieux, comme si ces rues et cette foule qui se hâtait n'avaient pas vraiment d'importance. Il a toujours la même veste noire, cet air à la fois emporté et nonchalant, cette étrangeté. Il est le poète de Terre du temps, d'Hypostases, de la Gloire. Aujourd'hui, je lis la Lueur des jours et je suis plongé dans le même temps. Je reprends le même souffle, je suis pris dans la même parole. Alors, il y a vingt ans, je me souviens de conversations où le temps justement n'existait plus, parce que lui et moi avions le même âge, malgré ce qu'il avait vécu, malgré ce qu'il savait, ce qui me dépassait. Et ce qu'il disait était aussi clair et aussi simple que les mots de ses poèmes. Aucun homme ne donne un tel accord entre ce qu'il est et ce qu'il écrit, aucun homme ne sait regarder le monde aujourd'hui avec un tel détachement et pourtant un tel empoignement amoureux. Aucun homme ne sait mieux que lui opposer le rire léger et le haussement d'épaules aux questions et aux jugements rendus sur la place publique.
      Il est un solitaire, et c'est la solitude qui lui donne cette assurance. Ce qu'il sait, il le dit, il ne le répète pas. À nous de le comprendre, de le rejoindre, mais pour cela nous devons passer par le creuset de la poésie, et non par la cuve où macère la prétendue culture. La poésie est la source pure, elle est l'eau de la vérité, et c'est cette eau que nous donne Jean Grosjean
    . [...]"

     
    J. M. G. Le Clézio, « Hommage à Jean Grosjean »,
    La NRF n° 479, décembre 1992

      Témoignage de Jean-Michel Maulpoix :

    Le poète Jean Grosjean est mort le lundi 10 avril, à Versailles où il vivait. Voilà bien des années que je ne l'avais pas revu, et cependant son nom reste affectueusement attaché à mes premiers pas dans le monde des Lettres. 

    En 1973, jeune normalien, n'ayant encore rien fait paraître, j'envoyai à La Nouvelle Revue Française que Jean Grosjean animait alors avec Marcel Arland et Dominique Aury, une petite étude consacrée à Francis Ponge. Elle ne fut pas publiée, mais je fus invité à me rendre aux éditions Gallimard, rue Sébastien Bottin, où l'on me proposa d'écrire des notes de lecture, puis des essais plus longs. 

    C'est en ces circonstances que je fis la connaissance de Jean Grosjean qu'il m'arriva souvent de raccompagner le mercredi soir à Versailles, dans ma petite 104 Peugeot rouge. Il me parlait longuement de Malraux à qui je consacrais ma maîtrise, de Clausewitz, de la Syrie, ou de la Franche-Comté dont nous étions tous deux originaires. 

    Curieusement, les questions strictement littéraires ne semblaient guère l'intéresser et il relativisait volontiers d'un sourire mon empressement à écrire ou à publier... 

    Il me reste encore en mémoire les cageots de pommes rapportés de province et empilés dans le vestibule de son appartement de la Rue Royale où tintait une horloge comtoise. 

    C'était le temps calme et juste de Jean Grosjean.

     

    Jean-Michel Maulpoix

     

     

     

       Jean Grosjean est né à Paris le 21 décembre 1912. Il a déjà lu la Bible et Claudel lorsqu'il entre en 1929 au séminaire de Saint-Sulpice. Devenu prêtre en 1939, il renoncera à son sacerdoce après la Seconde Guerre mondiale, pendant laquelle il rencontre en captivité André Malraux et Claude Gallimard qui encouragent sa vocation littéraire. Son premier recueil de poèmes, Terre du temps, paraît en 1946 dans la collection « Métamorphoses » chez Gallimard. Jean Grosjean et l'éditeur tisseront des liens privilégiés, puisque le premier, publiant la majeure partie de son œuvre rue Sébastien-Bottin, intègre après-guerre le comité de lecture. Il devient par ailleurs membre du comité de rédaction de La N.R.F. à partir de 1967, dont il est l'un des contributeurs réguliers depuis 1955.
      Dans ses poèmes publiés entre 1946 (Terre du temps) et 1954 (Fils de l'homme), les épisodes bibliques sont le support d'une scénographie du moi, face à Dieu, au monde et aux hommes. Jean Grosjean s'établit en 1956 dans l'Aube : les paysages de la campagne, comme ceux du Proche-Orient, où il a découvert le monde musulman en 1936-1937, marqueront désormais sa poésie. Dans Apocalypse (1962) et La Gloire (1969) s'approfondit la réflexion sur les rapports du Père et du Fils, l'Incarnation, la Passion, la Parole ; les recueils suivants interrogent la Présence dans ses manifestations les plus humbles, et dans un langage plus simple (La Lueur des jours, 1991 ; Nathanaël, 1996). Remarquable prosateur, Jean Grosjean écrit également des récits mettant en scène des personnages bibliques. Fin connaisseur des textes sacrés et des langues anciennes, il est enfin l'auteur de nombreuses traductions dont Les Prophètes (1955), les tragédies grecques d'Eschyle et Sophocle (1967), le Nouveau Testament (1971), le Coran (1979), ainsi que la Genèse (1987), préfacée par J. M. G. Le Clézio. Jean Grosjean crée avec ce dernier en 1990 « L'Aube des Peuples » une collection destinée à rassembler sous une même enseigne les grands textes de l'histoire de l'humanité.
      Jean Grosjean s'est éteint le 10 avril 2006, quelques mois après la parution d'un ultime recueil poétique, La Rumeur des cortèges.

      D'après la notice de D. Alexandre parue dans l'Anthologie de la poésie française du XVIIIe au XXe siècle en « Pléiade » (2000)

     Jean Grosjean par Jacques Réda :

     

    Comme nous disposons de peu de temps et qu’il faut en laisser le plus possible à la poésie, on voudra bien excuser la hâte de cet avant-propos.

    Je me dispenserai d’abord de décrire le poète, puisqu’il est assis en personne parmi nous. C’est pourtant plutôt vertical que je me le représente. Ainsi, d’ailleurs, depuis pas mal d’années, se matérialise-t-il, deux ou trois fois par mois, dans l’encadrement de ma porte ouverte en permanence. Puis il entre sans dire bonjour, mais avec un sourire, et déjà même presque en parlant ou en continuant de parler. Car l’intervalle écoulé depuis son dernier passage n’a pas produit de coupure, dans un échange par le langage qui n’a que faire des salamalecs. C’est un aspect de son dégagement vis-à-vis des contraintes inutiles et des conventions paralysantes, qu’elles soient sociales ou d’un ordre différent. Littéraires, par exemple (notamment dans un des sacerdoces qu’il exerça, de guider des auteurs bloqués, perplexes ou en déroute, apte plus qu’un autre à repérer le naturel d’une voix engluée dans l’appris), ou religieuses. « Qui peut, a-t-il écrit, se vanter d’être chrétien ou de ne pas l’être ? » Et voici le début de sa traduction de l’Évangile selon Jean : « D’abord il y avait le langage, et le langage était chez Dieu, et le langage était Dieu. » S’il n’oublie pas cette origine, il se peut donc que le langage en matière de religion soit suffisant. Deux hommes qui discutent (pour-quoi pas lui et moi, et peut-être on les entend rire – c’est souvent le cas), Dieu reste en quelque façon de la partie. À plus forte raison dans ce dialogue en suspens, ou différé, que suppose le langage poétique, lequel n’a dans son retrait d’autre premier interlocuteur que Dieu. Un Dieu à qui l’on ne saurait s’adresser par le truchement de formules figées, parce qu’il est lui-même mouvement sans repos, sans limite, et de la sorte fait obligation au poète de ne pas se montrer passif. Ainsi même dans des travaux relevant de l’exégèse, par son ressort et ses énoncés, l’œuvre de Jean Grosjean n’est-elle pas de nature plus théologienne (ésotériste encore moins) que la parole orageuse ou gracieuse et toujours neuve des vieux prophètes. Indépendante du poids des dogmes et de l’inertie des traditions, elle poursuit une présence d’une mobilité insaisissable ailleurs que dans le foisonnement de ses traces, empreintes non seulement dans les textes, mais dans toutes choses et phénomènes en route autour de nous. Le poète marche, il est toujours prêt à repartir, et la station debout que j’ai évoquée ne prend tout son sens que dans ce mouvement, qui s’accomplit vraiment sur de vrais chemins entre des constellations d’églantines et des buissons d’étoiles. À l’image de ce Dieu remuant dont il est dit qu’ « Il ne vivrait pas sans ce bond hors de soi dont l’élan fait l’espace » (ou peut-être projetant dans cette image de Dieu son propre besoin de renouvellement), le poète arpente dans son œuvre l’espace d’une liberté qui crée, sans détriment pour une profonde unité de langage et de signification : une même voix dans une singulière diversité de registres ; différentes vitesses contemplatives dans l’acuité du même regard et de tous les sens.

    Je pense aux poèmes en prose laconiques, presque parfois sténographiques, du tout premier livre (Terre du temps), où impatientée par les tergiversations de la syntaxe, l’énergie lyrique finit par planter isolément ses mots, et par les laisser derrière soi aux vibrations de leurs harmoniques. Je pense à d’autres poèmes en prose (quinze ans plus tard : ceux d’Austrasie), dont la phrase d’une égale densité, mais assouplie, s’enrichit de détails minutieux, voire précieux, bijoux ou miniatures sertisdans le manche d’un porte-plume – et toute l’étendue de la campagne chatoyante sous le ciel vous saute dans l’œil.

    Je pense encore aux amples laisses de prose compacte et translucide que, sans mortier, édifient les poèmes ou psaumes d’Élégies ou de La Gloire, fermement établis sous la charge de passion éperdue qui les meut. Distincte mais autre, non, la prose narrative des nombreux petits récits bibliques, tout en raccourcis dont, souvent, l’efficace provient de l’inspiration comme enfantine du jeu, d’une fraîcheur insolite dans la brusquerie d’un détour, d’un grain de malice sous le nez de la gravité qui, surprise, éternue de bon cœur – Dieu vous bénisse.

    On observe la même diversité dans la prosodie des vers, depuis les longues stances bien en rangs de dix ou douze par sections et compagnies du Livre du juste ; depuis les strophes d’Hiver plus variables en effectifs, d’une métrique toujours sourcilleuse, mais où des rythmes francs-tireurs perturbent la symétrie des alignements – jusqu’aux pièces de la Lueur des jours que, tout à l’heure, à l’exception de tout autre (c’est un choix du poète), nous écouterons. En moins abrupt ou péremptoire, la langue de ces poèmes rejoint la concision d’autres moments de l’itinéraire et, dans les motifs descriptifs, l’exactitude imaginative dont l’œuvre entière abonde en exemples magnifiques ou délicats, recourt plus volontiers au trait qui suggère et aux transparences de l’aquarelle. Surtout, la mesure obligée s’y prête au naturel d’un rythme avançant parfois comme dételé, ou ébauche la cadence d’une sorte de chanson mélancolique. Avec la simplicité forte et à l’occasion amère du constat, ces poèmes, dépouillés comme des peupliers dans un ciel venteux de fin d’automne, chantent le dénuement étonné de l’être devant le spectre de l’âge, qui vient soudain de s’asseoir au coin du bois.

     

    Ainsi, à chaque étape, la forme et le mouvement d’un même langage se sont-ils transformés à la fois pour répondre au sentiment changeant de la vie, et par un besoin renouvelé d’échapper à l’enfermement dans la bonne gestion littéraire d’un style. Si la poésie est un élan du langage qui se déprend de la fixité où la poésie aussi peut se complaire, et si un vrai poète est celui qui, à travers les métamorphoses non moins méditées qu’instinctives de ses dons, maintient le ton fondamental de son entretien avec la splendeur silencieuse du monde, du Dieu qui l’ont saisi, alors, Mesdames et Messieurs, félicitons-nous de cette rencontre, car nous aurons rarement meilleure opportunité de le vérifier.

    Pour conclure, et pour satisfaire les personnes qui, à bon droit, souhaitent disposer de quelques indications plus concrètes, je donnerai maintenant de Jean Grosjean une rapide notice biographique. Parfois littéralement, tous les éléments en sont empruntés à celle qui figure dans les dernières pages du volume la Gloire, quarante-cinquième de la collection Poésie aux éditions Gallimard, 1969.

     

     

  • Du côté du Cénacle

    36. Thomas qui n'était pas au cénacle tout à l'heure, approcha tardif, dense, livré au deuil mais non pas au désespoir. Haïr les illusions lui fortifiait le corps et lui réjouissait le coeur :  mieux valait un messie mort qu'un faux messie. Il était le seul apôtre à recueillir des denrées et des nouvelles sans souci de l'heure ni du lieu. On ne savait ce qu'il portait dans son sac. Il passa le long du maître immobile dont il prit la phosphorescence pour un lampadaire. Thomas dut frapper à la porte du rez-de-chaussée. Les camarades étaient-ils endormis ? Enfin ils déverrouillèrent la chambre et il en eut un qui descendit ôter les barres de la porte d'en bas. Thomas eut le temps de maugréer au risque d'indisposer les voisins que réveillaient ses tambourinades. Pierre lui dit, en ouvrant : " Doucement, mon vieux. 

    - Que faisiez-vous donc là-haut ? demanda Thomas.

    - Le maître vient de sortir.

    - Quoi ? 

    - Comme je te dis."

    Dans l'escalier Thomas entendit le brouhaha des autres. Quand il entra  au 37. cénacle on l'assaillit : "Jésus sort à l'instant. Tu aurais dû le croiser.

    - Vous avez eu vite fait de remettre les barres et les verrous."

    Ils ne surent que répondre. Thomas vit leur rêverie en débandade et haussa les épaules. Il avait jeté son sac dans un coin. Pierre y alla voir : c'étaient des pissenlits. " Tu n'as quand même pas été les chercher entre les pavés du Temple ?

    - Presque. En tout cas j'ai appris que les gardes se seraient endormis au sépulcre la nuit dernière et que le corps aurait été enlevé pendant leur sommeil. L'affaire va monter au gouverneur et, bien sûr, c'est nous qu'on accuse. Vous choisissez donc mal vos plaisanteries : quiconque vous entendrait irait témoigner que vous avez récupéré le cadavre."

    Jude montra le plat où Jésus avait laissé des arêtes. " Macabre", fit Thomas haussant à nouveau les épaules.

    Pendant ce temps-là Jésus avait regagné des terrains de banlieue qu'éclairait une lune encore pleine mais déjà dans son décours. Un carré de choux bleus qui 38. avaient passé l'hiver semblait les casques d'une cohorte terrée là pour guetter les pas du messie. Jésus restait mécontent. Il venait de cacher à des hommes, avec plus de patience qu'autrefois, l'ennui d'être avec eux, mais un sursaut d'âme... Il se retrouvait dans un dédale de jardins où il butait contre des arrosoirs oubliés.

    De basses traînées de nuées sombres rôdaient en débris sous la lune qui en argentait les rebords. Un vent humide titillait de vieux épouvantails. Jésus, en passant devant une baraque dont la porte était arrachée, y aperçut les lueurs métalliques des archanges. Il s'arrêta devant ces présences sans visage. Elles se mirent au garde-à-vous, Michel dans ses reflets de fer, Gabriel dans ses éclats de vif-argent, d'autres, derrière eux, solaires comme l'or ou brasilleux comme le cuivre. Leur luminescence emplissait la bicoque et filtrait à l'extérieur entre les planches. 

    Il les fit sortir et se ranger par bataillons. Dieu ! qu'il s'en était entassés dans cet étroit poste de garde. C'étaient les troupes de son Père, gardiennes et exécutrices des suprêmes intentions. Elles étaient 39. à la fois l'intelligence agile et les destins comminatoires. Elles demeuraient sans cesse dans la confidence d'un Dieu qui retenait ou lâchait à sa guise leur violence. Il les passa en revue, l'oeil sévère, le cheveu court, le coeur impavide. Il s'attarda en vain, avec parfois une ombre de malveillance, à suspecter ici où là un point de rouille : même l'ange de Gethsémani ne portait pas trace d'oxydation. (...)    

       

    Jean Grosjean - Le Messie - Gallimard 1974 

                                    

     

  • Les pèlerins d'Emmaus

    21. (...)

    " De quoi parlez-vous ? " Il n'avait plus la courtoisie de déguiser les questions dont il savait la réponse.

    Les deux voyageurs s'arrêtèrent outrés, outragés presque : "Tu es bien le seul passant du pays qui ne soit pas au courant.

    - Eh bien, dites. "

    Ils eurent honte. On reprit la route. Cléopas finit par répondre qu'il s'agissait 22. d'un Nazaréen qui était venu délivrer Israël et, comme d'habitude, Israël s'était défait de sa chance : " Nos chefs et nos prêtres ont éliminé celui qui usurpait trop bien leur rôle. Ca fait maintenant le troisième jour qu'il est mort et que le monde est retombé dans son ornière. De bonne heure ce matin les femmes sont venues dire qu'il était vivant  et deux de nos camarades sont allés vérifier que la tombe était vide, mais lui, bien sûr, ils ne l'ont pas vu."

    Jésus mesurait leur tristesse. Il aurait dû en effet dormir longtemps avec les dieux dans les principes, mais il n'avait pas su s'y résoudre. Il avait refusé toutes les lois et toutes les raisons, il n'avait accepté que le retour à la source. La mort était une piètre révolution, ses inconsciences pouvaient bien rester souterraines, mais pas cette première fois qu'on a vu, dans l'eau, les nuées du ciel passer sur le monde. Jésus n'avait pas été jusqu'au boutiste, c'était contre son gré qu'il était allé si loin dans la malchance, mais elle l'avait ramené à un matin et il était pris d'une grande douceur en même temps que d'une 23. fièvre mal contenue. Il était attentif à un grain de poussière dans l'air, à une ombre d'odeur qui passe, mais il ne supportait plus guère la lenteur de marche des hommes et leurs ruminations lourdes. Il retrouvait sa promptitude de la mer de Tibériade, la nuit où ses apôtres avaient ramé contre le vent et qu'il avait marché sur les vagues et que la barque qu'il avait touchée  avait instantanément été rendue au rivage d'en face à travers la tempête. Ainsi se mit-il à traverser les Ecritures ; car il n'y a pas tant de choses écrites qu'on le croit, les gros livres ne sont rien ni les oeuvres complètes, mais seuls quelques récits, leur tremblante lumière sur nous, Abraham qui, couché à l'entrée de sa tente, va sombrer dans la sieste en regardant un petit nuage blanc errer au-dessus des sables... " C'était aujourd'hui, dit Jésus. D'ailleurs Abraham n'a pas d'autre fils que ce Nazaréen dont vous parliez. Ceux qui se disent juifs ne le sont pas, ils mentent. 

    Cléopas était désarçonné. " Il nous suffirait, dit-il, que vienne l'heure de Dieu. 24.

    - N'est-elle pas venue déjà ?

    - Mais à venir encore.

    - A quoi bon supputer les époques ? Chaque jour est aujourd'hui.

    (...)

    Ils arrivèrent à Emmaüs. Les deux disciples n'allaient que là, mais le messie en marche ne s'arrête pas à un bourg. Les deux hommes eurent peur. Ils auraient voulu demeurer à Emmaüs sans rompre la conversation. Ils retinrent l'inconnu, ils lui dirent qu'il n'y avait plus d'avenir, que le soleil commençait à redescendre : "Le brin d'herbe rallonge déjà sa mince ombre sur le sol ; les jeunes feuilles des trembles vont frémir jusqu'à la nuit. "

    Le messie voulut bien être las. Pourquoi refuser la sombre paix d'une auberge ?  25. Il s'assit entre ses compagnons. Il se taisait. On entendit le patron grommeler dans la cour. On voyait aller et venir, dans la salle, deux servantes, à moins que ce ne fût la même dont différaient les profils. La table se chargea de godets : olives, feuilles de thym, tiges d'oignon. Le messie se taisait toujours. On apporta le pain. Le messie le prit, le partagea et pâlit : il savait qu'on ne mange que pour la mort. A ce trouble les deux hommes le reconnurent. Mais au moment qu'ils le reconnaissaient, il n'était plus là. Chacun d'eux ne voyait plus que l'autre et la déception de l'autre. Alors ils réglèrent le repas à peine entamé et ils retournèrent vers la ville d'où ils étaient venus. En chemin ils s'aperçurent de ce qu'ils étaient quand Jésus était avec eux et ils redécouvrirent leur propre coeur. (...)

     

    Jean Grosjean - Le Messie - Gallimard 1974 

       

     

  • Jésus marchait sous les étoiles

    7. Jésus marchait sous les étoiles. Il ne se réhabituait à vivre qu'avec précaution. Il ne fréquentait encore que des tombes et son passage en réveillait les hôtes. Si insignifiants qu'ils aient été, ils avaient eu son expérience de naufrage. Ils se levaient prêts à lui faire escorte, mais il les congédiait gentiment, les laissant empotés dans leur résurrection. Beaucoup par une vieille habitude ou pour retrouver leur veuve et leur orphelin voulurent aller en ville, mais les portes étaient fermées et ces revenants qui pouvaient traverser les murs ne l'osaient pas. Ils gardaient dans des replis d'âme le respect de la matière et piétinaient désoeuvrés le long du rempart.

    Jésus errait sous des constellations qui n'avaient jamais tourné si lentement. Il 8. se rappela la nuit où il avait supplié son Dieu entre les oliviers et où les Romains l'avaient mené, les mains liées, chez le pape juif, les astres étaient plus pressés de changer de position. C'était l'ancien monde sans instant et maintenant l'instant était énorme. Il l'avait su dès qu'il s'était assis dans le sépulcre pour délier ses bandelettes. L'angoisse disparue lui avait laissé l' âme démobilisée. Il n'était sorti des ténèbres que pour rencontrer la nuit. Il avait enjambé les corps endormis des gardes que les criailleries juives avaient obtenues d'un colonial pleutre, mais il était délivré des hâtes. Il sentait que vivre n'avait été qu'une aventure raisonnable auprès de la hardiesse de revivre. Merveilleusement mal sûr, il s'égarait à tâtons dans la campagne. A peine si, à la longue, ses regards illuminèrent par-dessous les bribes de nuées qui traînaient dans le ciel. (...)

    Jean Grosjean - Le Messie - Gallimard 1974 

  • Artisanat de la Parole (8) : nous passer la Parole

    Mais le cycle de la Parole s'achève aussi et tout autant sur notre bouche, et c'est ici que nous retrouvons l'oralité. La lectio débouche en effet sur la louange , la confessio laudis qui est une autre manière de rendre à la Parole à sa liberté ; elle débouche aussi sur l'échange que nous nous faisons de la Parole, entre frères, en communauté, et en Eglise. Car nous devons nous parler, nous passer la Parole. La Parole est essentiellement dia-logale, en Trinité et entre nous. C'est tout le sens de la psalmodie alternée, dans la liturgie des Heures, sorte de jeu collectif et rythmique de la Parole qui la fait rebondir entre nous et atteste de façon tout à fait concrète sa transitivité et sa mobilité originelles : la Parole ne se maintient que dans la dia-logie, la stéréophonie et l'altercation, entre les hommes comme entre les anges (...) mais outre l'Opus dei, cette circulation de la Parole, condition indispensable à sa vie, se vérifie aussi dans le dialogue spirituel qui s'établit entre maître et disciple : Père dis-moi une parole de salut ! A cette demande, si coutumière dans la littérature monastique des origines, il n'est pas donné d'autre réponse en substance, qu'une parole de l'Ecriture ; mais il suffit que la Parole soit donnée par un autre pour qu'elle manifeste tout son pouvoir médicinal. La parole n'est pas, n'est jamais notre affaire soloitaire ni privée : l'économie divine veut positivement qu'elle ne nous arrive que par la bienheureuse médiation d'autrui. La Parole de Dieu que nous vous faisions entendre, vous l'avez accueillie, non comme parole d'hommes, mais comme ce qu'elle est réellement, la Parole de dieu. Et cette Parole reste active en vous, les croyants. (1 Th 2,13). Au demeurant, le dialogue dont nous parlons ne s'établit pas seulement entre maître et disciple, mais aussi, à l'occasion, entre disciples : nous devons nous porter Parole les uns aux autres. (voir aussi Col 3,16) 

     

    François Cassingena, Lettre sur la Lectio divina  

    F. Cassingena est moine à l'abbaye de Ligugé.

    Ses livres (en particulier Etincelles I, II et III) peuvent être commandés en ligne : http://www.europart-diffusion.com/f/index.php?sp=coll&collection_id=4

  • Artisanat de la Parole (7) : écris !

    Depuis l'organe central, la Parole, entamant la deuxième phase (...) gagne maintenant l'organe donateur qui est la main. Si la Parole ne va pas jusqu'à la main, le cycle n'est pas complet ; cet aboutissement à la main est nécessaire à la plénitude anthropologique de la lectio, puisque aussi bien rien n'est pleinement humain qui ne passe par la main de l'homme. Prêtons alors attention à l'impératif catégorique qui est donné à l'auteur de l'Apocalypse, encore lui : J'entendis une voix me dire, du ciel : Ecris ! (Ap. 14,13) La voix ne dit pas : " regarde ! " ou encore  " écoute ! " mais : " écris !". Ce verset de l' Ecriture nous fait voir l'Ecriture, pour ainsi dire, in fieri, dans l'acte même qui la constitue. Qu'est-ce que le voyant va écrire, en effet, sinon l'Ecriture même ? Et nous, avons-nous songé à l'importance, à la solennité de l'acte physique, matériel et concret d'écrire, dans le processus complet de notre lectio divina ? Pourquoi reste-t-il si souvent si peu de notre lectio dans notre coeur, après que nous l'avons finie ? Parce que nous n'avons rien écrit, parce que nous ne sommes pas allés jusqu'à l'écriture, parce que la Parole ne nous est pas venue en main. Nous avons amputé quelque chose de notre humanité, et c'est pourquoi la Parole n'a pu nous atteindre pleinement. Tout l'homme doit prendre Parole. Le propore de l'Ecriture de Dieu, c'est de susciter la nôtre, comme réponse humaine ; humaine parce que manuelle. Elle répondra, dit Osée de l'épouse-Israël. La main est l'auxiliaire de la mémoire, cette Mémoire dont nous avons souligné à l'envi l'importance. C'est ainsi que le cycle intégral de la lectio va de la Main à la main, de la Main de Dieu à la nôtre, de la Main qui nous écrit de la part de Dieu à notre main qui répond à Dieu... et pour donner à autrui. Réalisons un instant ce qui nous manquerait si les Pères et les géants de la lectio divina n'avaient rien écrit. Ecrire, c'est faire charité. Dans la mesure où elle va jusqu'à mobiliser en nous la main, la lectio atteint d'autre part à la noblesse d'un véritable " travail manuel quotidien", de ce travail auquel Benoît lui-même l'associe  étroitement, puisqu'il traite du travail et de la lectio sous un seul chef : de opera manuum cotidiana (Cf. Reg. Ben., chap. XLVIII) 

      

    François Cassingena, Lettre sur la Lectio divina  

    F. Cassingena est moine à l'abbaye de Ligugé.

    Ses livres (en particulier Etincelles I, II et III) peuvent être commandés en ligne : http://www.europart-diffusion.com/f/index.php?sp=coll&collection_id=4

  • Artisanat de la Parole (6) : par l'oeil, l'oreille et la bouche

    Notre lectio mobilise d'abord des organes récepteurs qui sont l'oeil et l'oreille. L'oeil fait office de " curseur " : il court après le Verbe, il suit Jésus du regard (la lectio est la première forme de la sequela Christi). L'objet ultime de notre vision, alors, ce n'est point le texte, mais la Voix. Prêtons bien attention à la manière dont l'auteur de l'Apocalypse rapporte son expérience : Je me retournerai pour voir la Voix qui me parlait (Ap. 1,12) Je me retournai : c'est l'épistrophè, le mouvement de conversion, le même que celui de Marie-Madeleine dans le jardin du matin de Pâques (Jn 20,16). Pour voir la Voix. Notre lectio demeure un exercice mondain et profane aussi longtemps que nous ne voyons qu'un livre ; c'est la Voix qu'il faut voir, dans une magnifique synesthésie qui suppose bien sûr l'incarnation du Verbe. Et puis, quand nous lisons, il y a l'oreille. Le tout premier mouvement du "cycle" va de notre oeil à notre oreille. Car nous devons entendre immédiatement ce que nous lisons, convertir le visuel en auditif. L'oreille du corps, dans la liturgie où la proclamation de la Parole nous la rend tout aussitôt assimilable par voix auditive (d'où l'importance considérable de la liturgie !). L'oreille du coeur surtout, cette oreille interne qu'amadoue le Psalmiste : Audi, filia (Ps 44,11.vulg.) et saint Benoît après lui : Inclina aurem cordis tui... (Reg. Ben., Prol.) Parmi les organes récepteurs, n'oublions pas non plus la bouche qui murmure la Parole et la rumine ; il y a toute une oralité de la lectio, trop souvent négligée (elle était pourtant familière aux anciens) et qui touche de fort près, au demeurant, à celle de l'Opus Dei. 

    Par l'oeil, l'oreille et la bouche, la Parole gagne l'organe central qui est le coeur. Soyons plus exact : le texte écrit impressionne l'oeil et, passant de l'oeil à l'oreille puis de l'oreille au coeur, il devient Parole. Oui, la première phase du cycle, celle qui va de l'oeil au coeur, consiste en somme dans la transformation de l'écrit en Parole. Cette transformation-là est fondamentale ; c'est même l'industrie majeure qui se pratique dans notre atelier. Nous sommes des transformateurs de l'écrit en Parole. Le lieu propre de la Parole, c'est le coeur, selon ce que le psalmiste dit du juste : La torah de son Dieu est dans son coeur (Ps 37,31), et notre coeur, c'est l'Ecritoire de Dieu, comme il appert du prophète Jérémie : Je donnerai ma torah dans leur dedans et sur leur coeur Je l'écrirai (Jr 31,33 ; voir aussi 2 Co 3,3). En somme, pendant que nous transformons l'écrit en Parole, l'Esprit de Dieu transforme la Parole en Ecrit.     

     

    François Cassingena, Lettre sur la Lectio divina  

    F. Cassingena est moine à l'abbaye de Ligugé.

    Ses livres (en particulier Etincelles I, II et III) peuvent être commandés en ligne : http://www.europart-diffusion.com/f/index.php?sp=coll&collection_id=4

  • Artisanat de la Parole (5) : bûcher sa lectio jusqu'à la blessure du coeur

    Ce serait une illusion de croire que la lectio est quelque chose de facile, de toujours facile. Sa difficulté tient à la difficulté de Dieu même. Certes, et nous le dirons tout à l'heure à l'envi, la lectio relève de l'otium et comporte un caractère très sérieusement ludique, mais elle est aussi un exercitium ; elle est notre Grand exercice, un Exercice qui ne dure pas trente jours seulement, mais tous les jours de notre vie. Nul doute que par bien des aspects la lectio ne fasse partie de toute la dimension ascétique de notre vie et, pour être très cachée, très subtile, cette ascèse de la lectio n'en est pas moins réelle. C'est dans la lectio en effet, en tant qu'activité plénière et synthétique, que se vérifie le critère essentiel de notre vocation : si revera Deum quaerit. L'acquisition d'un minimum d'outils intellectuels et d'une méthode exige sans doute un effort, mais la difficulté majeure réside ailleurs, bien au-delà de tout ce qui apparente la lectio divina à une discipline profane, à ces disciplines profanes qu'elle se subordonne à l'occasion pour n'en prendre que mieux son élan : la vraie difficulté pour nous, c'est de parvenir jusqu'à la difficulté inhérente à l'Ecriture, jusqu'à l'argument, jusqu'à la question, jusqu'au tranchant que chaque parole vive recèle et dont la distraction, la routine, l'inappétence spirituelle émoussent si souvent en nous la perception. Ce qui réclame de nous un effort, c'est d'aller jusqu'à ce débat inévitable de Dieu avec nous, jusqu'à ce point où la Parole nous fait mal et nous arrache un cri qui est tout ensemble d'émerveillement et de douleur : la lectio authentique débouche sur la componction du coeur, le penthos. Notre lectio est paresseuse et rémittente si, pour finir, nous ne nous blessons pas tout de bon avec la Parole, si nous ne nous laissons pas blesser par elle.  

     

    François Cassingena, Lettre sur la Lectio divina  

    F. Cassingena est moine à l'abbaye de Ligugé.

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  • Artisanat de la parole (4) : régularité d'une pratique

    Parlons maintenant de la régularité. La lectio divina n'est jamais facultative et l'on ne saurait l'ajourner. Il faut s'y tenir coûte que coûte. C'est se condamner à l'anémie que de ne point s'alimenter aujourd'hui ; c'est être vide que n'être pas plein de Dieu tout de suite. L'Ecriture est un journal, notre journal obligé et, à en abandonner tant soit peu la lecture, nous perdons le fil, le fil d'or par lequel nous tenons à la Vie. La régularité de la lectio, même brève, confère à notre vie son armature et sa cohérence. Au demeurant, cette régularité exige-t-elle de nous des efforts surhumains si nous comprenons la lectio, moins comme une présence au bureau, strictement mesurable au chronomètre, que comme une présence habituelle à Dieu et aux choses de Dieu, comme une atmosphère  qui baigne toutes nos activités. Reste que cette présence  habituelle et douce tendrait à s'évanouir et à devenir pure illusion  si l'on ne s'attablait effectivement à la Parole, certis temporibus, comme le prescrit saint Benoît au chapitre du "travail manuel quotidien". La lectio assure en profondeur la stabilité de notre vie, (...). Car la Parole est bel et bien notre Domicile (...) Qui sait si, dans son déroulement historique,  notre vie ne nous réserve pas des déménagements, des exodes, des exils, des hospitalisations, des incarcérations ? Qu'à cela ne tienne ! Où que la volonté du Seigneur nous conduise (...) nous resterons stables dans la Parole ou, plus exactement, nous emporterons partout cette Parole avec nous, comme Abraham emportant d'Ur la Promesse, comme les Hébreux transportant la Tente démontable à travers le désert. Est-ce pour rien que le Seigneur recommande à Moïse de fabriquer une table portative, au autel portatif ? Du moment que nous pouvons reconstituer partout notre atelier, notre camp volant de la Parole, nous n'avons pas sujet de nous plaindre et nous ne sommes nulle part déracinés. La Parole est nomade par nature, itinérante par nature et mobile (Cf. Ex 34, 15-16 ; Ps 147,15 ; Is. 55, 10-11 ; Lc 24,15) : emportons-la partout, pour qu'à son tour elle nous emporte. La fidélité amoureuse à la lectio divina est le plus sûr garant de notre stabilité, de cette stabilité du coeur dans la Parole sans laquelle la stabilité matérielle ne serait que de pure forme.   

     

    François Cassingena, Lettre sur la Lectio divina  

    F. Cassingena est moine à l'abbaye de Ligugé.

    Ses livres (en particulier Etincelles I, II et III) peuvent être commandés en ligne : http://www.europart-diffusion.com/f/index.php?sp=coll&collection_id=4

  • Artisanat de la Parole (3) : dès le matin

    Si la lectio divina est un métier artisanal, comme d'emblée nous l'avons reconnu, nous ne nous étonnerons guère qu'elle en présente tous les caractères, qu'il s'agisse de ses procédés, de son esprit, de l'atmosphère ambiante qu'elle nécessite. Aussi estimons-nous opportun d'insister maintenant sur trois notes intimement solidaires de ce caractère essentiellement "laborieux" de la lectio : la révérence, la régularité, l'effort. De la sorte, nous rentrons peu à peu dans ces considérations plus pratiques que vous êtes certainement impatients d'aborder.

    Commençons par la révérence. Que voulons-nous dire par là ? L'exercice de tout métier manuel, en particulier artisanal, s'entoure d'une sorte de gravité : il n'est que d'en observer les gestes obligés, ritualisés par l'expérience et l'histoire, et la manière dont ils traitent leur matière propre : la terre, la pierre, le bois, le métal, la chair même. Eh bien ! la révérence avec laquelle nous traitons la Parole doit apparaître d'abord dans la préséance concrète et effective que nous lui accordons dans nos journées. Car c'est dans cette Parole-là que, dès le matin, l'on se lève et l'on se lave. Commencer immédiatement par la Parole : voilà ce qui fait un jour noble, un jour "bien élevé", un jour que le Seigneur a fait  (Ps 118,24) ! Un jour immédiatement assis sur la Parole est un jour qui tiendra debout, parce que cette priorité très concrètement accordée à la lectio consolide chaque matin que le bon dieu fait l'orientation foncière de notre vie. Souvenons-nous du  troisième Chant du Serviteur : Il éveille chaque matin, il éveille mon oreille pour que j'écoute comme un disciple. Le Seigneur Yahvé m'a ouvert l'oreille, et moi je n'ai pas résisté. (Is 50, 4-5) La Parole est notre clairon, notre coq et notre Réveille-Matin ! (...) Ressusciter chaque matin à la Parole : voilà une excellente règle d'hygiène. (...) Et puis c'est encore cette Parole que nous devons emporter, le soir, dans notre sommeil ; c'est elle que nous devons mettre sur notre table de nuit. (...)

    Chaque fois que, dans le silence de votre chambre, vous ouvrez le Livre, pensez à la mystérieuse et merveilleuse synchronie qui relie votre geste à celui de l'Agneau ; pensez aussi que chacune des pages de ce Livre - immaculée - est tachée du sang de l'Agneau, car Jésus, dont il ne nous reste pas trace d'écriture (cf. Jn 8,8), n'a jamais rien écrit qu'avec son sang. Tu es digne, Seigneur, de recevoir le Livre et d'en ouvrir les sceaux... (Ap 5,9) Oui, ce Livre-là s'ouvre sur la terre comme au ciel, simultanément.

          à suivre...

    François Cassingena, Lettre sur la Lectio divina  

    F. Cassingena est moine à l'abbaye de Ligugé.

    Ses livres (en particulier Etincelles I, II et III) peuvent être commandés en ligne : http://www.europart-diffusion.com/f/index.php?sp=coll&collection_id=4

     

  • Artisanat de la Parole (2) : de jour et de nuit

     Occupari debent fratres, dit saint Benoît : " les frères doivent être occupés..." La lectio divina est donc, avec le travail manuel, une occupation. Est-ce à dire qu'elle est simplement une occupation parmi d'autres, avec le sens un peu superficiel ou condescendant que l'on donne à ce terme ? Non, elle est l'occupation majeure, fondamentale, fédératrice de toutes les autres, accompagnant et précédant logiquement toutes les autres. Aussi serait-on fondé à parler ici de "pré-occupation". La lectio divina, entendue bien sûr de la manière la moins livresque et la moins sommaire, apparaît alors comme la pré-occupation majeure de notre vie, car dès lors que nous voulons bien la comprendre comme une attention permanente à la parole, comme une orientation foncière de notre être vers la Parole, il ne fait aucun doute qu'elle soit l'activité totalisante - et légitimement totalitaire - de notre vie [...], celle qui confisque à son profit nos énergies les plus secrètes et les plus chères. Il ne s'agit pas de laisser cette occupation-là pour une autre, mais d'assaisonner abondamment de celle-là toutes les autres, mais d'inonder de celle-là toutes les autres. Au demeurant, on attendrait en vain de s'attabler avec fruit à la lectio divina aux heures, parfois réduites, qui lui sont officiellement consacrées, si l'on ne s'entretenait toute la journée de la Parole, si l'on ne mâchait sans cesse quelque verset, quelque scène évangélique, quelque antienne de la liturgie, quelque problème théologique. On ne saurait aborder la lectio dans l'impréparation intérieure. L'attention au Verbe, sous quelque forme qu'Il se déclare à nous, ignore toute solution de continuité.

    Ne soyez pas de petits tâcherons mesquins qui s'estiment quittes lorsqu'ils ont fait leur heure de lectio. Ne comptez pas avec Celui qui ne compte pas avec vous. Bien plus qu'un travail de bureau, et bien avant de l' être en tout cas, notre rapport à la Parole est une aptitude intérieure, une inquiétude constante, une sorte d'ingéniosité, d'agilité toujours en éveil, une fonction vitale, jamais facultative ou intermittente de l'organisme spirituel. Que la Parole du Christ habite en vous abondamment ! (cf Col 3,16) (...)

    La lectio divina ne connaît aucune vacance, aucune relâche. Sur tes remparts, Jerusalem, j'ai posté des veilleurs ; de jour et de nuit, jamais ils ne se tairont (Is 62,6) 

    François Cassingena, Lettre sur la Lectio divina  

    F. Cassingena, ancien de Normal sup, est moine à l'abbaye de Ligugé

    Ses livres (en particulier Etincelles I, II et III) peuvent être commandés en ligne : http://www.europart-diffusion.com/f/index.php?sp=coll&collection_id=4