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Méridienne

Le maître abandonne la zone des régents. Il sait quelle est   l'espèce de dernier mot dont ils sont capables. Mais la marche montante sous le soleil montant a raison de ses forces. Toute l’eau  de son corps semble avoir été bue  quand il arrive au puits.

Les disciples proposent d'aller chercher au bourg de quoi déjeuner.

 

Ils disparaissent dans la poussière de leurs pas avec le brouhaha d'on ne sait quelle discussion. Un chêne immobile couvre de sa profonde ombre la torpeur du maître au centre d'un silence torride.

 

Soudain arrive une femme. Elle va puiser, mais elle s'aperçoit du voyageur.

Il lui dit : J'ai soif.

Elle y reconnaît une phrase du livre, elle répond : Je vois quel est ton monde. Et tu t'abaisses à me parler ?

Il lui dit : Tu te fies aux apparences, mais si tu faisais attention...

Elle répond : Que viens-tu inventer ? Tu repasseras un autre jour. Crois-tu que je ne comprends pas quel fainéant tu es ? Les belles paroles n'ont rien à nous apprendre. Nous savons depuis longtemps ce que nous avons à faire.

Il lui dit : Mais ça ne vous empêche pas de mourir chacun votre tour. Moi je vous empêcherais.

Elle répond : Oh ! à ce compte...

Il lui dit : Va chercher ton homme.

Elle répond : Moi, avoir un homme ?

Il lui dit : Ah oui, j'oubliais.

Elle est saisie, elle répond : Tu as l'air d'en savoir long. Eh bien je voudrais ton avis. Nous avons notre  église sur la montagne et vous autres vous prétendez que l'église est en ville.

Il lui dit : Vieille querelle, mais je vais te dire. Maintenant le ciel n'est plus ici ou là, il n'est qu'à chacun. Les cantiques ne font plus la fête. Rien ne tient devant la lumière que la transparence.

Elle est dépassée, elle répond : Sans doute, mais quelqu'un viendra nous le dire.

Il lui dit : Mais c'est moi.

Alors elle ouvre de grands yeux. Elle ouvre aussi la bouche comme si elle allait parler. Mais les disciples reviennent. Ils ne disent rien non plus. Alors elle s'en va, et si vite qu'elle oublie sa cruche.

Eux, ils ne demandent pas ce qu'il voulait ou ce qu'elle voulait. Ils n'ont rapporté que des galettes et des concombres car les indigènes sont sournois. Lui, la nourriture partagée, il n'y touche pas. A-t-il eu à manger en leur absence ?

Il dit : Vous voulez savoir ? Vous pensez qu'il n'y a qu'à attendre ? Et si on n'avait plus le temps ?

Or la femme est de retour avec des voisins. Alors le maître est tellement à l'aise avec ces étrangers que leur méfiance tombe. Ils l’invitent, ils l'emmènent. Ils le questionnent dans la rue où sèchent les bouses. Ils le font entrer dans une salle fraîche, s'asseoir devant une cruche suintante.

Une aveugle l'écoute, tête penchée, un ruban dans les mains. Et voilà qu'elle lui parle d'une odeur, d’un  tintement. Mais il la détourne des féeries qu’elle se forge et il la livre à une ombre plus pure.

 

Jean Grosjean - Les beaux jours - Ed Gallimard NRF, 1980  pp 10 - 13

 

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