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Traversées christiques - Page 30

  • La résurrection du Christ et la nôtre (2)

    [159] (...)

    Que veut donc dire le Nouveau Testament, par la diversité de ses images et de ses formes narratives, quand il parle de "vie éternelle" ? Prenant pour toile de fond ce vaste matériel, nous pouvons essayer de cerner cette vie par deux définitions négatives et une positive.

    1. Ce n'est pas un retour à cette vie spatio-temporelle. Par résurrection, le Nouveau Testament entend tout autre chose que Friedrich Dürrenmatt dans sa pièce le Météore où il fait (de manière fictive évidemment) revivre un cadavre qui revient à une vie terrestre inchangée. Il ne faut pas non plus assimiler la Résurrection de Jésus aux résurrections de morts de l'Antiquité. Nous les trouvons disséminées dans la littérature ancienne au sujet des thaumaturges (accrédités même par des témoignages médicaux) ; nous les trouvons également par trois fois chez Jésus : la fille de Jaïre (Mc 5,21-43 et par.), le jeune homme de Naïm (Lc 7,11-17) et Lazare (Jn 11).

    Abstraction faite de la crédibilité historique de tels récits légendaires (chose étonnante, Marc et les autres synoptiques ignorent tout de la sensationnelle résurrection de Lazare aux portes de Jérusalem), la Résurrection de Jésus n'a justement rien à voir avec la reviviscence d'un cadavre. Même chez Luc, Jésus n'est pas revenu purement et simplement à la vie biologique, terrestre, pour finalement mourir de nouveau comme les autres ressuscités. Non, la mort n'est pas différée, mais définitivement vaincue. Selon la conception du Nouveau Testament, le Ressuscité a définitivement franchi le seuil ultime qu'est la mort. Il est entré dans une vie [160] céleste, tout autre : dans la vie de Dieu. Pour parler de cette vie, le Nouveau Testament déjà utilise des formules et des images très variées.

    2. Ce n'est pas la continuation de la vie spatio-temporelle. C'est donc quelque chose de tout à fait différent de la vie banale et ennuyeuse, temporelle et intemporelle, du Triptyque de Max Frish. Le simple fait de parler d' <<après>> la mort est trompeur  : l'éternité n'est pas déterminée par un avant et un après. Elle signifie plutôt une vie nouvelle qui outrepasse la dimension de l'espace et du temps pour entrer dans le domaine invisible, impérissable, insaisissable de Dieu. Ce n'est pas un "encore" sans fin : encore vivre, encore agir, encore aller, mais quelque chose de définitivement  "nouveau". Ceci dépasse définitivement et le retour du "meurs et deviens", éternellement le même, de la nature, et celui du mythe sur lequel insiste tant la pensée indienne. Etre définitivement près de Dieu et ainsi avoir la vie qui ne finit pas, voilà ce que veut dire "vivre éternellement".

    3. C'est donc plutôt l'accueil dans la réalité ultime et primordiale. Si l'on ne veut pas parler en images, il faut considérer la Résurrection et l'Ascension (enlèvement, montée au ciel, glorification) comme un seul et même événement en rapport avec la mort, dans l'intimité inimaginable de Dieu. Le message pascal, malgré ses nombreuses variantes, ne dit qu'une chose :

    - Jésus n'est pas mort pour entrer dans le néant. Dans la mort et par sa mort, il est mort pour entrer dans cette réalité insaisissable et incompréhensible, ultime et primordiale que nous appelons Dieu ; il a été accueilli par elle. L'homme ayant atteint la réalité ultime de sa vie, qu'est-ce qui l'y attend ? Non pas le néant (même celui qui croit au nirvâna dirait de même), mais ce Tout qui, pour les juifs, les chrétiens et les musulmans, est l'unique vrai Dieu. La mort est un passage vers Dieu, c'est un rapatriement dans l'intimité de Dieu, c'est l'accueil dans sa gloire. Qu'avec la mort tout soit fini, seul un athée au sens strict peut le dire. Dans la mort  [161], l'homme est soustrait aux rapports qui l'entourent et le déterminent. Du point de vue du monde, de l'extérieur pour ainsi dire, la mort signifie absence complète de toute relation, rupture de toute relation aux humains et aux choses. Mais du point de vue de Dieu, de l'intérieur pour ainsi dire, la mort signifie une relation tout à fait nouvelle : une relation à Dieu en tant qu'il est la réalité ultime. Dans la mort un avenir nouveau, éternel est offert à l'homme, et à l'homme tout entier, et non à une partie de lui-même. 

    - Un avenir nouveau, non dans notre espace et dans notre temps, ici et maintenant dans ce monde-ci.

    - Mais pas davantage dans un autre espace et dans un autre temps : dans un "au-delà", dans un "en-haut", dans un "hors-de" ou un "au-dessus", dans un "autre monde".

    - Un avenir nouveau tout à fait différent : ce dernier chemin, décisif et tout autre, ne ramène pas l'homme à ce monde quotidien comme le chemin que suivent ceux qui ne sont que cliniquement mort. Ce n'est pas non plus le chemin que suivent les cosmonautes, dans cet univers ou même au-delà. C'est (pour parler tout de même en images) un départ vers l'intérieur : un retour pour ainsi dire vers la raison d'être la plus profonde et vers le sens primordial du monde et de l'homme, vers le mystère inexprimable de notre réalité : de la mort à la vie, du visible à l'invisible, de l'obscurité mortelle à l'éternelle lumière de Dieu. Ce n'est pas une intervention contre les lois de la nature, mais une prise de relais au moment où la nature, en vertu de ses propres lois, s'épuise. 

    Que signifie cette Résurrection de Jésus pour moi ici et aujourd'hui ? 

                                                              A suivre....

    Hans Küng - Vie éternelle ? Ed du Seuil 1985 

  • La résurrection du Christ et la nôtre

    [157] (...)

    Y a-t-il néanmoins alors résurrection corporelle, résurrection de l'homme avec son corps ? - Non et oui. Non, si on entend "corps" au sens physiologique, le corps tel quel, le "cadavre", les "restes". - Oui, si par "corps" on entend ce que le Nouveau Testament appelle sôma, réalité moins physiologique que personnelle elle-même, le Moi lui-même avec toute [158] sa propre histoire - ce que néglige à tort la doctrine bouddhiste de la réincarnation, bien qu'elle insiste sur une corporéité nouvelle (mais terrestre évidemment). Parler de la résurrection du corps c'est donc dire, selon la formule du théologien catholique Franz Josef Nocke, que  "ce n'est pas uniquement le Moi tout nu de l'homme qui est sauvé à travers la mort, ce qui laisserait définitivement de côté toute son histoire terrestre, et rendrait insignifiantes toutes ses relations aux autres humains ; résurrection corporelle veut dire que l'histoire d'une vie et toutes les relations faites au cours de cette histoire parviennent à leur achèvement et appartiennent définitivement à l'homme ressuscité" (cf. F.J. Nocke, Eschatologie, Düsseldorf, 1982, p. 123)

    En d'autres termes, ce n'est pas la continuité de mon corps en sa dimension physique qui est en jeu. Les questions scientifiques comme celle de la persistance des molécules, ne se posent même pas alors. Ce qui est en jeu, c'est l'identité de la personne : ce qui pose donc la question de la signification permanente de toute ma vie et de ma destinée ! "L'amour de Dieu va au-delà des molécules qui se trouvent dans mon corps au moment de ma mort ", dit à juste titre Wilhem Brenning, professeur de théologie catholique. "Il aime un corps marqué par toutes les fatigues, mais aussi par l'insatiable désir de son pèlerinage, un corps qui, au cours de ce pèlerinage, a laissé beaucoup de traces dans un monde devenu humain justement par ces traces... Résurrection du corps veut dire que, de tout cela, rien n'est perdu pour Dieu, parce qu'il aime l'homme. Tous ses rêves il les a recueillis, nul sourire n'est perdu pour lui. Résurrection du corps veut dire que l'homme retrouve près de Dieu non seulement son dernier instant, mais toute son histoire.

    Cette histoire retrouvée en Dieu peut naturellement être considérée comme une histoire accomplie. Car je n'entre pas en Dieu comme un être diminué, amputé spirituellement ou physiquement, mais comme un être complet. Contrairement à ce qu'insinue la pensée indienne, je ne disparais pas en Dieu comme une goutte d'eau dans la mer, justement parce que l'homme n'est pas qu'une goutte d'eau et que Dieu est plus que la mer. En se perdant dans la réalité de Dieu, l'homme se trouve. En entrant dans l'Infini, la personne finie perd ses limites, de sorte que l'opposition actuelle personnel/apersonnel passera dans le transpersonnel. Si la réalité ultime n'est pas le néant, mais ce Tout que nous appelons Dieu, [159] alors la mort est moins destruction que métamorphose, vita mutatur non tollitur, "la vie est transformée, non pas ôtée", est-il dit dans la préface de la messe pour les défunts. Donc non pas une fin (Enden), ni même une mort (Verenden), mais un parachèvement (Vollenden), non pas un amoindrissement, mais un accomplissement, l'accomplissement définitif.

    Que veut dire "vivre éternellement" ?  (...)

                                                          A suivre...

     

    Hans Küng - Vie éternelle ? Seuil 1985

     

  • L'essentiel du message pascal (1)

    [151] (...) Malgré les difficultés qu'il soulève, le message part de quelque chose de simple et vise quelque chose de simple. Les divers témoins du christianisme ancien, les épîtres et les évangiles, les Actes des Apôtres et l'Apocalypse, malgré les dissonnances et contradictions des différentes traditions, s'accordent pour dire que le Crucifié vit pour toujours auprès de Dieu, ce fait étant à la base de nos devoirs et de nos espérances. Les homme du Nouveau Testament sont portés [152] et même fascinés par la certitude que celui qui a été tué n'est pas resté dans la mort, mais qu'il vit, et que celui qui adhère à lui et le suit vivra comme lui. La vie nouvelle, éternelle, de l'Un comme appel et réelle espérance pour tous ! Ce n'est pas un dogme nouveau qui est annoncé ici, mais nous sommes appelés, en marchant à sa suite, à mourir avec le Christ et à ressusciter avec lui selon l'expression de Paul.

    Voilà donc le message pascal et la foi pascale ! Message vraiment bouleversant, "révolutionnaire", très facile à rejeter aujourd'hui comme jadis : " là-dessus nous t'entendrons un autre jour ", disaient déjà quelques sceptiques à l'apôtre Paul sur l'aéropage d'Athènes, selon le récit de Luc (Ac 17,32). Ce qui n'a nullement retardé la marche triomphale du message qui était de façon tout à fait essentielle un message de vie éternelle.

    L'énigme historique de l'apparition du christianisme semble dès lors résolue de manière provocante : d'après des témoignages concordants, c'est Jésus de Nazareth connu et reconnu comme vivant, ce sont les expériences de foi autour de Jésus de Nazareth, qui peuvent expliquer pourquoi sa cause a eu une suite, pourquoi après sa mort, s'est produit un important mouvement se réclamant de lui, pourquoi, après son échec, il y eut un recommancement, pourquoi après la fuite des disciples se créa une communauté de croyants. Le christianisme, dans la mesure où il consiste à professer Jésus de Nazareth comme Christ vivant et agissant, est né à Pâques. Sans Pâques, pas d'évangile, pas un seul récit, pas une épître dans le Nouveau Testament ! Sans Pâques, pas de foi en Jésus-Christ, pas de prédication sur le Christ, pas d'Eglise, pas de liturgie, pas de mission. (...)

    [153] Pour Paul, il ne faut pas séparer la Résurrection de Jésus de l'espérance en la résurrection générale des morts. C'est parce que Jésus, et lui seul, vit et tient de Dieu une importance si singulière pour tous, que tous ceux-là vivront qui s'engageront avec confiance pour lui. A tous ceux qui partagent le destin de Jésus, il est offert de [154] partager la victoire de Dieu sur la mort : ainsi Jésus est le premier parmi les morts (cf. 1 Co 15,20), le premier-né d'entre les morts (cf; col 1,18).

    (...)

    Comment se représenter la résurrection ? Réponse : d'aucune manière ! (...) Ressusciter des morts n'est pourtant pas revenir à l'état antérieur de veille qui est celui de notre vie quotidienne. Il s'agit d'un changement radical en un état tout à fait différent, d'une nouveauté inouïe ; c'est un état définitif : la vie éternelle. Et il n'y a rien à décrire, à représenter, à objectiver. Cette vie éternelle ne serait pas vraiment tout autre si nous étions capables de la dépeindre avec des notions et des images empruntées à notre vie de tous les jours, comme si l'on hypostasiait les voeux et les désirs de la vie quotidienne, dans un ciel décrit en termes paradisiaques. "Ce que l'oeil n'a pas vu, ce que l'oreille de l'homme n'a pas entendu.." (1Co 2,9) (...)

    Totaliter aliter, c'est tout autre chose : notre langage touche ici à ses limites. (...) Le Nouveau Testament lui-même recourt, dans les récits d'apparitions, à de tels paradoxes situés à la limite du représentable : [155] : il ne s'agit pas d'un fantôme, et pourtant on ne peut le saisir, on peut et ne peut pas le reconnaître, il [le Christ]  est visible et invisible, saisissable et insaisissable, matériel et immatériel, soumis et insoumis au temps et à l'espace. (...)

    Quand Paul parle de la résurrection, il n'entend absolument pas parler, comme le font les Grecs, de l'immortalité d'une âme qui devrait être libérée de la prison de son corps mortel. (...)

    [157] (...) Il est donc désormais manifeste que la pensée anthropologique, tant celle de la Bible que celle de nos jours, convergent  pour concevoir l'homme comme une unité physico-chimique, ce qui est d'une importance considérable pour la question d'une vie après la mort. Quand le Nouveau Testament parle de résurrection, ce n'est pas de la survivance naturelle d'une âme-esprit indépendante de nos fonctions corporelles. Il entend plutôt par là - dans la ligne de la théologie juive - la nouvelle création, transformation de l'homme tout entier par l'Esprit de Dieu créateur de vie. L'homme n'est donc pas délivré de sa corporéité (comme l'entend Platon). Il est délivré avec et dans sa corporéité - désormais glorifié, spiritualisée : une nouvelle création, un homme nouveau. Pâques n'est pas une fête de l'immortalité, postulat de la raison pratique, mais la fête du Christ, la fête du Crucifié glorifié.

                                                           A suivre....

      Hans Küng - Vie éternelle ? - Seuil, 1985

     

  • Le Ressuscité

    [149] (...) Qu'il ne s'agit pas d'un événement historique veut dire ceci : la proposition "ressuscité le troisième jour" est moins une donnée historique qu'une assertion théologique ; "trois", si souvent nombre symbolique (...), ne doit pas s'entendre d'une date du calendrier, mais d'un nombre sacré : c'est la date salvifique d'un jour salvifique, tout comme dans le texte d'Osée : " Le troisième jour il nous relèvera" (Os 6,3).

    Dans la mesure où il s'agit d'une entrée dans la vie éternelle de Dieu, au-delà du temps et de l'espace, cette vie ne peut être constatée par les moyens et les méthodes de la recherche historique. La Résurrection n'est pas un acte spatio-temporel. Elle n'est pas un miracle qui transgresserait les lois de la nature  et qu'on pourrait repérer en ce monde-ci ; ce n'est pas non plus une intervention surnaturelle dans le temps et l'espace, qu'on pourrait localiser et dater. Il n'y a rien eu à photographier ni à enregistrer. Ce qu'on peut constater historiquement, c'est la mort de Jésus, puis la foi et le message pascal des disciples ; pour ce qui est de la mort de Jésus et de la foi de ses disciples - l'une et l'autre événements publics - l'historien peut encore les aborder. Mais la Résurrection elle-même - qui n'est pas un événement public - ne peut être appréhendée, objectivée. Ce serait sûrement trop demander à l'historiographie. (...) Ce n'est donc pas un événement historique, mais bien un événement réel. Pourquoi ? Précisément parce que, dans la Résurrection, il s'agit d'une action de Dieu, il s'agit donc d'un événement, non pas purement fictif ou imaginaire, mais réel au sens le plus profond du terme ; et, à vrai dire, uniquement pour celui qui décide de n'être pas un observateur neutre, mais qui s'engage dans la foi. Ce qui s'est passé dépasse les limites de l'histoire. Il s'agit d'un événement transcendant qui part de la mort d'un homme et atteint [150] la dimension universelle de Dieu. (...)

    Non, la foi en la [151] Résurrection, attitude de confiance et d'espérance tout à fait raisonnable, se rapporte à la réalité effective de Dieu lui-même qui, en Jésus, a vaincu la mort. (...) Le message de la Résurrection est donc un témoignage de foi et non pas un produit de la foi. (...) Jésus vit non parce qu'il est annoncé, mais il est annoncé parce qu'il vit.  (...)

    Après ces réflexions, qui visaient non à simplifier mais à condenser, la question se pose : quel est l'essentiel du message pascal ?

                                                          A suivre...

    Hans Küng - Vie éternelle ? - Ed du Seuil 1985

  • Pourquoi cherchez-vous parmi les morts ?

    [146] (...) Le plus ancien témoignage pascal ne se trouve pas dans les évangiles. Il se trouve dans les épîtres de Paul, plus anciennes (de toute une génération) que l'évangile de Marc et représentant les documents les plus anciens du Nouveau Testament.

    Dès les années 55-56 en effet, l'apôtre Paul écrivait d' Ephèse, en Asie Mineure, à la communauté qu'il avait fondée à Corinthe. Dans cette première Epître aux Corinthiens, on trouve au chapitre 15, le plus ancien témoignage pascal "transmis" par Paul à la communauté de Corinthe lors de sa fondation et qu'il a lui-même "recu". D'après la langue, l'autorité et les personnes nommées, ce témoignage remonte probablement à la première communauté de Jérusalem. En tout état de cause, son origine se situe entre les années 35 à 45, date à laquelle Paul est devenu chrétien et missionnaire. Paul cite cette profession de foi et y ajoute une liste - que ses contemporains peuvent contrôler - de témoins de la Résurrection, [147] auxquels le Ressuscité "s'est laissé voir", "est apparu", "s'est manifesté", témoins donc trouvés au hasard des rencontres et dont la majorité étaient encore en vie dans les années 55-56.

    On peut constater des différences non seulement par rapport à l'évangile apocryphe de Pierre, mais même par rapport aux récits des évangiles canoniques. 

    Voici ce texte :

    " Je vous ai transmis en premier lieu ce que j'avais moi-même reçu, à savoir :

    que le Christ est mort pour nos péchés selon les Ecritures, qu'il a été mis au tombeau. Qu'il est ressuscité le troisième jour selon les Ecritures, qu'il est apparu à Céphas, puis aux Douze.

    Ensuite il est apparu à plus de cinq cents frères à la fois - la plupart d'entre eux sont encore vivants et quelques uns sont endormis. Ensuite, il est apparu à Jacques, puis à tous les apôtres. Et, en tout dernier lieu, il m'est apparu à moi aussi, comme à l'avorton." (1 Co 15, 3-8 ; cf. Ga 1,16 ; 1 Co 9,1)

    Les différences entre le plus ancien témoignage pascal et les récits plus tardifs sont patentes :

    - Les récits de la Résurrection dans les évangiles modifient de plus en plus ce premier témoignage et divergent sensiblement entre eux. Ce plus ancien témoignage pascal a la sobriété d'un procès-verbal.

    - Les récits des Evangiles ont nettement tendance à proposer une peinture légendaire (pour étonner l'auditoire). Paul, dans son témoignage, adopte le style d'une profession de foi ; il se peut qu'elle ait servi de résumé catéchétique, peut-être était-elle à apprendre par coeur lors du catéchisme.

    - Pour illustrer le message pascal, les évangiles mettent l'accent sur le tombeau vide. Chez Paul, par contre (comme aussi en d'autres écrits du Nouveau testamment), le tombeau vide (et les anges) ne [148] sont absolument pas mentionnés ; Paul insiste plutôt sur le fait que Jésus, vivant, a rencontré ses disciples.

    - Et tandis que les récits concernant le tombeau ne sont attestés par aucun témoignage direct, on trouve dans les épîtres de Paul (quelques décennies avant les évangiles) diverses déclarations où il parle lui-même d' apparitions, de manifestations du Ressuscité.

    Ce n'est pas à cause du tombeau vide, mais à cause des "apparitions" ou "manifestations" - sans doute visions ou auditions objectives ou subjectives, en tout cas appels à la prédication comme ceux lancés par les prophètes - que les disciples de Jésus vinrent croire à sa Résurrection pour la vie éternelle. La querelle à propos du tombeau vide est donc une fausse querelle. La discussion théologique a éclairci ce point : il est impossible de vérifier si le tombeau était vide. Des exégètes critiques eux-mêmes admettent comme possible que le tombeau ait été vide. Mais qu'est-ce que cela prouve ? Un tombeau vide n'est pas par lui-même une preuve de Résurrection. Il peut y avoir beaucoup d'explications (...) Car, quoi qu'on pense de l'historicité du tombeau vide, ni la Résurrection de Jésus ni la nôtre n'en dépendent.

    La reviviscence d'un cadavre n'est pas la condition préalable d'un éveil à la vie éternelle. Ainsi donc, pour Paul aussi, ce qui est capital pour sa prédication (et pour celle des épîtres du Nouveau Testament), ce n'est pas de montrer le tombeau vide, mais de prouver que Jésus est vivant. la foi chrétienne ne fait donc pas appel au tombeau vide, mais à la rencontre avec le Christ vivant en personne : "Pourquoi cherchez-vous parmi les morts celui qui est vivant ?" (Lc 24,5)

    La Résurrection n'est-elle donc pas un événement historique ? [149] Pour répondre clairement, je dirais : non, ce n'est pas un événement historique, et pourtant c'est un événement réel. Qu'est-ce à dire ?

                                                                               A suivre...

    Hans Küng - Vie éternelle ? Seuil 1985

     

     

  • La Résurrection dans les Evangiles

    [141] Ecoutons, par contraste, le récit pascal, étonnament bref, du plus ancien évangéliste, Marc, qui, sans doute presque un siècle avant l'Evangile de Pierre, aux environs de l'an 70, a écrit l'histoire suivante où d'évidence la Résurrection elle-même est passée sous silence :

    "Quand le shabbat fut passé, Marie de Magdala, Marie, mère de Jacques, et Salomé achetèrent des aromates pour aller oindre le corps. Et de grand matin, le premier jour de la semaine, elles vont à la tombe, le soleil étant levé. Elles se disaient entre elles : " Qui nous roulera la pierre hors de la porte du tombeau ? " Et ayant levé les yeux, elles virent que la pierre avait été roulé de côté : or elle était fort grande. Etant entrées dans le tombeau, elles virent un jeune homme assis à droite, vêtu d'une robe blanche, et elles furent [142] saisies de stupeur. Mais il leur dit : " Ne vous effrayez pas. C'est Jésus le Nazarénien que vous cherchez, le Crucifié : il est ressuscité, il n'est pas ici. Voici le lieu où on l'avait mis. Mais allez dire à ses disciples et à Pierre qu'il vous précède en Galilée : c'est là que vous le verrez, comme il vous l'a dit." Elles sortirent et s'enfuirent du tombeau, parce qu'elles étaient toutes tremblantes et hors d'elles-mêmes. Et elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur... (Mc 16,1-8)"

    C'est là que s'achève, de façon assez surprenante, l'évangile selon Marc. Les spéculations au sujet d'une autre finale de son évangile, peut-être perdue, sont oiseuses. Ce que l'évangile originel nous dit de la Résurrection tient dans ces huit versets, et, comparés à l'Evangile de Pierre, ils suffisent à montrer que tout ce qui se passe advient après la Résurrection. Marc se contente de témoigner de la Résurrection ; plus exactement, il annonce le message de la Résurrection qui alors ne produit ni étonnement ni joie "pascale", mais "crainte et tremblement" : "Et elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur..." cela aussi peut rendre un son peu familier aux oreilles des fidèles, dans l'Eglise catholique du moins, car, des siècles durant, on a tout simplement omis de lire à Pâques cette dernière phrase par laquelle s'achève tout l'évangile, apparemment sous prétexte qu'elle ne convenait pas à la fête de Pâques. Il faut, de plus, observer que tout cela se produit devant quelques témoins, et, qui plus est, devant un groupe de femmes peu crédibles en ce temps-là en fait de témoignage. Le seul nom qui est partout identiquement transmis - même dans les évangiles plus tardifs - est celui de Marie de Magdala (les évangiles synoptiques ne disent pas un seul mot de Marie, mère de Jésus, ni sous la Croix ni dans les récits de la Résurrection) ; selon le tardif évangile de Jean également, Marie de Magdala est la seule qui, par piété, soit allée au tombeau pour oindre Jésus, le dimanche matin.

    Cette réserve des Evangiles canoniques à propos de la Résurrection n'inspire-t-elle pas plutôt confiance dans leur authenticité ? A l'inverse, l'intérêt dont témoignent les apocryphes pour les outrances et le sensationnel ne les rend-il pas plutôt suspects ? En tout cas, les témoignages canoniques sur Pâques ne portent pas sur la Résurrection comme événement, mais sur le Ressuscité comme personne. [143] Témoignages, notons-le bien, et non pas simples rapports. Dans leur ensemble, les récits de Pâques ne sont pas des documentaires neutres dûs à des observateurs impartiaux ; ce sont des témoignages en faveur de Jésus dus à des croyants au plus haut point intéressés et engagés. Ce sont par conséquent des documents moins historiques que théologiques ; non des procès-verbaux ou des chroniques, mais des témoignages de foi. (...)

                                                              A suivre...

    Hans Kûng - Vie éternelle ? Seuil , 1985

  • La résurrection dans l'Ancien Testament

    [122]

    Les plus anciennes, et les seules preuves incontestées en faveur de la résurrection des morts dans tout l'Ancien Testament de langue hébraïque datent du 2 ème siècle (environ 165-164 av. J.-C.) de l'époque de la résistance à l'hellénisation, que le Séleucide Antiochius IV Epiphane essayait d'imposer aux Juifs (interdiction du culte juif, adoration du dieu de l'Empire, Zeus Olympien, et même de l'Empereur dans le Temple). On sait que cette rigoureuse politique d'hellénisation d'Antochius provoqua bientôt, sous la conduite des Maccabées, la révolte du peuple qui finalement s'acheva par la victoire du judaïsme.

    Dans cette crise de l'époque des Maccabées, l'auteur d'apocalypse avait, pour mettre en garde et pour interpréter les signes des temps, pris la place des prophètes des VIII eme - VI eme siècles, époque de la crise également. Tel fut le livre de Daniel, dans lequel la prédication apocalyptique, après plusieurs essais chez les prophètes, atteignit sa pleine dimension. De nos jours, on ne devrait plus mettre en doute que le Livre de Daniel, vu sa langue, sa théologie (angéologie tardive) et sa composition sans unité , n'est en aucune façon le fait d'un visionnaire à la cour babylonienne du VI ème siècle, mais plutôt celui d'un auteur du II ème siècle, justement du temps d'Antochius IV Epiphane. En ce qui concerne la résurrection, il se [123] trouve au dernier chapitre de ce Livre de Daniel (originellement de caractère apocalyptique) un passage qui a été vraisemblablement influencé par des idées perses : " En ce temps se lèvera Michel, le grand prince qui se tient auprès des enfants de ton peuple. Ce sera un temps d'angoisse tel qu'il n'y en aura pas eu jusqu'alors depuis que nation existe. En ce temps-là ton peuple échappera : tous ceux qui se trouveront inscrits dans le Livre. Un grand nombre de ceux qui dorment au pays de la poussière s'éveilleront, les uns pour la vie éternelle, les,  autres pour l'opprobre, pour l'horreur éternelle. Les doctes resplendiront comme la splendeur du firmament, et ceux qui ont enseigné la justice à un grand nombre, comme les étoiles, pour toute l'éternité. " (Dan 12, 1-3)

    Il ne fait pas de doute que, en ces temps de persécution - pour l'auteur du Livre de Daniel justement, temps de détresse avant la fin des temps, où hommes, femmes et enfants ont été cruellement persécutés en raison de leur attachement à la Loi -, le vieux problème de la juste rétribution se soit posé avec beaucoup plus d'acuité que pour les générations antérieures, du temps des Ptolémées et de Qohélet. Devant la fidélité de tant de martyrs à leur foi - placés devant l'alternative du reniement ou de la mort -, on devait à plus forte raison se demander : l'injustice se répare t-elle seulement en cette vie ? Quel peut être le sens de la mort des martyrs, quand ceux qui sont fidèles à leur foi n'obtiennent plus de récompense ni en cette vie-ci (ils sont déjà morts), ni dans une autre vie (qui n'est qu'une existence fantomatique) ? Où donc est Dieu avec sa justice ? La réponse de l'auteur d'apocalypse est la suivante : à ce temps de détresse succèdera le temps de la fin, où Israël sera sauvé, et - voilà la nouveauté - où les morts ressusciteront : les témoins de leur foi et leurs persécuteurs. Car les morts, qui ont dormi au "pays de la poussière" , se réveilleront et reviendront à la vie en tant que personnes humaines complètes (et non pas seulement en tant qu'âmes) dans cette vie d'ici-bas qui désormais durera éternellement, sans fin : pour les sages, sous forme d'une vie éternelle ; pour les autres, sous forme d'un éternel opprobre - même si cela n'est pas précisé. 

    Hors de la Bible hébraïque, dans l' Ancien Testament grec (des Septante), on trouve d'autres témoignages de cette espérance en la [224] résurrection si tardivement apparue, en particulier dans le  Second Livre des Martyrs d'Israël qui contient les plus anciens récits de martyres juifs, modèles des Actes de martyres dans l'Eglise. Et précisément dans le célèbre septième chapitre (...)

    A la différence du Livre de Daniel, il n'est manifestement pas question d'une résurrection "eschatologique", d'une [125] résurrection terrestre à la fin des temps, mais - peut-être parce que l'attente prochaine de Daniel n'avait pas été comblée par le récent passé - d'une résurrection transcendante, d'une résurrection céleste d'avant le temps : on pense là à une admission ou à une élévation au ciel après la mort - idée qui, beaucoup plus tard, devait avoir une importance capitale dans la foi en Jésus de Nazareth et en sa résurrection.   (...)

    Cependant, l'argumentation en faveur de la résurrection atteint son point culminant avec les deux discours de la mère qui est présentée davantage comme philosophe que comme mère (...) [126] A la différence de ce qui se passe chez les Egyptiens, où la momie doit rester absolument intacte pour la vie éternelle, la mutilation corporelle et l'anéantissement physique eux-mêmes ne constituent pas des limites pour le Dieu d'Israël. Ces textes de l'Ancien Testament le montrent : la croyance à la résurrection des morts est une conséquence de la foi au Créateur. (...) Pour l'Ancien Testament, en effet, ce n'est pas en raison de son essence spirituelle et de son caractère divin qu'une âme humaine survit, mais c'est plutôt l'homme tout entier qui est ressuscité par l'action de Dieu : par le miracle d'une nouvelle création dont la raison est la fidélité de Dieu à sa créature. (...)

    [128] Nous ne pouvons oublier qu'une part non négligeable des Juifs, fidèles à la Loi, n'acceptaient pas alors la croyance en la résurrection et ne l'acceptent pas encore aujourd'hui. Contrairement au second Livre des Martyrs d'Israël, le premier ne dit mot d'une résurrection des morts ; les héros, que sont les Maccabées, ne récoltent de leur mort prématurée que la gloire et l'honneur et ils continuent de "vivre" uniquement dans le souvenir du peuple. Au temps de Jésus de Nazareth encore, un siècle et demi plus tard, et tout à fait dans le même sens, le groupe des Sadducéens refuse l'idée de résurrection.

                                                      A suivre...

    Hans Küng - Vie éternelle ? - Ed du Seuil 1985

  • l'au-delà : la résurrection dans l'ancien testament

    [120] Or les différents passages de l'Ancien Testament qui parlent d'une soi-disant résurrection, ont un sens imagé, métaphorique, et, dans leur contexte biblique, ne peuvent être pris au sens propre.

    Quand donc le prophète Osée dit : " Après deux jours il nous fera revivre, le troisième jour il nous relèvera et nous vivrons en sa [121] présence", il n'entend pas par là la résurrection des morts, mais, de façon imagée, la guérison et la santé imminente du peuple d'Israël malade.

    De même, lorsque, dans une vision grandiose, le prophète Ezéchiel (Ez 37, 1-6) voit la reviviscence des ossements desséchés : " La main de Yahvé fut sur moi, il m'emmena par l'esprit de Yahvé, et il me déposa au milieu de la vallée, une vallée pleine d'ossements. Il me la fit parcourir, parmi eux, en tous sens. Or les ossements étaient très nombreux  sur le sol de la vallée, et ils étaient complètement desséchés. Il me dit : " Fils d'homme, ces ossements vivront-ils ?" Je dis :" Seigneur Yahvé, c'est toi qui le sais." Il me dit : "Prophétise sur ces ossements. Tu leur diras : ossements desséchés, écoutez la parole de Yahvé. Ainsi parle le Seigneur Yahvé à ces ossements. Voici que je vais faire entrer en vous l'esprit et vous vivrez. Je mettrai sur vous des nerfs, je ferai pousser sur vous de la chair, je tendrai sur vous de la peau, je vous donnerai un esprit  et vous vivrez, et vous saurez que je suis Yahvé" Or, d'après le contexte de cette vision, il est incontestable qu'il n'est pas parlé ici de la résurrection des israélites défunts, mais du retour des déportés de Babylone, sortis du tombeau de leur prison, pour une vie nouvelle au pays d'Israël.

    Ou bien quand finalement la tardive "apocalyse d'Isaïe" parle des morts de Yahvé qui vivront, et les cadavres qui ressusciteront : " Tes morts revivront, tes cadavres ressusciteront. Réveillez-vous et chantez, vous qui habitez la poussière." Ici aussi il s'agirait de la figure d'un salut, de durée illimitée, à venir à la fin des temps, et pas nécessairement d'une vraie résurrection des morts. Cela ressort clairement d'Isaïe 26,14 : " Les morts ne revivront pas, les ombres ne se relèveront pas, car tu les as visités, exterminés, tu as détruit jusqu'à leur souvenir." Tous ces textes emploient donc l'idée de résurrection uniquement comme image, en particulier de la restauration nationale d'Israël. Des phrases isolées dans les Psaumes, dans les Chants du Serviteur de Yahvé et chez Job parlent, elles aussi, quand on les examine de près et, au plus, de façon imagée, d'une résurrection à la vie.

    Mais à l'époque perse, après l'exil à Babylone, parmi les Juifs, on se satisfait de moins en moins de la vieille réponse qui suivait  le principe de l'équivalence et de la rétribution, selon lequel argumentaient [122] aussi les amis de Job, disant que tous les comptes s'appurent pendant la vie entre la naissance et la mort. Cela devenait chaque jour plus évident ; chacun pouvait vérifier quotidiennement que, ni dans la vie du peuple, ni dans celle de l'individu, le bien ni le mal, ne sont suffisamment payés. Au méchant, il arrive souvent du bien, et au bon souvent du mal... Il n'est donc pas étonnant que, dans les deux siècles avant Jésus-Christ - certains textes bibliques parlent aussi de l'éventuelle implication de Dieu dans la détresse et les périls d'un chacun -, ait pu s'imposer de plus en plus nettement l'espoir que - contrairement à ce que pensait le sceptique Qohélet, quelques générations auparavant - on puisse encore attendre une justice totale, une satisfaction jamais obtenue jusqu'alors.

                                                            A suivre...

    Hans Küng - Vie éternelle ? - Ed du Seuil 1985

  • La conception de l'au-delà chez Qohélet

     [116]

    A l'époque même où l'Inde faisait l'expérience de la souffrance et la vainquait par le renoncement à la vie, vivait au Proche-Orient, en Palestine, un Juif qui était un homme tout aussi réfléchi. Il se nommait  d'un pseudonyme, "Qohélet", que l'on traduit habituellement par "prédicateur", mais que l'on peut traduire aussi par "rassembleur", "chef de rassemblement". Bernard Lang , naguère professeur catholique d'Ancien Testament à Tübingen, a consacré au livre de Qohélet (vraisemblablement composé entre 190 et 180 av. J.C) une belle méditation théologique, à laquelle nous nous tiendrons ici pour commencer.

    L'interprétation de cet écrit est extrêment contestée, au point de vue de la forme déjà - c'est une suite d'aphorismes et de "pensées" sans lien - livre tout à fait inhabituel, au point que beaucoup voudraient le voir exclu du canon de l'Ancien Testament. Il n'est pas étonnant que ce livre ait sans cesse attiré justement les esprits critiques : en 1759, le Parlement de Paris fit brûler sans hésiter la traduction française de Voltaire (dédicacée de façon significative à Mme de Pompadour !). 

    Quoique Qohélet ait probablement été maître de sagesse, il représentait justement l'opposition à cette sagesse traditionnelle (Proverbes; Ben Sirach le Sage) qui, trop optimiste, supposait un Dieu juste et un ordre moral du monde, où la bonne action était récompensée et la mauvaise châtiée, et cela de façon visible et dès ici-bas. Ce prédicateur, plus philosophe que théologien, qui, - Shaw a raison - parlait de Dieu et des hommes comme un Grec plutôt [117] que de Yahvé et des Juifs comme un Juif, appartenait à la classe supérieure, vivait dans une société d'abondance et était devenu profondément sceptique au vu de ce monde totalement douteux : 

    - où ne règne aucune justice décelable, aucun ordre moral, aucune harmonie préétablie ; 

    - où nul Dieu ne manifeste sa grâce dans son gouvernement ni dans ses rétributions ;

    - où le hasard semble gouverner aveuglément et arbitrairement ;

    - où le sort des méchants frappe les bons et le sort des bons profite aux méchants ;

    - où ce n'est pas toujours le plus rapide qui gagne la course, ni le plus courageux la guerre, et moins encore, le plus avisé la richesse, ni le plus droit le succès, mais

    - où n'importe quel malheur peut frapper n'importe qui à n'importe quel moment, et où l'homme ignore son sort.

    Vraiment ce monde est du vent, du néant ! Telle est la constante rengaine de cet homme : " Du vent, rien que du vent, tout est vent." "Vanitas vanitatum" selon la version latine ; " vanités des vanités" chez  Luther. "Vanitas", "vide", "vaine apparence" pourrait-on dire, ce qui rappelle imédiatement le maya indien : tout est "vaine apparence" sans valeur, néant.

    Pour Qohélet aussi, ce réaliste critique, la chose n'est pas moins évidente que pour les Indiens : l'existence de l'homme est un être-pour-la-mort. " Tel qu'il est sorti du corps de sa mère, nu, il devra s'en aller tel qu'il est venu. " A vrai dire, l'homme ne finit pas dans le néant, comme Qohélet le dit sous la plume de Shaw, mais bien dans le royaume des morts, dans la maison des ténèbres où il n'est plus que l'ombre de lui-même : " Soit un homme qui a eu cent enfants et a vécu de nombreuses années, et alors que ces années ont été nombreuses, il ne s'est pas rassasié de bonheur et il n'a même pas de tombeau : je vois que l'avorton est plus heureux que lui. Celui-ci est venu avec le vent et s'en va dans les ténèbres, et dans les ténèbres son nom s'est enseveli. Il n'a ni vu ni connu le soleil : il y a plus de repos pour lui que pour l'autre. Et même si l'homme avait vécu deux fois mille ans sans connaître le bonheur, n'irait-il pas vers le même lieu que l'avorton ? "

    Que faire ? Pour Qohélet aussi c'est la question, mais il y répond [118] tout autrement que les Indiens - qui cherchent à se libérer de la souffrance en se libérant du Moi - autrement aussi que les platoniciens - qui, lorgnant sur l'immortalité de l'âme, dépércient cette vie ici et maintenant. Non, non pas renoncer à la vie, mais jouir de la vie ! Mieux vaut un chien vivant qu'un lion mort ! Ce que Dieu a donné, que l'homme en use. C'est pourquoi il faut célébrer les fêtes comme elles viennent ; épuisons la vie tant qu'il y en a, et oublions la mort qui vient, quoi qu'on fasse, et qui n'épargne ni le sage ni le fou. Car n'y a-t-il pas un temps pour tout ? Pour planter et pour arracher, pour gémir et pour danser, pour aimer et pour haïr, pour enfanter et pour mourir ?

    Dieu est obscur, Dieu est insondable et la réalité impénétrable. Il se peut qu'il y ait un sens à ce monde, à cette histoire, à mon histoire, mais Dieu seul le sait, non l'homme qui est obligé de regarder ce qui se passe dans le monde sans comprendre. (...)

    Livre moderne à bien des points de vue, ce Quohélét avec des thèmes qui nous sont bien connus, avant tout depuis la philosophie de l'existence, depuis Kierkegaard, Heidegger, Jaspers et Sartre. Et même  la situation sociale de départ de ce livre présente d'étranges analogies avec la nôtre.  (...) [119] Dans ce sens, Qohélet est un livre dangereux en ce qu'il conforte le système par son appel à un scepticisme éclairé, très peu stimulant pour l'action, qui ne pouvait convenir qu'à des gens cultivés, et par son appel à un sens du plaisir qui ne pouvait convenir qu'à des nantis et non au petit peuple qui, dans sa lutte pour vivre et survivre, avait de tout autres soucis.

    Qohélet malgré tout, dans sa mélancolique jouissance d'ici-bas, est fort éloigné de la superficielle théologie de rétribution qui avait cours alors, et d'après laquelle tout se règle en cette vie; il est très éloigné du moralisme (souvent puritain) de la littérature de sagesse, qui en était un des éléments, comme de toute joyeuse espérance dans l'au-delà (...)

    Même pour Quohélet tout n'est pas fini avec la mort. Car selon la vieille conception israélite, les morts continuent à vivre. Assurément ils végètent plus qu'ils ne vivent (...)

    [120] Le monde inférieur des anciens israélites, c'est le shéol (ce qui veut probablement dire : "absence de pays") qu'on imaginait comme un espace clos sous le disque terrestre, lieu de ténèbres et de silence, de langueur et d'oubli, où les humains sont condamnés à une existence fantomatique. A vrai dire, ils ont tous encore conservé leur rang et leur état antérieur : le roi porte encore sa couronne, le prophète son manteau, le soldat son équipement ; tous, cependant, ne sont plus que l'ombre d'eux-mêmes, sans communion entre eux, sans communion avec Dieu. Pays triste, sans joie, sans retour.... 

                                                             A suivre...

    Hans Küng - Vie éternelle ? Seuil - Janvier 1985

        

  • L'au-delà : réincarnation et christianisme (8)

    (suite) [92]

    B) Prospectives : un ordre du monde vraiment moral présuppose nécessairement l'idée d'une vie après cette vie. Car comment obtenir l'apaisante compensation que tant d'êtres humains attendent à juste titre (pensons au meurtrier et à ses victimes !) ? Comment parvenir à développer la nécessaire perfection éthique dans la vie d'un homme, si la possibilité d'une autre vie ne lui est pas accordée ? Donc, réincarnation pour une juste sanction de toutes les oeuvres , celles des bons comme celles des mauvais, et aussi pour la purification morale de l'homme ! La doctrine du karma et de la renaissance  permet à l'homme d'enrayer la perturbation de l'ordre du monde et finalement de sortir du cercle éternel des renaissances (samsâra). Simple question au passage : la doctrine chrétienne du purgatoire ne s'inspire-t-elle pas d'une idée semblable, celle d'une deuxième vie, que suit d'une certaine manière une troisième ("une vie éternelle"), bien que ces "vies" se situent dans des régions supraterrestres ?

    Mais ici aussi d'autres questions se posent, qu'on ne peut taire :

    1. L'exigence d'une apaisante compensation dans une autre histoire ne méconnaît-elle pas le sérieux de celle qui tient très précisément à ce qu'elle ne se produit qu'une fois sans pouvoir se répéter, de sorte que tout ce qui a été manqué une fois ne peut jamais être rattrapé ?

    2. N'y a-t-il pas des perturbations de l'ordre du monde qu'aucune action humaine ne pourra jamais corriger : des fautes qui ne peuvent être réparées, mais seulement pardonnées ? En effet n'appartient-il pas au caractère humain (peut-être devrait-on dire mieux : au caractère chrétien) de l'idée de faute, qu'une faute puisse être aussi "pardonnée et oubliée", plutôt qu'expiée, selon une loi d'airain surhumaine ? Donc, au lieu de la loi de causalité du karma, loi sans pitié, n'y a-t-il donc pas le Dieu de la grâce ?

    3. Dans le bouddisme justement, la vieille doctrine indienne de la transmigration des âmes peut-elle s'allier de manière réellement convaincante à la nouvelle doctrine bouddhique niant l'âme humaine ? N'y a-t-il pas contradiction, dès lors que la doctrine bouddhique du non-moi nie la continuité du sujet, tandis que la vieille doctrine indienne de la renaissance et du karma l'exige ?  [93] Comment y aurait-il donc transmigration des âmes sans âme, comment sauvegarder l'identité sans un moi ? Même dans ses interprétations philosophiques (faisceau de karma, formation de dispositions fondamentales, caractère intrinsèque), le karma peut-il remplacer l'existence personnelle ?

    c) Quoi qu'il y ait à dire théoriquement d'un point de vue rétrospectif ou prospectif, empiriquement, la vie terrestre réitérée est un fait établi. Voici en effet ce que disent les tenants de la doctrine de la réincarnation : n'y a-t-il pas de très nombreux récits détaillés dus à des personnes qui se souviennent de leur vie antérieure ? Comment cela pourrait-il  s'expliquer autrement que par une réincarnation ? De nombreuses études de parapsychologues actuels sur les agissements de défunts n'ont-elles pas corroboré, scientifiquement, la doctrine de la réincarnation ? Pour cette raison, les expériences dites spirites avec les esprits des défunts ne doivent-elles pas être réestimées et prises au sérieux ? N'y a-t-il pas dans l'Ancien et le Nouveau Testament eux-mêmes au moins des traces de cette doctrine, quand par exemple, il est question du retour du prophète Elie en la personne de Jean-Baptiste ? Pour cette raison ne faut-il pas comprendre les condamnations de cette doctrine par l'Eglise et par les conciles en fonction du contexte historique d'alors et les relativiser ? Le christianisme est-il réellement inconciliable avec l'idée de réincarnation ? Ne peut-on de nos jours ôter cette idée de son contexte philosophique si différent et l'intégrer dans un contexte chrétien comme, au cours de l'histoire de l'Eglise et de la théologie, on a intégré tant de nouvelles doctrines ?

    Bien que l'intégration de nouvelles doctrines dans la tradition chrétienne ne puisse être exclue a priori, il faut tout de même prendre au sérieux les objections suivantes. Du point de vue chrétien, on opposera déjà une attitude sceptique au présupposé majeur selon lequel l'âme humaine (si elle n'est pas tout simplement une émanation sans commencement du divin) devrait s'entendre d'une substance indépendante du corps et survivant à toute disparition du corps humain. Des idées populaires que l'on trouve en marge du Nouveau Testament, comme celle du retour du prophète Elie, signifient moins la renaissance du défunt Elie dans un autre corps d'home [94], que le retour dans son propre corps de l'Elie enlevé au ciel.

    Tous les Pères de l'Eglise - à commencer par Hippolyte et Irénée au 2 ème siècle (Origène aussi !) - se sont opposés, comme plus tard les conciles, à la doctrine de la réincarnation représentée par pythagoriciens et platoniciens.

    Le même scepticisme concerne l'affirmation qu'il y a une âme avant le corps, et celle qu'il y a une âme après le corps. Admettre tant la préexistence que la postexistence d'une âme séparée, indépendante du substrat corporel, ne répond ni à nos expériences ni aux données de la médecine, de la physiologie ou de la psychologie actuelles ; en général elles partent de l'unité psychosomatique de l'homme. Dans l'ensemble, tout cela ne répond pas non plus à l'Ancien ni au Nouveau Testament qui - d'une manière autre que par exemple dans le dualisme platonicien - proposent une conception globale de l'homme.

    A la lumière biblique, les convictions spirites touchant un corps astral éthéré ont donc l'air de supertitions. En tout cas, malgré les innombrables récits sur ce sujet, il n'y a aucun fait généralement reconnu et scientifiquement incontesté, comme doit en convenir John Hick lui-même, qui concilierait la croyance indienne en la réincarnation et la foi judéo-chrétienne en la résurection. Aucun des récits de souvenir d'une vie (!) antérieure - venant du moins d'enfants et de personnes natives des pays où l'on croit à la réincarnation - n'a pu être vérifié, pas plus que le récit, écrit bien des siècles après la mort de Bouddha et manifestement légendaire, du souvenir qu'il aurait eu des cent mille vies qu'il aurait vécues. Même si, comme je l'ai dit dès la première conférence, on n'a pas le droit de rejeter d'emblée comme sornettes tous les phénomènes dont s'occupe la parapsychologie (télépathie, voyance), il est pourtant évident que les parapsychologues qui font un travail scientifiquement sérieux sont extrêmement réservés sur les théories de la réincarnation. Même quand ils croient personnellement à la réincarnation, la plupart d'entre eux reconnaissent que , malgré des expériences constatées par eux, on ne peut pas parler de preuve réellement convaincante en faveur d'une vie terrestre réitérée.  (...)  [95] On n'oubliera surtout pas que, en dépit du grand attrait de l'idée de renaissance, des arguments de grands poids parlent contre elle, de même que parmi les Indiens, les Chinois et les Japonais cultivés, on rencontre beaucoup de scepticisme eu égard à l'idée de réincarnation.  (...) En Chine, on ne croyait pas à une réincarnation avant l'introduction du bouddhisme, et même, par la suite, les savants de tradition confucéenne ont continué de rejeter la réincarnation, parce qu'ils estimaient indignes que l'homme ait la même considération pour tous les êtres sensibles et représente ses aïeux hautement vénérés sous l'aspect de bêtes de somme ou même d'insectes...

                                          A suivre..... prochain texte  : l'espérance

    Hans Kûng - Vie éternelle ? Ed du Seuil , 1985 ISBN 978-2-02-008604-2

  • L'au-delà : les religions orientales et le christianisme (7)

    [90] Il est incontestable que, derrière la doctrine de la réincarnation, se cache avant tout la question philosophico-religieuse d'un ordre juste et moral du monde, la question de la justice dans un monde où les destins sont par trop inégaux. Un examen aussi bien rétrospectif que prospectif des arguments s'impose donc.

    a) Rétrospectivement : un ordre du monde véritablement moral présuppose nécessairement l'idée d'une vie antérieure à la vie actuelle. Car comment expliquer les inégalités de chances entre les hommes, la diversité troublante des situations morales et des destins individuels si l'on n' admet pas que les bonnes ou mauvaises actions d'une vie terrestre antérieure sont la cause du sort actuel de l'homme ? Autrement, il me faudrait tout mettre au compte du hasard aveugle ou d'un Dieu injuste qui permettrait que le monde soit tel qu'il est maintenant. Réincarnation ou renaissance sont donc nécessaires pour donner à l'homme une explication de lui-même, de son origine, et pour justifier Dieu ! Le problème de la théodicée serait alors résolu. On pourrait alors expliquer pourquoi si souvent tout va mal pour le bon (à cause de bonnes actions antérieures !). Voilà donc une doctrine de la renaissance qui se fonde sur le karma (action ou oeuvre), sur les suites des bonnes comme des mauvaises actions, qui déterminent le destin de chaque [91] homme dans la vie présente et dans les naissances futures. Une bonne conduite entraîne automatiquement la renaissance dans le bonheur (comme brahmane, ou roi, ou au ciel), une mauvaise conduite entraîne la renaissance dans la misère (comme animal, ou dans l'enfer qui évidemment n'est pas éternel).

    Si claire que paraisse au premier coup d'oeil cette position, elle soulève pourtant d'autres questions : 

    1. Est-ce que vraiment une vie antérieure peut expliquer de façon satisfaisante le destin de ma vie présente ? Cette vie antérieure devrait elle-même être expliquée par une vie encore antérieure, de sorte qu'on remontrait in infinitum par une chaîne de renaissances. Cela finalement n'explique rien et les hindous et jaïns eux-mêmes n'en sont pas partisans. 

    2. Mais supposons que, en qualité de croyant à la réincarnation, on postule, avec la tradition judéo-christiano-islamique, un commencement dû à une création par Dieu, comment faut-il concevoir ce premier commencement qui rend encore nécessaire une deuxième vie, sans pourtant accabler le créateur de cette créature  manifestement malheureuse ? Un recours à la chute précosmique de purs esprits est-elle en ce cas réellement un secours ? 

    3. Si nos dispositions morales s'expliquent par une renaissance, n'en arrive-t-on pas alors à un individualisme an-historique qui néglige pour une bonne part ce que nous tenons très concrètement non pas d'une vie précédente hypothétique, mais de l'héritage biologique, de la formation de notre conscience et de notre inconscient dans la toute petite enfance, des premières relations personnelles et finalement de toute la situation sociale ? 

    4. Si de facon générale il faut admettre un oubli radical de la vie antérieure, l'identité d'un homme est-elle alors préservée et m'est-il effectivement de quelques secours de savoir que j'ai déjà vécu, si j'ai totalement oublié cette vie ? 

    5. La doctrine de la réincarnation n'implique-t-elle pas finalement un manque de respect devant le mystère de la divinité, un manque de confiance quant à une juste et miséricordieuse répartition, et appréciation de la destinée et de la souffrance ? La dure loi de causalité du karma occupant la place de l'amour de Dieu qui, dans sa justice et sa miséricorde embrasse les bonnes comme les mauvaises actions ? 

    b) Prospectives :   ............   à suivre . 

     

        

    Hans Kûng - Vie éternelle ? Ed du Seuil , 1985 ISBN 978-2-02-008604-2

  • Psaume 6

    Introduction au psaume :

    Je n'en peux plus

    Le bord  de l'abîme. L'ennemi nous pousse.  Nos passions nous affolent : c'est le vertige, celui des sens, celui de l'orgueil. C'est l'extrême détresse  encore un pas et c'est fini. Dieu peut-il encore avoir pitié ? Non, il n'est pas possible que Dieu achève ce que le mal a commencé. Il nous laisse la grâce de la prière. Celui qui simplement n'en peut plus est perdu : celui qui dit à Dieu qu'il n'en peut plus est sauvé.

    On pense à Jésus à l'agonie.

    On pense à tant d'hommes faibles dans ce monde pourri ; à tant d' hommes de bonne volonté chez qui la foi et la vertu ne tiennent qu'à un fil. S'ils pouvaient, s'ils savaient prier !  Nous prions pour eux, nous prions en leur nom.

    Quelle douceur bouleversante, quelle ardente espérance peuvent porter ces strophes, quand un chrétien les dit pour celui qui va couler, pour tant d'hommes à chaque instant au bout de leurs forces.

    Leur angoisse est la nôtre.

    Notre espérance sera la leur dans le Christ qui unit et qui sauve.

                                              

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  • L'au-delà : les religions orientales et le christianisme (6)

    Si l'on veut souligner les différences, il faut dire que, dans le bouddhisme lui-même, il y a deux interprétations très différentes de l'état final :

    Il y a d'abord le bouddhisme méridional du petit véhicule (hînayânâ), plus ancien, de pensée plus fortement dualiste, plus proche du Bouddha historique, et que ses propres tenants appellent theravâda (doctrine des anciens). Pour ce bouddhisme -là, la réalité suprême est radicalement séparée du monde : le nirvâna est ici diamétralement opposées au samsâra, à cette vie de souffrance dans le monde empirique. Il a d'abord une valeur négative : c'est l'état indescriptible, inconnaissable et inaltérable de cessation de toute souffrance. Mais cette notion négative a en même temps un contenu positif et signifie l'état de suprême béatitude.

    À côté de ce bouddhisme s'est développé, durant les premiers siècles après le Christ, un bouddhisme non dualiste, le bouddhisme septentrional du mahâyâna, du grand véhicule. Ici l'absolu est totalement identifié au monde : nirvâna et samsâra ne sont que des aspects différents d'une seule et même réalité ; l'individu et l'univers ne sont qu' apparence, phénomène, illusion. Mais, en cela justement, le nirvâna a aussi un sens positif : c'est la réalité suprême qu'on ne connaît pas, qu'on possède déjà, mais seulement de manière cachée, tant que l'on n'a pas encore atteint la pleine connaissance par l'illumination.

    Cela montre bien que, dualiste ou non, aucun des deux grandes écoles bouddhistes ne tient le nirvâna pour totalement négatif, pour un néant pur et simple. Dans le theravâda et à plus forte raison dans le mahâyâna, on en est convaincu. Comme l'a dit Edward Conze, un des meilleurs connaisseurs occidentaux du bouddhisme : « On nous dit que le nirvâna est permanent, stable, impérissable, immuable, sans âge, sans mort, non né,sans devenir, qu'il est pouvoir, félicité, bonheur, refuge sûr, abri, lieu de sécurité inattaquable ; qu'il est le vrai réel et la suprême réalité ; qu'il est le bien, le but suprême, le seul et unique parachèvement de notre vie, la paix éternelle, cachée, incompréhensible. »

    Des points communs avec le christianisme se dessinent ici. Toutefois, il est toujours bon de le noter, un grand nombre de mots ont en Orient une autre signification qu'en Occident. Des mots comme « non-être », « non-soi », « non moi », « néant », « vide », « silence » rendent en Orient un son qui n'est absolument pas aussi négatif qu'en Occident. Ainsi des philosophes bouddhistes, en particulier dans l'école japonaise de Kitaro Hischida, à Kyoto, affirment en propres termes que la notion d'absolu, entendue comme « rien absolu », tout comme le « vide » indien (en sanskrit : sunyâta), ne doit pas être comprise de manière nihiliste ou athée. Par analogie avec la connaissance chrétienne de Dieu dans la voie négative telle que nous la connaissons par le Pseudo-Denys, Maître Eckhart, Nicolas de Cues et d'autres, il est clair, pour les bouddhistes aussi, que l'absolu n'est pas définissable, vérifiable ou compréhensible.

    N'y aurait-il pas lieu ici de s'interroger plus avant sur la façon dont l'Occident reçoit la philosophie bouddhiste ? Si le rien absolu (le nirvâna en tant que mu absolu) est, selon la conception bouddhiste, par exemple chez Abe Masao, « négation absolue » et donc « négation de la négation » et par suite « affirmation absolue », pourquoi alors continuer de qualifier sans réserve l' affirmation absolue de « néant » qui pourtant n'est pas rien ? Tout en tenant compte des exigences du bouddhisme et d'une théologie négative, ne serait-il pas plus clair d'appeler l'absolu, l'être absolu ou être-soi, et, en ce sens, le situer au-delà de l'être et du non-être ? Ou bien, prisonnier d'une tradition indienne à laquelle fait référence Hajime Nakamura, préférera-t-on un langage négatif, bien que le nirvâna, l'absolu, n'ait absolument pas le sens purement négatif d'extinction, mais une signification hautement positive : la vérité réelle, la suprême réalité, l'inexprimable béatitude et l'accomplissement unique de notre vie ?

    Il se pourrait ainsi, que non seulement les chrétiens apprennent des bouddhistes, mais aussi - dans l'esprit d'une émulation réciproque - que les bouddhistes apprennent des chrétiens. Si, dans le bouddhisme, nirvâna est conçu comme vérité réelle, réalité suprême, comme béatitude, but suprême, unique accomplissement de notre vie, comme paix éternelle, cachée est inconcevable, alors on peut aussi comprendre pourquoi le Bouddha, qui représente l'incarnation personnelle du nirvâna, devient objet de tous les sentiments religieux. On comprend également pourquoi dans le bouddhisme très influent d'Amitaba - au Japon, bouddhisme d'Amida, la forme la plus répandue du bouddhisme -, on parle même, à propos du nirvâna, d'un paradis de béatitude personnelle dans le « pays pur » où l'on entre non comme dans l'ancien bouddhisme, par ses propres forces, mais, comme dans le christianisme, par la confiance en la promesse et en la puissance de Bouddha, du Bouddha de la lumière et de la miséricorde (Amida).

    En somme :

    - Dans le bouddhisme également, on connaît une réalité ultime et suprême, un absolu. Dans le bouddhisme aussi, il y a tension entre une manière plus négative et une manière plus positive de parler, entre une religiosité plus personnelle et une religiosité plus apersonnelle.

    - Une compréhension et un enrichissement réciproques, même en ce qui regarde la réalité ultime et l'état final de l'homme, ne semblent pas exclus a priori.

    Comme on l'a déjà dit, l'enrichissement réciproque n'exclut pas, mais inclut au contraire une critique réciproque. Malgré toute la convergence des positions, il y aura toujours à discuter des différences. Cela est immédiatement évident dès que l'on pose la question vieille comme le monde et pourtant toujours nouvelle : qu'est-ce qui attend l'homme après la mort ? Une seule vie ou plusieurs ?

                                                                 A suivre... 

     

    Hans Kûng - Vie éternelle ? Ed du Seuil , 1985 ISBN 978-2-02-008604-2 - PP. 85- 87

  • Méridienne

    Le maître abandonne la zone des régents. Il sait quelle est   l'espèce de dernier mot dont ils sont capables. Mais la marche montante sous le soleil montant a raison de ses forces. Toute l’eau  de son corps semble avoir été bue  quand il arrive au puits.

    Les disciples proposent d'aller chercher au bourg de quoi déjeuner.

     

    Ils disparaissent dans la poussière de leurs pas avec le brouhaha d'on ne sait quelle discussion. Un chêne immobile couvre de sa profonde ombre la torpeur du maître au centre d'un silence torride.

     

    Soudain arrive une femme. Elle va puiser, mais elle s'aperçoit du voyageur.

    Il lui dit : J'ai soif.

    Elle y reconnaît une phrase du livre, elle répond : Je vois quel est ton monde. Et tu t'abaisses à me parler ?

    Il lui dit : Tu te fies aux apparences, mais si tu faisais attention...

    Elle répond : Que viens-tu inventer ? Tu repasseras un autre jour. Crois-tu que je ne comprends pas quel fainéant tu es ? Les belles paroles n'ont rien à nous apprendre. Nous savons depuis longtemps ce que nous avons à faire.

    Il lui dit : Mais ça ne vous empêche pas de mourir chacun votre tour. Moi je vous empêcherais.

    Elle répond : Oh ! à ce compte...

    Il lui dit : Va chercher ton homme.

    Elle répond : Moi, avoir un homme ?

    Il lui dit : Ah oui, j'oubliais.

    Elle est saisie, elle répond : Tu as l'air d'en savoir long. Eh bien je voudrais ton avis. Nous avons notre  église sur la montagne et vous autres vous prétendez que l'église est en ville.

    Il lui dit : Vieille querelle, mais je vais te dire. Maintenant le ciel n'est plus ici ou là, il n'est qu'à chacun. Les cantiques ne font plus la fête. Rien ne tient devant la lumière que la transparence.

    Elle est dépassée, elle répond : Sans doute, mais quelqu'un viendra nous le dire.

    Il lui dit : Mais c'est moi.

    Alors elle ouvre de grands yeux. Elle ouvre aussi la bouche comme si elle allait parler. Mais les disciples reviennent. Ils ne disent rien non plus. Alors elle s'en va, et si vite qu'elle oublie sa cruche.

    Eux, ils ne demandent pas ce qu'il voulait ou ce qu'elle voulait. Ils n'ont rapporté que des galettes et des concombres car les indigènes sont sournois. Lui, la nourriture partagée, il n'y touche pas. A-t-il eu à manger en leur absence ?

    Il dit : Vous voulez savoir ? Vous pensez qu'il n'y a qu'à attendre ? Et si on n'avait plus le temps ?

    Or la femme est de retour avec des voisins. Alors le maître est tellement à l'aise avec ces étrangers que leur méfiance tombe. Ils l’invitent, ils l'emmènent. Ils le questionnent dans la rue où sèchent les bouses. Ils le font entrer dans une salle fraîche, s'asseoir devant une cruche suintante.

    Une aveugle l'écoute, tête penchée, un ruban dans les mains. Et voilà qu'elle lui parle d'une odeur, d’un  tintement. Mais il la détourne des féeries qu’elle se forge et il la livre à une ombre plus pure.

     

    Jean Grosjean - Les beaux jours - Ed Gallimard NRF, 1980  pp 10 - 13

     

  • Il l'a réveillé

    (67)

     

    Le camarade

     

     

    Le maître s'attarde dans un val à la nuit tombante, mais on lui apporte des nouvelles : Ton camarade ne va pas bien.

    Il lève les yeux avec un calme cruel sur l'horizon ou de noirs stratus s'étirent dans la rougeur du couchant. Il dit : Ce n'est pas grave.

    Jamais il n'aurait rien demandé à son camarade, et le camarade non plus ne l'aurait prié de rien. Ils s'étaient reconnus l'un l'autre comme un beau jour inattendu parmi ce doux murmure des feuilles sèches dont on brise les nervures dans les caniveaux de l'automne. Il leur a suffi d'échanger le (68) long regard d'une incertitude intrépide et d'un étonnement secret pour que tout le nocturne hiver survenu soit ensoleillé de leur silence. Car ce qu'ils se sont dit n'a été que l'imperceptible mélopée de leur voix posée sur de futiles prétextes. Que se seraient-ils juré ? Mais maintenant...

    Les jours passent lents, gris, humides, au fond du val ou le maître se met à ne plus se reconnaître. Il vient dire aux disciples : On a à faire là-bas.

    Eux, ils s'effraient, ils disent : On se fera tuer.

    Il y pense, puis il n'y pense plus, il dit : J'avais le camarade.

    Les autres se regardent, ils ne peuvent pas comprendre. Aucun n'a un camarade, ils n'ont tous que des amis et des ennemis. Mais ils suivent. Longue marche. Lents jours mornes d'un début de printemps. Des perce-neige se fanent sur la boue du dégel.

    On arrive au jardin du mort un (69) matin où s'attarde le décours diaphane de la lune. Des gens qui étalent leur deuil d'un air emprunté piétinent les saxifrages. Quelqu'un dit tout bas au maître : Si tu avais été là...

    Il entre dans la maison. Beaucoup de monde s'y presse. Le jour reste blafard aux fenêtres. Les papotages alternent avec des sanglots ostentatoires et parfois une brève parole tout haut. Quelqu'un lui dit encore : si tu avais été là...

    Il regarde chacun. Il a du mal à respirer. Il est pris de frissons. Il dit : où est la tombe ?

    On l'y emmène. Il murmure en chemin : J'avais un camarade.

    Et il pleure. Les talus gardent de minces plaques de neige. L'air est vif. Le maître frémit de nouveau et il dit :

    Ouvrez la tombe.

    On lui dit : Et l'odeur ?

    Il dit : Ouvrez.

    Il regarde le ciel un moment. Puis (70) il se penche sur la tombe. Et il dit : Viens, camarade.

    Alors le camarade, empêtré de son linceul, sort de la tombe. Le maître dit : Voyons, débarrassez les linges.

    Et il se recule de quelques pas. Il regarde le camarade qui monte vers Battenans avec des tâches de soleil sur l'épaule. La durée semble interminable.

    Arrivé au détour du chemin le camarade tourne la tête et regarde à son tour le maître avec une immense nostalgie. Certes il remonte à la vie, mais est-ce qu'il n'y remonte pas seul ?

    Le maître a le coeur un peu vide. Il sait que ce ne sera plus jamais comme avant. Il voudrait sourire mais ses yeux restent froids. Il reçoit comme un baume le regard du camarade, mais il ne peut plus rien. Il se détourne. Il n'y a plus que le ciel qui le voie et qui voie le camarade, plus que le ciel qui connaisse de part et d'autre leur respiration, (71) un ciel tendre et nacré ou voguent, tour à tour pâles et sombres, les nuages de ventôse.

     

    Jean Grosjean – Les Beaux jours – Gallimard NRF 1980 n° d’édition : 26713

  • Psaume 5

    Introduction au psaume :

    Tu hais ceux qui font le mal.

    Un cri angoissé devant la malice du monde. Cette malice est avant tout l'exploitation mauvaise de l'homme par l'homme, le refus de l'amitié fraternelle qui est la vocation humaine et le commandement de Dieu. Cette méchanceté, c'est la négation même du précepte et de la volonté de Dieu. Le sang quelquefois ; plus souvent la fraude ; et le mensonge et la sinistre hypocrisie qui met la bouche en contradiction avec le cœur. L'homme droit est déconcerté - on ne le dira jamais assez, on ne l'avouera jamais assez - devant ce refus organisé de l'amour. Qu' il fait bon alors se tourner vers Dieu :

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  • an neuf

     

     

    "Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur, je le dis encore, réjouissez-vous".

    Paul aux Philippiens (Phil 4)

     
     
    Bonne année 2011 !  
     
     
  • L'au-delà : projection d'un désir ? Les grandes religions (5)

    82

     

    Dans le cadre de ce consensus de base, la différence de base devient, elle aussi, immédiatement évidente quand nous en venons à parler concrètement et à nous fixer sur des religions déterminées. Comparons par exemple - car nous ne pouvons traiter ici de toutes les grandes religions - la position chrétienne avec ce qui représente sans doute la position la plus extrêmement opposée, le bouddhisme. Celui-ci a montré toutes ses virtualités en s'imposant au cours des siècles à partir de l'Inde, au nord (Chine, Corée, Japon : bouddhisme septentrional du Mahâyâna) et au sud (Sri Lanka, Birmanie, Thaïlande, Laos, Cambodge : bouddhisme méridional du theravâda) et y a survécu jusqu'à présent, contre toute attente des missionnaires chrétiens, même dans un monde de plus en plus sécularisé. Il a prouvé ainsi non seulement sa capacité d'adaptation à l'évolution sociale en Orient, mais aussi son attrait persistant sur les intellectuels occidentaux. Qu'on songe seulement à Schopenhauer, Richard Wagner, Heidegger, Whitehead !

     

    Or, ce que les chrétiens croient ou ont cru, quand ils parlent de l'état final, nous est familier : il est alors question du ciel et du chemin « par où l'on va au ciel ». Le bouddhisme, en revanche, est très souvent considéré non seulement comme athée, mais même comme nihiliste. On se réfère alors volontiers au terme de nirvana par lequel les bouddhistes désignent l'état final de l'homme et du monde. Mais qu'est-ce que le nirvâna ? Nirvana (de la racine sanscrite va : « souffle ») signifie « évanescence » ou « extinction » dans un état de repos sans désir, sans souffrance, sans conscience, [83] sans fin, comme une bougie s'éteint ou  comme une goutte de pluie se fond dans la mer. C'est là l'idée fondamentale du bouddhisme déjà exprimée dans les « quatre vérités saintes » du Bouddha : celui qui, par la maîtrise de sa soif de vivre et par l'illumination, est parvenu à l'extinction de ses désirs et a donc obtenu le repos pour son propre moi, expérimentera de son vivant, quoique de façon imparfaite, le nirvana. Mais celui qui, durant sa vie, n'a pas triomphé de son égoïste soif de vivre se condamne lui-même à renaître après la mort (« réincarnation »). Seul celui qui meurt illuminé est définitivement arraché à la contrainte de la renaissance : il trouve accès à la plénitude du nirvana.

     

    Si l'on compare la position chrétienne et la position bouddhiste, dans leur formulation extrême, on peut faire ressortir une différence de base qui pourrait bien n'être pas seulement caractéristique du christianisme et du bouddhisme mais, dans une large mesure, des religions d'origine sémitique, donc de la tradition judéo-christiano-islamique et des religions d'origine indienne, donc de la tradition hindo-bouddhique. Au regard de l'état final, cette différence de base peut être décrite, très schématiquement bien sûr, par les tendances prédominantes suivantes :

     

    - Fondamentalement, la tradition judéo-christiano-islamique a du monde (et de cette vie) une conception positive ; elle y voit une bonne création de Dieu, de sorte que la rédemption de l'homme s'opère dans ce monde. La tradition hindo-bouddhique a du monde (et de cette vie) une conception surtout négative ; elle y voit une illusion, une apparence, de sorte que la rédemption de l'homme s'opère hors de ce monde.

    - La tradition judéo-christiano-islamique (prônant une voie active par la justice et par l'amour) ne connaît qu'une seule vie de l'homme dans laquelle tout se décide pour l'éternité. Au contraire, la tradition hindo-bouddhique (préférant la voie mystique de l'effacement et de l'illumination) connaît plusieurs vies dans lesquelles l'homme peut se purifier de plus en plus et parvenir à la perfection.

    - Foncièrement, la tradition judéo-christiano-islamique considère l'état final de l'homme et du monde comme être et plénitude (le plus souvent dans le sens personnel) ; la tradition bouddhiste surtout  [84] y voit par contre non-être et vide (dans un sens le plus souvent apersonnel).

     

    Ces différences semblent remettre complètement en cause le consensus de base qu'on a dit. Reste-t-il encore un point commun, et une discussion là-dessus a-t-elle encore un sens ?

    La constatation schématique de tendances opposées en leur formulation extrême devrait tout d'abord aiguiser notre regard. Il nous faut - pour autant que cela est possible dans le cadre que nous nous sommes fixé - l'analyser de plus près et la nuancer. La réalité des religions, tant d'origine sémitique qu'indienne, est, on le sait bien, très complexe et source de dissentiments. De plus, dans ce contexte, je laisserai de côté tout ce que la critique estimerait à bon droit appartenir à la discussion avec les religions ; à savoir que, dans toutes les religions mondiales (tout comme dans le christianisme), il y a des doctrines et des pratiques qui sont différentes et contradictoires ; à côté de la réflexion et de la discussion théoriques, il y a d'une part l' expérience spirituelle et d'autre part la pratique ; à côté des monuments de théorie spéculative (souvent très abstraits et apersonnels), il y a la pratique populaire de la foi (de caractère souvent très personnel) ; à côté d'une philosophie, d'une ascèse, une spiritualité sublime d'élévation, il y a aussi des superstitions cachées ou massives, une sensualité grossière sous un simple vernis spirituel. Il s'agit ici pour moi d'esquisser à l'aide des notions opposées que je viens d'énoncer les différents modèles de croyance en l'éternité. Entre eux, me semble-t-il, demeure quelque chose de commun en dépit de la diversité des systèmes de référence. Un dialogue en tout cas devrait être possible. (…)

     

                                                                A suivre....

    Hans Küng - Vie éternelle ? Ed du Seuil , 1985 ISBN 978-2-02-008604-2

  • L'au-delà : projection d'un désir ? Les grandes religions (4)

    80

    En dépit de leurs énormes différences, les grandes religions sont menées par les mêmes questions éternellement jeunes du grand "pourquoi" et du "pour quoi", qui se posent au-delà du sensible et du visible et du délai de vie propre à chacun.
    Ces questions éternellement jeunes n'exigent pas seulement une réponse théorique, mais surtout une issue praticable. Qu'est-ce qui détermine le sort de l'individu et celui de ses frères en humanité ? Pourquoi sommes-nous nés, pourquoi souffrons-nous, pourquoi faut-il mourir ? Comment s'expliquent la conscience morale et l'existence de normes éthiques ? D'où vient ce monde et son ordre ? Par-delà l'interprétation de l'existence et du monde, toutes les religions veulent aussi rendre possible une issue pratique : de la peine et la douleur de l'existence à un statut quel  qu'il soit. Ce qu'elles ont de commun - ce que l'histoire des religions pourrait appuyer d'une abondante documentation - peut, pour être le plus concis possible, être formulé comme suit :
    1. Non seulement le christianisme, mais aussi les autres religions mondiales ont conscience de l'aliénation, de la déchéance, du besoin de rédemption de l'homme. Dans quelle mesure ?
    - Dans la mesure où, toutes, elles connaissent l'ignorance, la solitude, le caractère éphémère, corrompu, asservi de l'homme, autant que son angoisse et son souci profonds, son avidité, son égoïsme, son ambiguïté et ses masques ;
    - dans la mesure où elles se préoccupent de la souffrance indicible, de la misère de ce monde perdu, du sens et de l'absurdité de la mort ;
    - dans la mesure donc où elles sont en attente d'une nouvelle liberté et aspirent à une illumination, métamorphose, connaissance, renaissance, libération, rédemption de l'homme et de son univers.

    81

    2. Non seulement pour le christianisme, mais aussi pour les autres religions mondiales, il s'agit d'une réalité inconditionnelle, ultime, absolue - comme on l'a toujours nommée. Dans quelle mesure ?
    - Dans la mesure où elles savent que la réalité proprement dite, bien que toute proche, est lointaine et cachée, que la réalité ultime n'est pas accessible de prime abord ; mais que cette réalité doit se faire proximité, présence, illumination, révélation, abolition de la souffrance ;
    - dans la mesure où elles disent à l'homme qu'il a besoin de purification, d'illumination, de libération, de rédemption ; qu'on ne parvient à la plénitude que par le dépouillement, à la vie par la mort.

    3. Non seulement le christianisme, mais aussi les autres religions du monde prêtent à juste titre l'oreille à l'appel de leurs "prophètes". Dans quelle mesure ?
    - Dans la mesure où, grâce à leurs grandes personnalités - d'appelés ou d'illuminés, modèles de savoir et de conduite -, elles reçoivent inspiration, courage et force ;
    - dans la mesure où ces grands appelés ou illuminés ont apporté une contribution, décisive et qui fait époque, à la naissance, au développement et à la rénovation de la religion traditionnelle, à un nouvel élan vers une vérité plus grande, vers un savoir plus profond, une croyance, une conduite, un effort et une vie authentiques.
    En ce qui concerne la question - vraiment décisive pour notre problème - de l'état actuel et final de l'homme, on ne parviendrait sans doute pas à un consensus de base entre toutes les religions naturelles, mais bien entre la plupart des grandes religions éthiques, en particulier entre les religions mondiales. Sur la toile de fond de ce qu'on vient de dire, on pourrait formuler en deux phrases un tel consensus :

    - Les grandes religions sont d'accord sur le fait que l'homme, tel qu'il vit d'ordinaire, mène une vie irréelle, sans liberté, qu'il ne s'identifie pas à lui-même et qu'en conséquence son état actuel est insatisfaisant, douloureux et malheureux. Pourquoi ? - Parce que 82 l'homme est obligé de vivre séparé de cette suprême réalité cachée ;  parce qu'il est étranger à elle qui constitue sa patrie et sa liberté véritables, qui importe à son identité réelle : on l'appelle l'inaccessible, l'inconditionné, l'inexprimable, l'absolu, la divinité, Dieu ou d'une autre manière encore.
    - Les grandes religions sont d'accord pour dire que, dans l'état final, l'homme ne sera plus séparé de cette vraie réalité et n'y sera plus étranger. Comment ? - En renonçant à sa fausse autonomie, à son indépendance illusoire, bref à cette affirmation omniprésente de soi, l'homme se laissera illuminer, transformer, renaître, racheter par cette ultime réalité, ce qu'il n'obtiendra définitivement, bien sûr, que par-delà la mort.

                                                               A suivre....

    Hans Küng - Vie éternelle ? Ed du Seuil , 1985 ISBN 978-2-02-008604-2

  • L'au-delà : projection d'un désir ? Karl Jaspers (3)

     60  La philosophie de Karl Jaspers tourne également autour de 61 l'homme, de sa liberté existentielle, de son être-soi dans la communication avec autrui. C'est un fait de portée considérable que l'homme soit exposé sans cesse à des crises profondes et tombe inéluctablement dans des situations où il touche à des limites : " situations-limites" - le fameux mot clé de la philosophie de Jaspers dans l'expérience angoissante du caractère inévitable du combat, de la souffrance, de la faute, dans l'expérience du destin immuable, dans la mort d'un être cher ou dans la pensée de sa propre mort. Partout ici-bas menacent l'échec, la désespérance, le désespoir nihiliste. Peut-on y échapper ? Seulement en acceptant cette situation, en y consentant sans réserve, en acquiesçant même à la mort.

    Un saut hors du désespoir, vers l' être-soi et vers la liberté, doit être fait. Un saut qui n'est possible que si l'homme se reconnaît comme doté par autrui, tout comme il peut faire l' expérience qu'il ne s'est pas créé lui-même et doit son existence à autrui.

    C'est en effet dans la plus extrême situation d'échec qu'il devient possible pour l'homme de faire l'expérience fondamentale de cette "transcendance" qui ne s'identifie pas au monde, et sans laquelle l'existence humaine, au vrai sens du mot existence, ne serait pas possible. Si les hommes peuvent traverser des situations limites, s'ils peuvent tenir sans broncher, même dans la mort, ce n'est pas par eux-mêmes, mais grâce à un "secours", différent de tout secours venant de ce monde, et que seule peut connaître d'expérience la foi philosophique ; oui, une foi ; mais selon Jaspers une foi sans révélation, une foi pour laquelle une seule chose est certaine, c'est qu'il y a une transcendance, sans qu'on puisse dire ce qu'elle est. Ainsi, selon Jaspers, la dureté de l'existence ne peut être contournée, mais c'est en elle qu'on peut justement appréhender la transcendance.

    C'est pourquoi il s'oppose à toute tentative visant à donner valeur absolue à la réalité, fût-ce à la vie et à la mort : si l'on donne valeur absolue à la vie indépendamment de la mort, on perd de vue la transcendance, pour ne plus voir qu'une existence qu'on imagine prolongée jusqu'à l'infini. Si l'on donne valeur absolue à la mort, la transcendance est occultée, parce qu'il ne reste que l'anéantissement. Mais si vie et mort sont identiques - ce qui n'a aucun sens pour notre esprit, de sorte que, dans l'effort pour penser cela, s'accomplit le passage à la transcendance -, la mort 62 n'est pas ce qui est visible dans la matière morte (celle qui n'est pas encore vivante, ou celle qui ne l'est plus comme dans le cadavre) ; la vie n'est pas ce que laisse voir la vie indépendante de la mort, ni la mort indépendante de la vie. Dans la transcendance, la mort est accomplissement de l' être en tant qu'il est vie unie à la mort."

    Que peut-on tirer de la comparaison de ces trois positions philosophiques ? - Ici encore il ne s'agit que d'un bilan provisoire.

     

                                                                                               A suivre...

    Hans Küng - Vie éternelle ? Ed du Seuil , 1985 ISBN 978-2-02-008604-2