Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Traversées christiques - Page 29

  • Chemin vers Pâques (13)

    [36]

    Il faut aussi s'arrêter un instant pour souligner cette constatation paradoxale et qui pourtant s'impose si ce que l'on vient d'écrire est juste : le salut et le péché s'expriment l'un et l'autre en termes de divinisation de l'homme.

    L'homme est fait pour devenir Dieu  : il ne peut pas ne pas tendre à ce but de toutes les forces de sa volonté, quelle que soit la conscience qu'il en a. Mais il y parvient ou n'y parvient pas selon qu'il prend la bonne voie ou ne la prend pas. La bonne voie consiste à reconnaître sa propre impuissance, à croire que Dieu veut vraiment et peut effectivement le diviniser, à s'abandonner à son action, à s'ouvrir à son don gratuit. La divinisation est alors réellement accomplie par Dieu, et elle est salut. La mauvaise voie consiste à s'aveugler sur sa propre [37] faiblesse, à douter de l'Amour et de la Toute-puissance de Dieu, à vouloir se diviniser par soi-même indépendamment de Lui et donc en Le rejetant et, pour autant qu'on est en mesure de le faire, en Le supprimant.  Il n'y a alors que pseudodivinisation, et c'est la perdition.

    Schématiquement, in abstracto, on pourrait donc dire qu'il existe deux attitudes  extrêmes  et opposées par rapport  au salut et à la divinisation. Il y a l'attitude qui consiste à reconnaître que le salut ne peut être que reçu comme un don gratuit de Dieu, et à s'ouvrir à ce don gratuit : c'est la foi. Et il y a l'attitude qui consiste à vouloir supprimer Dieu, et à tenter de se sauver et de se faire dieu par soi-même : c'est le péché.

    Ces attitudes, cependant, ne se rencontrent pas habituellement à l'état pur : la gamme des intermédiaires est innombrable qui va d'un extrême à l'autre. Le péché, d'ailleurs, ne s'exprime le plus souvent que sous des formes étrangères à ces attitudes. D'autant plus qu'il implique une contradiction interne que le pécheur cherche instinctivement à  se dissimuler   : comment prétendre explicitement se faire dieu  en éliminant Dieu si l'on sait  que Dieu existe et qu'Il peut  seul diviniser ? Le cas de pharisiens  de l'Evangile est typique à ce sujet. Leur péché est bien, dans son fond, on l'a vu, une prétention à prendre la place de Dieu. Mais ces hommes savent que Dieu  existe et certaines de ses perfections, comme la science des oeuvres humaines et la justice dans la rétribution des mérites , sont pour eux indéniables.

    Il ne leur vient donc  pas même  à l'idée de prétendre explicitement se faire dieux  par eux-mêmes en excluant le vrai Dieu, ni même de prétendre au salut sans le secours de Dieu. C'est Dieu, pensent-ils, qui seul peut les sauver. Mais ils prétendent ne pas recevoir le salut comme un don gratuit de Dieu, ils prétendent y avoir droit comme l'ouvrier a droit à son salaire ; ils prétendent que le salut leur est dû (cf Rm 4,4), ils prétendent être capables de faire des oeuvres qui leur donnent pour ainsi dire un droit sur Dieu (comme le montre l'attitude du pharisien de la parabole, sûr de lui et de son droit devant Dieu. cf  Lc 17,11-12. Le pélagianisme est à quelque chose  près une réédition du pharisaïsme. Pélage pense certes, que le salut est un don de Dieu. Mais il se croit purement et simplement capable, par sa libre volonté, de le mériter. Il élimine la gratuité de la grâce.)

    Mais entre la foi pure et le pharisaïsme, il y a encore bien des attitudes intermédiaires. Tout chrétien sait que le salut n'est accessible que par la grâce de Dieu. Mais on peut fort bien, tout en affirmant n'accomplir ses oeuvres méritoires que "par la grâce de Dieu", s'approprier cette grâce en la "chosifiant" et avoir une attitude partiellement  peut-être et inconsciemment, mais réellement pharisaïque, ou bien croire avoir mérité cette grâce et éliminer par là encore la gratuité de la grâce. La volonté d'autodivinisation est encore, bien que d'une façon atténuée, le fond d'une telle attitude.

     

    Claude Richard - Il est notre Pâque - Cerf , 1980  

    Claude Richard a été abbé de l'abbaye cistercienne Notre-Dame de Timadeuc, près de Rohan

  • Chemin vers Pâques (12)

    [34]

    Cette révélation de la nature profonde du péché reçoit son accomplisssement et comme sa contre-épreuve dans le Nouveau Testament.

    C'est une des fonctions aussi de Jésus, Prophète eschatologique, de mettre le doigt sur le péché de ses contemporains. Et, alors qu'Il pardonne avec une déconcertante facilité les fautes les plus graves et les plus choquantes des publicains et des prostituées, il se montre d'une impitoyable sévérité, voire d'une extrême violence, devant le péché des chefs religieux, des scribes et des pharisiens. Car celui-ci n'est autre précisément que la volonté perverse, quasi à l'état pur, de prendre la place de Dieu, sous des dehors, bien sûr, de piété et d'observance de la Loi : ce que montrera le meurtre de Jésus auquel finalement il aboutira.

    Sous-jacent à ce péché, il y avait, comme ce fut le cas pour la faute d'Adam, un manque de foi : le Dieu des pharisiens n'était plus le Dieu infiniment bon et puissant qui s'était révélé tout au long de l'histoire du peuple élu en lui pardonnant inlassablement ses trahisons et ses révoltes, en l'arrachant maintes et maintes fois à ses ennemis, en le sauvant sans cesse [35] de nouveau ; Il n'était pas le Père que Jésus venait révéler au monde ; Il était un législateur pointilleux et un rémunérateur, le "calculateur" des oeuvres des humains ; Il était un Maître arbitraire dont la Loi faisait autorité indépendamment du bien des hommes qui devaient en accomplir les ordonnances.

    Cette méconnaissance de Dieu et spécialement de la gratuité de son Amour entraînait inévitablement un légalisme aveugle et une inconsciente hypocrisie dans l'observance méticuleuse de la Loi ; elle portait surtout à considérer Dieu comme moyen de salut et plus immédiatement de promotion personnelle : le "zèle de Dieu" et de sa Loi  avait permis à ces "maîtres" et à ces "docteurs" de s'installer dans la chaire de Moïse, de se faire respecter et obéir, d'attirer sur eux l'honneur et la louange dus seulement à Dieu. Ils préféraient la gloire  qui vient des hommes à celle qui vient de Dieu. Et quand Jean-Baptiste vint au nom de Dieu, ils ne purent croire en lui. Bien moins encore purent-ils croire en Jésus, en qui d'instinct ils sentirent un rival qui risquait de prendre leur place et dont rapidement ils voulurent à tout prix se débarrasser. Mais supprimer Jésus  c'était très précisément supprimer Dieu.

    Et, sans en être conscients, bien sûr, c'est cela que voulaient les chefs religieux d'Israël, les scribes et les pharisiens : supprimer  Dieu pour prendre ou garder sa place, parce qu'ils s'idolâtraient eux-mêmes.

    Or ceci est très révélateur quant à la nature profonde du péché. Il est facile de s'en rendre compte en relisant la conclusion de l'admirable et terrible diatribe que Jésus lançait contre les scribes et les pharisiens et qui nous est rapportée en Mt 23. Jésus leur dit d'abord qu'ils sont bien "les fils de ceux  qui ont assassiné les Prophètes" (Mt 23,31) et, faisant allusion à sa mort prochaine, Il leur annonce qu'ils allaient "combler la mesure de leurs pères" (Mt 23,32). La mise à mort de Jésus apparaît ici en continuité avec celle des prophètes ; davantage, elle est comme le sommet et le résumé de toute l'histoire du péché. Mais il y a aussi continuité des péchés passés aux péchés futurs, que Jésus annonce en même temps : " Voici que j'envoie vers vous des prophètes, des sages et des scribes (il s'agit ici des missionnaires chrétiens) : vous en tuerez et mettrez en croix... (Mt 23,34). La mise à mort de Jésus est donc en fait la récapitulation de tous les péchés, passés et futurs. Enfin Jésus ajoute : "Tout le sang des justes répandu sur la terre... tout cela va retomber sur cette génération" (Mt 23,35), la génération  de ceux qui L'ont crucifié. C'est dire qu'il y a [36] une quasi identification entre tous les péchés du monde et la crucifixion de Jésus.

    Le péché de ceux qui ont mis à mort le Fils de Dieu est bien le "péché-type", et il est une volonté de supprimer Dieu pour prendre sa place, il est une volonté d'être comme un dieu mais par ses propres moyens et donc en opposition avec l'unique vrai Dieu. Et c'est bien là le fond de tout péché.

     

    Claude Richard - Il est notre Pâque - Cerf , 1980  

    Claude Richard a été abbé de l'abbaye cistercienne Notre-Dame de Timadeuc, près de Rohan

  • Chemin vers Pâques (11)

    [33]

    Bref, l'homme doute de Dieu, et plus précisément de la générosité, de la gratuité de son amour. Et l'on reconnaît ici que le péché s'oppose directement à la foi ; les Prophètes d'ailleurs le souligneront, et " l'histoire du péché", tout au long de l'Ancien Testamment, en sera la vivante illustration.

    Enfin il faut remarquer que si c'est à l'instigation du démon, évidemment figuré par le serpent dans le récit de la Genèse, que l'homme a péché, il est à présumer que le péché de l'homme et celui du démon sont du même ordre. Le venin de celui-ci a été inoculé à celui-là. Et nous sommes inclinés à croire que c'est un péché d'orgueil, et plus précisément une volonté désordonnée d' être comme Dieu, qui a entraîné l'Ange rebelle à la perdition. Nous avons donc là encore une confirmation de la nature profonde du péché de l'homme. 

    Du désordre introduit par la faute d'Adam dans ses relations avec Dieu découlent toute une série d'autres désordres : dans ses relations inter-humaines désormais faussées par la convoitise et le désir de domination, dans ses relations avec le monde infra-humain maudit à cause  de lui et dont il ne tirera sa subsistance qu'à force de peines et à la sueur de son visage, dans son être même maintenant promis à la mort,... pour ne rien dire de l'hostilité entre le lignage de la femme et le démon. C'est cet ensemble de désordres qui constitue la "condition de [34] péché" : celle d'Adam et celle de toute sa descendance, c'est-à-dire celle de toute l'humanité. Et c'est cet ensemble de désordres qui conditionnera effectivement tous les péchés au long de l'histoire humaine.

    Ainsi, dans la pensée du yahviste, tous les désordres et tout le mal dont souffre l'humanité s'enracinent dans la volonté perverse du premier homme de devenir par lui-même comme un dieu, et, de ce fait, tout péché est, dans son fond, désir désordonné de prendre la place de Dieu et de se faire soi-même son propre dieu (cf note plus bas). Et cela reste vrai même si cette auto-idolâtrie ne se laisse reconnaître comme telle que bien rarement : car non contente de ne s'exprimer habituellement que dans des actes qui n'ont en apparence rien de commun avec elle, le plus souvent elle se cache soigneusement à la conscience même du pécheur.

     

    Note : Le problème du péché originel est immense, mais n'entre pas dans notre sujet. Disons seulement que la pensée du yahviste est évidemment tributaire des conceptions de son milieu. Mais si sa vision des origines de l'humanité ne peut plus être la nôtre, il n'en reste pas moins le témoin inspiré de certaines vérités qui demeurent essentielles pour la foi chrétienne : celles, en particulier, de la solidarité de l'humanité entière dans le péché, de sa condition de déchéance qui n'est pas sa condition "naturelle", et de la nature profonde du péché. (note du P. Claude Richard)

    Claude Richard - Il est notre Pâque - Cerf , 1980  

    Claude Richard a été abbé de l'abbaye cistercienne Notre-Dame de Timadeuc, près de Rohan

  • Chemin vers Pâques (10)

    [31]

    Que nous enseigne donc le récit de la faute d'Adam sur la nature profonde du péché ?  Certes, la faute d'Adam apparaît comme une désobéissance au commandement de Dieu. Cependant, si l'homme a désobéi, c'est que le serpent a réussi à allumer en lui un désir, une convoitise, une ambition jusque là ignorée mais qui a soudain polarisé toutes ses énergies vers un seul objet : devenir comme un dieu.

    "Pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! Mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux, qui connaissent le bien et le mal " (Gn 3,4-5) [32]

    Etre autonome jusque dans le choix moral, discerner le bien et le mal, ou même en décider par soi-même, ne pas être sujet de la mort.

    Pourquoi une telle résonnance, en l'homme, de la suggestion du Mauvais, sinon parce que l'homme se sentait plus ou moins consciemment, plus ou moins explicitement fait pour devenir Dieu ? Et l'on voit alors que le péché réside dans le choix, pour atteindre ce but, d'une voie qui non seulement ne peut y conduire, mais supprime toute possibilité d'y atteindre en excluant l'unique vrai Dieu en Lequel seul l'homme pouvait s'accomplir. Le fruit défendu apparaît comme un moyen quasi magique qui permettrait à l'homme de se passer de Dieu et de se procurer, indépendamment de Lui et par ses propres forces, les privilèges convoités de la divinité.

    Il y a, dans ce désir de devenir par soi-même comme un dieu (cf. note ci-dessous) dans cette ambition, pourrait-on dire, "d'auto-divinisation" un orgueil, un égocentrisme, une suffisance, un élèvement qui provoquent plus que toute autre chose le dégoût de Dieu, selon le mot de Jésus en Lc 16,15, parce qu'il est finalement une "auto-idolâtrie". Mais il y a aussi, là, comme un geste de l'homme qui écarte Dieu de son chemin. Vouloir devenir dieu en dehors du dessein et du secours de Dieu, c'est vouloir prendre sa place, c'est vouloir, plus ou moins consciemment, Le supplanter ; et c'est se mettre dans une position de rivalité par rapport à Lui. La rivalité par rapport à Dieu est donc sous-jacente au péché de l'homme, elle est pour ainsi dire le climat psychologique favorable à son éclosion. Et c'est ce climat de rivalité que le serpent s'est efforcé de créer dans l'esprit de l'homme, précisément en dépeignant à ses yeux l'image d'un Dieu Lui-même rival de l'homme. Alors que Dieu s'était montré infiniment généreux envers l'homme, en l'établissant dans un jardin de délices, en faisant de lui le maître de sa création et comme son lieutenant en ce monde, en lui donnant, après tous les fruits de cette création une épouse qui serait son aide et sa joie, alors que Dieu Lui-même entretenait avec lui des rapports d'une exquise familiarité, le serpent insinue que la défense de manger du fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin est un [33] stratagème mensonger par lequel Dieu ne cherche qu'à sauvergarder ses privilèges. Dieu revêt ainsi dans l'esprit de l'homme l'aspect d' un despote jaloux, mesquin, intéressé. L'homme commence à transposer en Dieu les sentiments dont il se laisse pénétrer, il fait Dieu à son image.

                                                            A suivre...

     

    ------------------------------------------------------------------------------------

    Note : " Si la vocation de l'homme est de devenir Dieu et s'il convient, en parlant de cette vocation, d'employer la majuscule, c'est bien par contre le lieu, ici, en parlant du péché et de l'ambition de devenir dieu par soi-même, d'employer la minuscule : car, par lui-même, l'homme ne saurait faire de lui qu'une idole..."

     

    Claude Richard - Il est notre Pâque - Cerf , 1980  

    Claude Richard a été abbé de l'abbaye cistercienne Notre-Dame de Timadeuc, près de Rohan

  • Chemin vers Pâques (9)

    [29]

    C'est une des fonctions principales, et ingrates entre toutes, des Prophètes, dans l'Ancien Testament, que de mettre le doigt sur le péché de leurs contemporains, depuis Nathan qui reproche sa faute à David jusqu'à Jean-Baptiste qui, précurseur du Christ sur ce point plus que sur tout autre, dénonce l'injustice et l'hypocrisie  des Juifs de sa génération. Ce sont les prophètes qui en dévoilent la profondeur humaine et pour ansi dire théologale : le péché leur apparaît comme le mal de l'homme, le mal qui le vicie au plus intime de lui-même dans sa nature d'être "fait pour Dieu" et lui fait "manquer" son but, c'est-à-dire le mal qui s'oppose directement au salut ; et il se situe toujours pour eux au plan des relations de l'homme avec Dieu, qu'il soit exprimé en termes de souillure ou d'orgueil en face du Dieu trois fois saint (Isaïe), d'injustice [30] (Amos), de prostitution ou d'adultère (Osée), d'infidélité ou d'apostasie (Jérémie, Ezechiel), ou finalement, et plus habituellement, de manque de foi : parce que la foi est, pour eux, l'attitude juste de l'homme devant Dieu, et que le péché en prend exactement le contre-pied (cf. note en italique après ce texte).

    Cette profondeur humaine et théologale du péché, constatent les prophètes, Jérémie surtout, exclut la possibilité pour l'homme de s'en purifier et de s'en guérir, et même celle de ne pas pécher et de se convertir vraiment : l'habitude du mal a recouvert [31] les hommes comme d'une seconde nature, elle les a infectés jusqu'au coeur : " Un Ethiopien peut-il changer de peau ? Une panthère de pelage ? et vous, pouvez-vous bien agir, vous les habitués du mal ?" écrit Jérémie (13, 23), et encore : " comme un puits qui fait sourdre son eau, ainsi (Jerusalem) fait-elle sourdre sa méchanceté " (Jr 6,7), et : " Le péché de Juda est écrit avec un stylet de fer, avec une pointe de diamant, il est gravé sur la tablette de leur coeur " (Jr 17,1). Constatation effrayante, accompagnée de celle, non moins effrayante, de l'universalité du péché (cf. Is 9,16 ; Jr 5, 4-5 ; Ez 3,7 ; Mi 7,1 ; Ps 53, 2-4 et aussi Jr 2,20 ; Is 43,27)  

    Le péché a donc envahi l'humanité, il est entré "dans sa peau", il a infecté son sang, il a pénétré jusqu'à son coeur. Mais d'où cela vient-il ?

    Une telle question n'est pas le fait des Prophètes, mais de la réflexion sapientielle, et c'est un des auteurs de la Genèse, le "yahviste", qui, inspiré par l'Esprit, a donné l'essentiel de la réponse. Le récit de la chute, qu'il place à l'orée de l'Histoire du salut, a une immense portée ; il explique l'invasion du mal en notre monde, d'abord, mais il fait beaucoup plus ; car, du fait de l'intention de son auteur, il nous invite à ne voir dans tous les maux et tous les péchés de l'humanité que les fruits de cette racine amère ; c'est le même venin, inoculé par le serpent au Jardin d'Eden, qui empoisonne la vie de tous les hommes, et les péchés qui seront perpétrés tout au long de l'histoire seront les expressions multiformes d'un même vice, d'un même désordre. Le yahviste nous dévoile ainsi ce qu'est le péché dans son fond, et ce qu'il demeurera toujours essentiellement quelles que soient les formes extérieures dont il s'habillera.

                                                                    A suivre....

    Note du P. C. Richard :

    "Mal de l'homme, le péché est-il aussi le mal de Dieu ? L'Ancien Testament (A.T) affirme à plusieurs reprises que le péché ne saurait atteindre Dieu en Lui-même : car il est le Saint, et transcende infiniment toutes ses créatures (cf Jr 7,19 ; Jb 33, 5-8 et 22,3 ; 1 Sm 15,29). Et le Nouveau Testament (N.T) , apparemment, reprend à son compte cet enseignement, par exemple en 1 Jn 1,5 : " Dieu est Lumière, en Lui il n'y a pas trace de ténèbres." Cette parole n'est-elle pas l'affirmation de l'absence en Dieu de tout genre de mal, y compris celui de la souffrance ? Effectivement la raison semble nous persuader que le Dieu éternel et absolument parfait ne peut être en Lui-même atteint par aucun mal, que son bonheur est nécessairement infini et sans mélange. Pourtant de très nombreux passages de l'A.T parlent de la jalousie de Dieu, de sa colère ou de sa déception en présence du péché de l'homme, ainsi que de son repentir de l'avoir créé ; et tous ces sentiments comportent une part de souffrance. Anthropomorphisme, si l'on veut, mais comment parler de Dieu sans anthropomorphisme ? Et le N.T ne fait que confirmer cette mystérieuse révélation ; que l'on pense par exemple à l'attente angoissée du père de l'enfant prodigue (Lc 15) ou à la "colère de l'Agneau" (Ap) ; saint Paul affirme même explicitement que chacun a la possibilité de "contrister le Saint Esprit" (Eph 4,30). Mais surtout le Christ souffrant sur la Croix est manifestement, au regard de la foi chrétienne, un sommet de la révélation de ce qu'est Dieu en Lui-même. Ce n'est pas seulement au niveau de son humanité que Jésus a souffert : la croix est inscrite au plus intime du Mystère même de Dieu. Malgré le paradoxe, il faut donc affirmer : il n'y a pas, même en Dieu, d'amour sans souffrance. (...) La transcendance de Dieu c'est la transcendance de l'amour, d'un amour sans aucun mélange de retour sur soi ou d'égocentrisme. C'est dire que, si Dieu souffre, c'est uniquement du mal que l'homme se fait à lui-même (...) Une telle souffrance ne peut donc aucunement être apaisée par une oeuvre humaine, aurait-elle été accomplie par Jésus lui-même, qui aurait pour fin d'expier l'offense ou de faire "réparation". Elle ne s'apaisera que dans la mesure où le mal sera supprimé dans l'homme que Dieu aime, comme la souffrance d'une mère angoissée ne s'apaise qu'avec la guérison de son enfant malade. On ne peut donc pas appuyer sur le mystère de la souffrance de Dieu les théories juridiques de la rédemption, sous quelque forme qu'elles se présentent, quand elles avancent que l'offense faite à Dieu par le péché exige en justice une "réparation" ou une "satisfaction" adéquate, laquelle serait la condition du pardon de Dieu et du salut de l'homme. (Cf. Père Varillon, l'humilité de Dieu et La souffrance de Dieu, Le Centurion 1974 et 1975)

     

    Claude Richard - Il est notre Pâque - Cerf , 1980  

    Claude Richard a été abbé de l'abbaye cistercienne Notre-Dame de Timadeuc, près de Rohan.

  • Chemin vers Pâques (8)

    [27] (suite du post précédent)

    L'impossiblité, pour l'homme, de se sauver par lui-même ne tient pas seulement à la sublimité de sa vocation. Elle [28] tient aussi à la misère de sa condition. Car, dans le monde présent, l'homme se trouve dans une condition de péché. Créature, l'homme était incapable de réaliser par lui-même ce pour quoi il avait été fait : devenir Dieu ; il aurait pu, pourtant choisir Dieu, orienter sa vie vers Lui, et recevoir ainsi de Dieu son accomplissement et son salut. Pécheur, il s'est rendu incapable même de ce choix ; incapacité relative, bien sûr, car le péché n'a pas détruit sa liberté : il l'a pourtant asservie, et l'homme est, par lui-même, impuissant à se libérer  de l'esclavage où il s'est enfermé.

    La condition de péché est une condition d'esclavage. Et, de ce côté, le salut sera une libération. Mais Dieu seul pourra opérer cette libération. Pour mieux le voir, pourtant, il faut essayer de saisir ce qu'est cet esclavage, et d'abord ce qu'est, en son fond, le péché lui-même.

    Mais le péché, et la condition qui en résulte, est un mystère : un mystère comme Dieu lui-même ; car c'est à Dieu que le péché s'oppose, c'est de Lui qu'il éloigne l'homme, et ce n'est [29] que par rapport à Lui qu'il éloigne l'homme, et ce n'est que par rapport à Lui que l'on peut en juger ; un mystère comme l'homme, aussi, car c'est à l'image de Dieu que l'homme est créé et c'est lui que le péché défigure, vicie, tue. Et le péché est d'autant plus mystérieux  pour nous que nous sommes pécheurs et enfermés dans un monde où tout est contaminé par le péché, et que c'est le propre du péché d'aveugler l'homme sur Dieu, sur lui-même et très spécialement sur son propre état de pécheur.

    C'est dans l'Histoire, on le sait, que Dieu a révélé le mystère du péché, en même temps que celui du salut : l'Histoire du salut s'inscrit tout entière sur un fond d'histoire du péché qui commence aux origines avec la faute du premier homme et, en passant par la mise à mort du Fils de Dieu, récapitulation et comble de tous les péchés, atteint aux derniers temps, aux temps de l'apostasie et de l'Antichrist, et se perpétue sans fin dans l'enfer. Et l'Ancien Testament, histoire du peuple à la nuque raide sous le régime de la Loi, a très spécialement pour but de faire prendre conscience à l'homme de sa condition de pécheur, même si, comme pour les autres dimensions du Mystère du salut, la révélation du péché ne s'accomplit que dans le Nouveau Testament.

     

                                                       A suivre...

     

    Claude Richard - Il est notre Pâque - Cerf , 1980  

    Claude Richard a été abbé de l'abbaye cistercienne Notre-Dame de Timadeuc, près de Rohan.

  • Chemin vers Pâques (7)

    [25]

    Mais le paradoxe, c'est que l'homme, destiné par nature et par vocation à être déifié dans son être et dans sa vie  et à "jouir" de Dieu même, n'est qu'une faible créature, incapable de se maintenir elle-même dans l'existence, arrachée continuellement au néant par la puissance créatrice de Dieu. C'est là l'autre aspect du mystère de l'homme , tout aussi profondément constitutif de son être que sa vocation à la divinisation.

    Cet aspect d'ailleurs est signifié aussi par le thème de l'image. C'est en effet dans le récit même de la création que  l'homme est défini comme un être fait à l'image de Dieu ; et les Pères soulignent sans cesse, par opposition à la pensée religieuse  dominante dans le monde grec de leur époque, que l'homme, même par ce qu'il y a de plus spirituel en lui, n'est  absolument pas divin par nature : il n'est qu'à l'image de Dieu, ce qui indique seulement une potentialité, une pure capacité.

    Une distance infinie en effet sépare le mode d'être du [26] Créateur et celui de la créature. La créature, ne subsistant qu'en recevant continuellement du Créateur son existence , est par nature inconsistante, évanescente, corruptible, et ceci même selon son âme, au moins selon certains Pères  comme saint Irénée et saint Athanase. Car l'incorruptibilité est le propre de Dieu. Et si une créature participe à l'incorruptibilité divine, ce ne peut être que par un don inouï, mystérieux, et tout à fait gratuit de la part de Dieu.

    Ainsi apparaît la situation paradoxale, l'impasse de l'homme : être par nature "capable" de Dieu, fait pour devenir Dieu et jouir de Dieu, mais, par nature aussi, être tout à fait  incapable d'atteindre le Dieu pour lequel il est fait.

    Car il y a une disproportion radicale, on pourrait dire infinie, entre les forces de la créature et l'oeuvre de divinisation qu'implique le salut.

    L'homme a donc besoin d'être conduit  jusqu'à son achèvement par un Autre que lui ; il a besoin de recevoir d'un Autre ce qui lui manque ; en un mot, il ne peut être sauvé que par un  Autre. L'homme est, par nature, un être qui a besoin d'être sauvé, un "être à sauver". Mais quel Autre peut le sauver, sinon Dieu seul ? Dieu seul peut diviniser. Dieu seul peut donner Dieu à l'homme. Dieu  seul, qui a créé l'homme pour qu'il soit animé par son Esprit pour qu'il soit assimilé à l'image de son Fils, pour qu'il voie sa  Gloire infinie et Lui soit uni dans sa Vie et sa Béatitude mêmes, peut lui donner son Esprit, peut le recréer en son Fils, peut Se faire voir Lui-même à lui. L'Esprit dont jouit le sauvé, [27] sans doute, lui est vraiment donné et en un sens lui appartient vraiment en propre ; il est bien évident pourtant qu'il ne s'agit pas d'une possession semblable à celle d'une "chose" dont l'homme serait le maître ; il s'agit d'une possession d'ordre spirituel, par l'amour (et la connaissance), où l'homme est saisi par Dieu bien plus encore qu'il ne saisit Dieu, où le don que Dieu fait de Lui-même demeure toujours actuel, absolument  libre et gratuit. Et l'on peut en dire autant de tous les dons de la grâce qui concourent au salut et dont l'Esprit est la Source. C'est dire que le salut  est totalement gratuit, qu'il n'est pas l'oeuvre de l'homme mais celle de Dieu.

    Un texte d'Irénée exprime à merveille cette situation de  l'homme, simple créature, par rapport à Dieu  son Créateur, et la nécessité où est l'homme de reconnaître que, dès l'aube de son existence et jusqu'à l'achèvement de son salut, il ne peut être que l'oeuvre de Dieu : " Il te faut d'abord garder ton rang d'homme, écrit l'évêque de Lyon, et ensuite seulement recevoir en partage la gloire de Dieu : car ce n'est pas toi qui fais Dieu, mais Dieu qui te fait (...) Car faire  est le propre de la bonté de Dieu, et être fait est le propre de la nature de l'homme" (Adv. haer. IV,39,2)

                                                             A suivre...

     

    Claude Richard - Il est notre Pâque - Cerf , 1980  

    Claude Richard a été abbé de l'abbaye cistercienne Notre-Dame de Timadeuc, près de Rohan.

  • Chemin vers Pâques (6)

    [23]

    Oui, tel est le salut, et il n'y en a pas d'autre. Car l'homme est ainsi fait que, ou bien il atteint le salut, et c'est l'accomplissement total de lui-même et le bonheur plénier dans la vie éternelle, ou bien il le manque, et c'est le naufrage irrémédiable, c'est la perdition, c'est la "seconde mort", c'est l'enfer. L'homme est fait pour être divinisé, et il reste fait pour cela ; s'il ne l'est pas, il est donc dans une situation de contradiction interne qui le détruit mystérieusement lui-même sans l'annihiler et qui, dans la mesure où il en est conscient, ne peut que le rendre ivre de douleur. L'homme est fait pour jouir de Dieu ; s'il ne le veut pas, dans la mesure où il en est conscient, il en ressent une frustration proportionnée à la Joie et à la Béatitude sans mesure qu'il perd.

    Et le drame est qu'il n'y a pas d'entre-deux. C'est le salut ou c'est la perdition. C'est la vie éternelle ou c'est la mort sans fin. S'il est vrai que l'homme est fait pour le salut, c'est-à-dire pour Dieu, ou bien il atteint le salut, et "gagne" Dieu (selon la manière de parler si expressive de saint Ignace d'Antioche), ou il le manque et perd Dieu.

    Certes, la divinisation, la participation à la vie de Dieu, la jouissance de Dieu, sont des mystères d'ordre "surnaturel". Mais cela ne signifie pas qu'il s'agit de dons divins surajoutés [24] par grâce à une nature humaine qui, sans eux, se suffirait à elle-même : cela signifie seulement que l'homme, par les seules forces de sa nature, ne peut atteindre ces biens, qui devront donc lui être donnés par Dieu. 

    L'homme ne possède pas en son être créé le principe de son propre achèvement  : il ne peut atteindre sa plénitude et sa béatitude qu'en Dieu - et là précisément est son mystère. Il n'y a pas un ordre naturel et un ordre surnaturel qui ont chacun leur consistance en eux-mêmes et se superposent comme deux plans parallèles. L'ordre de la nature est orienté vers l'ordre surnaturel, la nature est constituée précisément pour être parfaite par la grâce, elle est constitutivement ordonnée à la grâce. Il n'y a donc pas d'accomplissement humain, ni de bonheur humain plénier ou même seulement véritable, qui soient purement "naturels", si l'on entend par là un accomplissement ou un bonheur en dehors de Dieu, et si l'on fait abstraction  de cette possession  de Dieut de cette relation à Dieu dans la connaissance et l'amour qui sont d'ordre "surnaturel". Dieu, possédé par la vision béatifique, est la seule Fin de l'homme, il n'y en a pas d'autre, et qui n'atteint pas Dieu se perd lui-même irrémédiablement. [Il ne s'agit pas d'atteindre Dieu à la force de ses poignets, à coup de volontarisme moral. Il faut accueillir le don de Dieu en nous. Tout notre effort consiste à accueillir la grâce. Nous devons labourer notre terre (ascèse) mais si notre terre ne reçoit pas la moindre goutte de pluie (la grâce) cet effort ne sert à rien. Une pluie généreuse sur une terre non préparée ne sert à rien non plus. Dieu a besoin de nos efforts et  nous devons compter sur sa grâce. La "petite voie" de sainte Thérèse de Lisieux peut nous éclairer  beaucoup à ce sujet. Note de l'auteur de ce blog]

     L'homme est  tellement fait pour Dieu, que, non seulement il est inachevé, mais il est incomplet. En sa vie [25] mortelle, on le notait plus haut, l'homme est encore inachevé, il est en marche vers son accomplissement et à la recherche de son bonheur. Mais s'il est vrai que sa vocation ultime, de par la constitution profonde de sa nature, est  de s'achever en Dieu, on peut dire que sans Dieu il est incomplet. Et c'est ce que nombre de Pères ont affirmé en enseignant que l'homme - l'homme "complet", "parfait" - se compose d'un corps, d'une âme et de l'Esprit Saint. " Trois choses, écrit par exemple saint Irénée, constituent l'homme parfait : la chair, l'âme et l'Esprit (...) Ceux qui n'ont pas l'Esprit en eux sont dits "morts" (...) car ils n'ont pas l'Esprit qui vivifie l'homme. (...) L'homme est vivant grâce à la participation de l'Esprit (...) Là où est l'Esprit du Père, là est l'homme vivant (Adv. haer.,V, 9, 1-3). Bref, l'homme qui, bien évidemment, est "fait pour la vie" n'est pourtant qu'un mort sans l'Esprit divin : car l'Esprit est pour l'homme ce que l'âme est pour le corps.

                                                                   A suivre...

     

    Claude Richard - Il est notre Pâque - Cerf , 1980  

    Claude Richard a été abbé de l'abbaye cistercienne Notre-Dame de Timadeuc, près de Rohan.

  • Le quart d'heure de prière (1/2)

    Entretien  du père Thomas Philippe sur la prière (5 octobre 1974)

     

    Nous avons tous beaucoup de difficultés à être fidèles à la prière. Quand l'Esprit Saint se donne très fort à nous, prier est encore relativement facile, mais perséverer dans la prière est peut-être une des choses les plus exigeantes et les plus rudes de notre vie spirituelle...

    Pour un vieux prêtre comme moi, qui ai pu suivre des personnes depuis très longtemps, il est frappant de voir que celles qui ont toujours été fidèles à la prière, malgré beaucoup de bouleversements, ont tout de même contribué à ce que l'Esprit Saint puisse faire son oeuvre en elles. Mais ce n'est pas du tout le cas quand il y a eu des éclipses trop fortes dans la prière. Bien sûr, la miséricorde de Dieu peut toujours agir et ressaisit souvent, mais il faut comme un véritable recommencement. C'est pourquoi il est très important de voir comment être fidèle à la prière.

    Chaque jour...

    Pour la fidélité à la prière, la première chose qui est nécessaire est de donner chaque jour un moment au bon Dieu : cinq, dix, quinze minutes, un peu plus si on peut, mais l'important est que chaque jour il y ait ce moment où l'on s'attarde près de Dieu.

    Dans les desseins de Dieu, il est certain que le jour forme une unité naturelle dans notre vie, un petit tout concret. Il y a le jour et la nuit, ces divisions ne sont pas du tout artificielles... Il faut donc avoir chaque jour une vraie rencontre avec Dieu, du moins en faire l'effort.

    Et si nous voulons vraiment répondre à ce que le bon Dieu attend de nous dans sa pédagogie divine, il ne faut pas que cette prière soit simplement une formule. Une prière récitée, c'est déjà beaucoup, mais ce n'est pas suffisant. C'est tout à fait différent de saluer une personne rapidement sur la route, en continuant son chemin, et de s'arrêter pour lui parler, ne serait-ce que cinq minutes... Nous pouvons faire partie d'un groupe de prière, c'est excellent, mais cela ne remplacera jamais ce petit quart d'heure de prière que nous devons tous avoir ; au contraire, cela exigera encore davantage de nous la prière personnelle.

    Nous sommes avant tout des personnes. Dans une communauté, même dans la communauté la plus intime, dans la famille, dans le couple, cette prière individuelle, personnelle, est indispensable pour chacun.

    Il est important de voir aussi que ce petit quart d'heure de prière doit être distinct de la messe. Par exemple, le prêtre qui célèbre sa messe tous les jours le fait comme serviteur. S'il ne réserve pas au moins un quart d'heure de sa journée pour une prière personnelle, gratuite, comme marque d'amitié à Jésus, sa vie intérieure sera en danger. Et ce n'est pas la messe dite tous les jours qui la sauvera.

    C'est la même chose pour nous tous. Certes, il faut aller à la messe tous les jours quand on en a la possibilité. Mais il sera toujours nécessaire, si nous voulons progresser dans la vie intérieure et répondre à l'appel de Jésus, d'avoir un moment de prière personnelle.

     

    Ne pas douter de l'appel de Jésus...

    Dans notre rencontre quotidienne avec Jésus, il est très bon de faire des actes de foi et d'espérance pour lui dire que nous croyons à son amour, en nous rappelant toutes les grâces que nous avons reçues. Cela nous empêche justement de nous mettre à douter de l'appel de Dieu.

    Le manque de confiance, le doute, sont des dangers qui nous guettent facilement dans la prière. Ces petits doutes qu'on laisse : "après tout, est-ce que c'était si fort que cela ?... Est-ce que c'était vraiment un appel ? " Ces petites questions qui au premier abord ne semblent pas méchantes, grandissent si vite, si on les laisse s'installer, et un jour on s'aperçoit qu'on doute réellement de l'appel de Dieu. 

    Or c'est capital pour notre vie intérieure car cet appel de Dieu était le début d'une vocation, le début d'une amitié avec Jésus, les premières grâces où Dieu nous avait manifesté qu'il voulait avoir avec nous des relations directes et personnelles

    Il faut maintenir sa foi en cet appel, revenir tous les jours près de Dieu, s'attarder près de Lui, Lui redire :

    " Je crois, bien que je sois dans la sécheresse complète, bien que tout extérieurement semble aller à l'encontre. Si j'écoutais mon imagination, si je me mettais à raisonner, j'aurais l'impression que je ne suis pas du tout appelé, mais je veux croire..." 

    Quand on fait cette prière toute simple, on s'aperçoit presque toujours qu'au moins une grâce de foi nous est donnée. Dans la prière, c'est peut-être ce qu'on découvre le plus : la foi, ce que c'est que la foi...

    Et il ne faut pas hésiter à ce que notre acte de foi soit très concret, en nous rappelant tel moment où l'Esprit Saint s'est donné particulièrement à nous, alors que nous priions avec telle ou telle personne, par exemple.

    J'ai toujours pense qu'un des rôles essentiels du prêtre est de nous rappeler les grâces que nous avons reçues et dont il a pu être témoin et confident. Nous oublions très facilement les grâces reçues, parce qu'elles ne marquent pas la mémoire ou la raison, mais touchent directement le coeur... Le prêtre, ou quelquefois un ami, a un rôle capital pour être ce témoin et ce soutien de notre foi et de notre espérance.

    Le joug léger

    Dès que le bon Dieu s'est un peu révélé à nous, même d'une façon qui reste très voilée, la première chose à faire est donc de chercher chaque jour à avoir ce rendez-vous avec Lui. Notre progrès dans la vie intérieure dépendra énormément de notre fidélité à ce petit quart d'heure de recueillement. C'est la première chose absolument indispensable.

    Quand Jésus parle du bon serviteur "fidèle dans les petites choses", quand il demande de prendre son joug, qui est léger, Jésus ne pense t-il pas à cette prière ? Donner un quart d'heure, ou même cinq minutes à Dieu chaque jour, on ne peut pas dire que ce soit un joug tellement pesant...On donne bien plus de temps au soin de son corps, chaque jour, et il s'agit ici du soin de notre coeur, de notre âme !

    La double finalité de la prière

    Pour mieux voir comment bien profiter de ce minimum de prière que nous tacherons de donner chaque jour à Dieu, il est important de rappeler la double finalité de la prière :

    1 - La prière sanctifie. La prière constitue notre vraie personne, en tant qu'elle se distingue de l'individu et du "moi". La prière est un acte de foi où nous prenons conscience que notre véritable personne est à la ressemblance de Dieu, et se constitue dans ses relations mêmes avec le Père, le Fils, l'Esprit Saint.

    2 - D'autre part, il faut savoir que Dieu veut se servir de notre personne dans son gouvernement divin. Nous avons un rôle à jouer par la prière pour tout l'ensemble de l'univers. Ce n'est pas de la présomption de le croire. Nous n'avons pas le droit de nous désintéresser de l'ensemble du monde. Tous les hommes sont nos frères.

    Pour nous encourager à être fidèles à ce petit quart d'heure de prière quotidien, le premier point de vue  peut nous aider beaucoup : nous savons que nous ne pourrons jamais trouver notre véritable personne, notre véritable identité, en dehors de la prière.

    (...)

    Pour certains, la prière sera surtout une intimité avec Jésus, un coeur à coeur avec Jésus. Après les avoir pris près de Lui, cependant, Jésus leur fait comprendre qu'ils ne doivent pas se désintéresser de leurs frères. Et c'est Jésus Lui-même qui leur apprend ce très grand mystère de notre nature humaine : nous sommes tous solidaires les uns des autres.

    D'autres au contraire, pensent naturellement à leurs frères dans la prière, et cela les aide à rester près du bon Dieu, de penser à leur responsabilité vis-à_vis des autres, de ceux qui souffrent, et de prier pour eux.

    Les vocations seront différentes suivant chacun, mais de toutes manières ces deux aspects doivent exister dans notre petit quart d'heure de prière donné à Dieu chaque jour.

                                                                          A suivre...

     

     Le quart d'heure de prière - P. Thomas Philippe - Ed St Paul, 1994

    (Le P. Thomas Philippe (+) est à l'origine de l'Arche avec Jean Vanier)

     

  • Chemin vers Pâques (5)

    [21]

    Et devenir Dieu, ce n'est pas seulement être transformé dans son être par une participation à la Nature divine, c'est aussi être revivifié, et pour ainsi dire "réanimé" dans sa vie par une participation à la Vie divine. Car l'homme est un être vivant, et la refonte de son être par la grâce de la divinisation ne peut qu'être ordonnée à la divinisation de sa vie et de son agir ; d'ailleurs en Dieu tout est Un, Nature et Vie s'identifient, et la participation à l'une implique la participation à l'autre. Ainsi, dire que l'image prédestine l'homme à devenir Dieu, c'est dire qu'elle le prédestine à vivre de la vie de Dieu, à connaître et à aimer dans la Lumière et l' Amour de Dieu, à jouir de la Joie de Dieu. Et ici, encore, il ne peut s'agir seulement d'une vie analogue à la Vie divine et vécue à part ; seul Dieu vit divinement, et pour que la créature participe à sa Vie, il faut pour ainsi dire que la Vie divine devienne comme intérieure à la vie de l'homme, la compénètre et la suscite par son jaillissement même au plus profond de l'être humain, recréé précisément pour être capable d'une telle "réanimation".

    Or Dieu vit de Dieu. Dieu vit de la vision éternelle de la Lumière, de la Beauté, de la Vérité divines ; Dieu vit de l'amour pur et mystérieusement libre de ce qu'Il est, de cet Amour qu'Il est Lui-même ; Dieu vit de la joie de se posséder Lui-même , Richesse inépuisable de vie bienheureuse.  Et donc vivre de la vie de Dieu, c'est voir Dieu, c'est être en communion avec Lui dans l'amour, c'est Le posséder et jouir de Lui [22] dans une relation dont l'intimité dépasse sans mesure ce que nous pouvons en percevoir.

    Dieu a créé le monde pour que beaucoup - à savoir les êtres faits à son image - se réjouissent de sa Lumière. "Jouir de Dieu" [On ne peut être que gêné d'une telle expression qui comporte, en français, une nuance péjorative de retour sur soi; Il faudrait pouvoir rendre, sans en altérer la pureté, le sens riche et fort de l'expression latine frui Deo, si courante dans la tradition occidentale, spécialement la tradition augustinienne - note du P. Claude Richard] c'est là finalement la raison de la création à l'image. "La vie de l'homme - la vie éternelle et bienheureuse pour laquelle l'homme a été fait et qui est la gloire de Dieu - c'est de voir Dieu ", disait saint Irénée (Adv. haer, IV, 20,7), et saint Macaire d'Egypte précisait : " Au moyen de l'image, la Vérité lance l'homme à sa poursuite." Plus tard, et résumant toute la Tradition patristique, Guillaume de Saint-Thierry le redira : "Si Dieu nous a créés à son image et à sa ressemblance, c'est pour nous permettre de Le contempler et de jouir de Lui, Lui que nul ne saisit par la contemplation qu'à proportion de sa ressemblance avec Lui " (Cf. sur le Cantique des Cantiques. Liminaires, I.)

    (...)

    L'homme, selon le mot cher à la tradition occidentale, est "capable de Dieu" (St Augustin, De Trinitate XIV, 4,6) : par nature, il est tel qu'il peut recevoir Dieu, être transformé en Dieu, être vivifié par Dieu, voir Dieu et jouir de Dieu. On pourrait définir la nature profonde de cet être créé à l'image de Dieu en disant que l'homme, c'est "Dieu en creux".

    Ainsi, l'homme ne s'accomplira vraiment et ne trouvera son vrai bonheur que quand il sera plein de Dieu, quand il lui sera semblable et jouira éternellement de Lui.  Et tel est le salut de l'homme : dire que l'homme [23] s'accomplira et ne trouvera son vrai bonheur qu'en Dieu, c'est dire que son salut n'est que dans la divinisation.

    Pour les Pères, d'ailleurs, l'identification du salut et de la divinisation allait de soi, du fait que dans le contexte de la pensée grecque l'immortalité était considérée comme la caractéristique et le propre de la divinité (voi aussi Sg 2,23), et qu'il n'est évidemment pas de salut pour l'homme en dehors d'une vie immortelle. Cette équivalence est manifeste par exemple dans la formulation du Symbole de Nicée : là, les Pères ont affirmé que le Fils de Dieu s'est fait homme "pour notre salut", eux qui ont toujours professé que Dieu s'est fait homme pour que l'homme soit fait Dieu.

     A suivre...

     

     Claude Richard - Il est notre Pâque - Cerf , 1980  

    Claude Richard a été abbé de l'abbaye cistercienne Notre-Dame de Timadeuc, près de Rohan.

  • Chemin vers Pâques (4)

    [19]

    L'interprétation patristique de la révélation de la création à l'image rejoint d'ailleurs ainsi l'expression sans doute la plus centrale du Mystère du salut chez les Pères, à savoir que "Dieu s'est fait homme afin que l'homme puisse devenir Dieu", selon l'intuition de saint Irénée, reprise et exploitée par la plupart des Pères grecs, et qui apparaît comme l'axe de toute la théologie orientale. Selon cette expression du mystère chrétien également, le Dessein de Dieu a pour but la divinisation de l'homme. En créant l'homme a son image, Dieu préparait déjà l' Incarnation qui seule permettrait la déification de l'homme. La création à l'image était une pierre d'attente pour le mystère du Christ qui est le mystère de l'incarnation de Dieu dans son icône vivante, mais le mystère du Christ Lui-même n'a été voulu qu'en vue de l'achèvement de l'homme dans la divinisation. 

    Ainsi l'image prédestine l'homme à la divinisation. Et la divinisation est conçue par les Pères d'une façon extrêmement [20] réaliste. Ceci apparaît en particulier dans leur refus d' entrer ici dans les voies de la pensée hellénique.

    Selon cette pensée, l'homme deviendra dieu pour  autant qu'il vivra à la manière des dieux ; mais une telle destinée est seulement la conséquence de la parenté naturelle qui existe entre lui et eux : l'homme est de race divine, du moins par la partie spirituelle de son être ; il n'y a pas de distinction radicale entre le mode d'être divin et le mode d'être humain, ni donc de véritable transcendance de Dieu par rapport au monde auquel l'homme appartient : cette distinction et cette transcendance n'ont été mises en lumière que grâce à la révélation du mystère de la création, inconnu en dehors de la Tradition judéo-chrétienne ; "devenir dieu" selon la pensée grecque n'a donc rien de paradoxal : cela ne dépasse pas ce que l'on pourrait appeler un changement de condition d'existence, cela est accessible à l'homme et ne dépend guère que de sa volonté.

    Il en va tout autrement chez les Pères. Pour eux, en effet, la distance entre le Créateur, le seul vrai Dieu, et le monde créé, auquel l'homme tout entier, corps et âme, appartient est infinie. Dans ce contexte, l'homme, laissé à ses propres forces, apparaît foncièrement incapable d'accéder à la divinisation. En réalité, le terme même de "divinisation" revêt une signification nouvelle et vraiment inouïe ; maintenant, il s'agit proprement d'un mystère que l'homme ne pourrait même pas soupçonner sans le secours de la Révélation. Un mystère : car l'homme, pure créature, n'est par nature qu'un être éphémère et corruptible, et il ne peut être divinisé qu'en accédant au mode d'être de Celui qui seul est l'Etre nécessaire et incorruptible. "Devenir Dieu", alors, ce n'est plus se hisser jusqu'à la compagnie et à la vision des dieux, c'est - et l'on entrevoit la refonte radicale de l'être créé que cela suppose - participer à l'Etre incréé, c'est devenir, par participation et par [21] grâce mais tout à fait réellement, le Dieu unique et trois fois Saint Lui-même."

                                                                             A suivre...

     

     

    Claude Richard - Il est notre Pâque - Cerf , 1980  

    Claude Richard a été abbé de l'abbaye cistercienne Notre-Dame de Timadeuc, près de Rohan.

  • Chemin vers Pâques (3)

    [17]

    Il est certain d'abord que, dans la pensée des Pères - et ceci depuis saint Irénée jusqu'à saint Bernard et au-delà - l'image divine est toujours considérée comme constitutive de l'homme, quelles que soient par ailleurs leurs divergences dans l'interprétation des textes bibliques ou dans la manière d'expliquer les différents aspects du mystère. Etre "à l'image de Dieu", c'est là, pour eux, que se situe le mystère même de l'être humain ; c'est là ce qui distingue foncièrement l'homme de tout autre créature et définit sa "nature" ou sa "vocation". Si bien que, pour un certain nombre d'entre eux, l'expression "à l'image" est devenue comme un nouveau nom de l'homme.

    Et, pour tous les Pères, selon le sens même de l'expression "à l'image de Dieu", la nature de l'homme se définit à l'intérieur d'une relation à Dieu, relation de dépendance, mais beaucoup plus encore relation d'orientation, de polarisation vers Dieu : l'homme est, par nature, un être ouvert sur Dieu, aimanté vers Dieu. Et certains Pères, comme Origène et saint Athanase, qui n'interprètent jamais le texte de la Genèse (cf. Gn 1,26-27) que par celui de l'épître aux Colossiens (cf. Col 1,15)  vont plus loin et pensent que l'expression "à l'image" indique la polarisation, inscrite dans la nature même de l'homme, vers Celui qui est l'Image parfaite et unique du Père, le Christ Dieu, le Fils unique, le Verbe ; de telle sorte que l'expression de la Genèse doit être comprise comme signifiant que l'homme est un être "vers (le Christ qui seul est) l'Image".

    L'homme est donc, par le plus profond de sa nature, relatif, ou mieux, ordonné, à Dieu ; car cette relation n'est pas statique mais dynamique : elle s'inscrit elle-même dans le mouvement qui va de l'état originel de l'homme à son achèvement.

    Certains Pères expriment le dynamisme de l'ordination de l'homme à Dieu au moyen de la distinction scripturaire entre l'image et la ressemblance : l'homme est créé " à l'image", mais il y a là seulement une potentialité d'assimilation à Dieu , et cela montre qu'il est fait pour cette assimilation, pour la "ressemblance". Le fait même d'être à l'image est donc pour lui un appel à la perfection de la ressemblance et l'engage dans le dynamisme d'une marche, d'un progrès vers une assimilation toujours plus totale à Dieu. Saint Irénée voit ce dynamisme inscrit dans l'histoire : le premier homme était "modelé" à l'image, mais c'est tout au long de l'histoire du salut que Dieu allait l'habituer à porter l'Esprit pour que, au terme, devenu vraiment "spirituel", il atteigne à la parfaite ressemblance . Pour les Pères orientaux, Clément, Origène, saint Grégoire de Nysse [19] surtout, ce dynamisme est celui du progrès spirituel de chaque chrétien, progrès spirituel qui consiste à passer de l'image à la ressemblance. Mais même chez ceux qui n'exploitent pas la distinction entre l'image et la ressemblance, l' "être à l'image" est essentiellement dynamique et tend à l'assimilation à Dieu. 

    Telle est donc la signification essentielle de la révélation de la création à l'image, clé du mystère de l'homme aux yeux des Pères : l'homme a été créé pour être assimilé à Dieu ; il est originellement dans un état de potentialité et ne s'accomplira lui-même que par la divinisation : il est fait pour devenir Dieu. Selon le mot de saint Grégoire de Nazianze : " L'homme est une créature qui a reçu l'ordre de devenir Dieu." (cf. st Grégoire de Nazianze, "In Laudem Baslii", or. 34,48 cité par P. Evdokimov, L'Orthodoxie, p.82) 

                                                             A suivre...

    Claude Richard - Il est notre Pâque - Cerf , 1980  

    Claude Richard a été abbé de l'abbaye cistercienne Notre-Dame de Timadeuc, près de Rohan.

  • Chemin vers Pâques (2)

    [15]

    Le salut est un don gratuit de Dieu ou il n'est pas, car l'homme n'a aucune possibilité de l'atteindre par lui-même.

    Qu'est-ce en effet que l'homme, et qu'est-ce donc son salut ?

    [16] Les deux questions vont ensemble : ce qui définit l'homme, c'est le salut auquel son Créateur l'a destiné. (...) L'expérience la plus intime en même temps que la plus universelle nous le [l'homme] montre en quête de ce qui lui permettra de satisfaire à ses aspirations, en recherche de l'état de plénitude, de sécurité et de bonheur dans lequel il pourra s'épanouir vraiment. L'homme ne veut pas seulement trouver sa place au soleil de l'existence, il veut être et vivre plus et mieux.

    Ce besoin profond et même constitutif de l'homme de s'accomplir lui-même, la Parole de Dieu nous enseigne qu'il ne pourra être satisfait que dans un au-delà de la vie présente; l'homme est en ce monde comme en gestation ; sa naissance à la vie véritable ne s'accomplira que dans sa mort-résurrection ; il ne sera vraiment adulte, il ne sera  achevé, et en ce sens il ne sera pleinement lui-même que dans le monde futur que nous attendons dans la foi.

    C'est cet achèvement, cet accomplissement total de l'homme dans la vie éternelle et bienheureuse, objet de promesses de Dieu, qu'évoque dans le langage chrétien le terme de salut ; il implique la pleine satisfaction de ses aspirations les plus profondes, l'épanouissement de tout son être, une sécurité et une paix qui sont pour lui les conditions nécessaires de la plénitude du bonheur.

    Or cet achèvement et ce bonheur, l'homme en ce monde, n'est même pas capable de les entrevoir : comment pourrait-il prétendre y atteindre ? Certes, il est fait pour cela. Exactement comme le bourgeon est fait pour devenir fruit mûr ; rien de plus conforme à sa constitution intime que de recevoir et d'assimiler les apports extérieurs nécessaires à sa maturation : pourtant tout [17] vient de Dieu : l'arbre qui le porte et la terre où il s'enracine, l'air, la pluie et le soleil qui permettent sa croissance, et finalement sa nature même, son "âme", sa vie, sont les effets de l'acte créateur libre et gratuit de Dieu. De même pour l'homme. C'est de Dieu qu'il a reçu l'être et la vie ; c'est de Lui qu'il devra recevoir tout ce qui lui sera nécessaire pour devenir pleinement lui-même et jouir du vrai bonheur. 

    Mais la gratuité des dons de Dieu qui conduiront l'homme à son accomplissement et à son vrai bonheur - à son salut - et qui constitueront cet accomplissement et ce bonheur n'apparaît en pleine lumière que dans la Révélation.  Elle seule nous apprend ce que les sciences et les philosophies humaines n'ont jamais été capables de définir : la "nature" profonde de l'homme, et la nature du salut auquel il est destiné par le Créateur.

    Aux yeux de la science et de la philosophie, dans sa constitution physiologique, psychologique, métaphysique, déjà, l'homme est une énigme. Mais aux yeux de la foi , dans sa "nature" profonde, dans sa "vocation", dans le salut auquel il a été destiné par l'appel créateur de Dieu, l'homme est proprement un mystère.

    Et l'essentiel du mystère de l'homme est exprimé dans le mot du Livre de la Genèse et orchestré par toute la Tradition chrétienne : il a été créé " à l'image de Dieu ". Ce mot nous dévoile le paradoxe de l'homme, sa grandeur et sa misère : il est fait pour être divinisé dans son être et dans sa vie, il est appelé à participer à la nature et à la vie mêmes de Dieu, mais il n'est que pure créature, et comme tel foncièrement incapable d'accomplir une telle destinée.

    Le mystère de l'homme créé à l'image de Dieu est une des grandes richesses de la Révélation et de la Tradition chrétienne : richesse exploitée surtout à l'époque patristique mais qui s'enracine dans l'écriture et qui a été remise en honneur par les renouveaux biblique et patristique. On se bornera ici à relever les quelques données qui touchent de près notre sujet.

                                                               A suivre.

     

    Claude Richard - Il est notre Pâque - Cerf , 1980  

    Claude Richard a été abbé de l'abbaye cistercienne Notre-Dame de Timadeuc, près de Rohan.

  • Chemin vers Pâques (1)

    [14]

    L'homme est incapable de se sauver par ses propres forces : c'est peut-être la vérité la plus importante que nous enseigne sur l'homme la Révélation chrétienne. Rien de tel, certes, pour se convaincre de cette nécessité que de faire l'expérience douloureuse de sa propre faiblesse, faiblesse physique devant la maladie et aux approches de la mort, faiblesse psychique sous le poids de la dépression ou de l'obsession, faiblesse morale ou spirituelle en face de la violence de la tentation et du péché (cf Rm 7,18-19) ; sans parler de l'expérience non moins douloureuse du désarroi et de l'angoisse qui étreignent tant d'hommes autour de nous.

    Rien de tel : mais à condition que cette expérience soit éclairée par la foi ; elle ne ferait, autrement, que nous enfoncer dans les ténèbres du fatalisme et du désespoir.

    Or la lumière de la foi nous enseigne que l'incapacité de l'homme par rapport au salut est double ; mais elle révèlera aussi qu'aux deux aspects, aux deux dimensions de cette incapacité , répondront et remédieront les deux aspects, les deux dimensions du salut auquel Dieu l'appelle.

    L'incapacité de l'homme par rapport au salut tient en premier lieu à sa "nature" profonde, ou si l'on veut à sa [15] vocation : l'homme n'est qu'une créature, et pourtant, par nature et par vocation, il est fait pour être divinisé, il est appelé à devenir Dieu. S'il en est bien ainsi - et c'est ce qu'il faudra montrer d'abord - il est bien évident qu'il ne peut pas par lui-même atteindre ce pour quoi il est fait, ce à quoi il est appelé. Seul, assurément, Dieu peut diviniser un être qui n'est pas Dieu par nature. 

    L'incapacité de l'homme par rapport au salut vient en second lieu de la "condition" dans laquelle il se trouve en ce monde : l'homme est dans une condition consécutive au péché, une condition d'opacité voire de refus par rapport à Dieu, et qui l'entraîne irrésistiblement vers la mort et la perdition. De l'esclavage du péché - dont il nous faudra ensuite mesurer la violence - seul Dieu peut, gratuitement, libérer un être qui n'est enclin, de lui même, qu'à s'enfoncer toujours davantage dans sa propre déchéance. 

    Que l'on considère donc le salut selon sa face de divinisation ou selon sa face de sauvetage du péché et de la mort, il ne peut jamais être que l'oeuvre de Dieu, le don absolument gratuit de Dieu. 

    Et, d'un côté comme de l'autre, l'homme apparaît comme un être fait, certes pour le salut, c'est-à-dire pour la vie, la liberté, le bonheur, et finalement la divinisation, mais radicalement incapable d'y atteindre par lui-même. 

    Dieu l'a créé ainsi. Dieu, en le créant, par son acte créateur même, l'appelait au salut, le sachant pourtant absolument impuissant à "faire son salut" par lui-même. C'était faire de l'homme un "être à sauver" (Cf. Saint Irénée - Adv.haer.,III,22,3) ; c'était même d'avance - car Dieu ne peut renier sa sagesse ni son amour - s'engager à faire Lui-même les frais du salut de l'homme, et à le lui offrir gratuitement. 

    Claude Richard - Il est notre Pâque - Cerf , 1980  

    Claude Richard a été abbé de l'abbaye cistercienne Notre-Dame de Timadeuc, près de Rohan.

  • Croire en Dieu : qu'est-ce à dire ? (3/3)

    [22] (...)  (suite du post précédent)

     

    Dans l'affirmation je crois en Dieu, nous avons discerné, avant tout, un don du ciel, même si ce ne fut qu'indistinctivement, comme par un "tâtonnement de l'âme". Ce n'est pas vraiment consciemment, par déduction ou par raisonnement, que j'arrive à la foi en Dieu, mais je la découvre tout simplement en moi, avec étonnement, joie et gratitude. C'est comme une présence mystérieuse, et en même temps parfaitement tangible, de Celui qui incarne totalement la paix, la joie, la sérénité, la lumière.

    Cette présence ne peut venir de moi-même, car cette joie, cette lumière et ce silence n'existent ni en moi, ni dans le monde qui m'entoure. D'où viennent-ils ? Je formule le mot qui exprime, nomme tout [24], et qui, détaché de cette expérience, de l'authenticité de cette présence n'a aucun sens : "Dieu". Je n'aurais pas pu prononcer ce mot incompréhensible, si je n'en avais pas l'expérience ; ce faisant, je libère, en quelque sorte, cette expérience, ce sentiment de sa subjectivité, de son côté éphémère, de son imprécision. Je désigne son contenu, et par là même j'accepte ce don  et je lui remets, dans un mouvement de retour, tout mon être. 

    Je crois en Dieu. Il apparaît alors que cette joie, que j'ai découverte tout au fond de mon âme, n'est pas uniquement mienne, n'est pas seulement mon expérience indicible, inexprimable, mais qu'elle me relie, d'une façon toute nouvelle, à autrui, à la vie, au monde ; elle devient comme une libération de la solitude à laquelle, dans une certaine mesure, sont condamnés tous les hommes. Car, si c'était une joie de trouver cette foi au fond de moi-même, dans ma conscience, il s'avère que la découverte de cette même foi, de cette même expérience chez les autres est une joie tout aussi grande. Et non pas uniquement dans cet instant, pour tous ceux qui m'entourent, pour mes semblables, mais aussi à travers le temps et l'espace. J'ouvre un livre ancien, écrit près de mille ans avant notre ère, dans un monde très différent du nôtre, et je lis :

    Seigneur, tu me sondes et me connais ; que je me lève ou m'assoie, tu le sais ;  Tu perces de loin mes pensées ; que je marche ou me couche, Tu le sens ; mes voies Te sont familières. La parole n'est pas encore sur ma langue, et déjà  Seigneur, Tu la sais tout entière. Derrière et devant, Tu m'enserres, Tu as mis sur moi Ta main. Prodige de savoir qui me dépasse, hauteur où je ne puis atteindre. Où irai-je loin de Ton esprit, où fuirai-je loin de Ta face ? Si j'escalade les cieux, Tu es là. Qu'au shéol je me couche, Te voici. Je prends les ailes de l'aurore, je me loge au plus loin de la mer, même là, Ta main me conduit, Ta droite me saisit.  Je dirai : - Que me couvre la ténèbre, que la lumière sur moi se fasse nuit. Mais la ténèbre n'est pas ténèbre devant Toi et la nuit comme le jour illumine. C'est Toi qui m'as formé les reins, qui m'a tissé au ventre de ma mère ; [25] Je te rends grâce pour tant de mystères : prodige que je suis, prodiges que Tes œuvres... Que Tes pensées, ô Dieu, sont difficiles, incalculable en est la somme ! Je les compte, il en est plus que sable ; je m'éveille, je Te retrouve encore... Sonde-moi, O Dieu, connais mon cœur, scrute-moi, connais mon souci ; vois, que mon chemin ne soit fatal, conduis-moi sur le chemin d'éternité.

    C'est le psaume 139, une prière écrite il y a quelques milliers d'années. Mais en la lisant, chaque fois je m'étonne : mon Dieu, voilà exactement ce que j'éprouve et ressens ; c'est ma propre expérience ; c'est à mon sujet et de ma part que cela est dit ; même ces mots enfantins, ce défaut d'élocution qui tente d'exprimer ce qui est au-delà des mots, tout ceci m'appartient. Cela veut dire que la foi vit depuis des siècles et que des millions de personnes ont ressenti la même chose, le cœur rempli de joie quand, dans une surabondance de foi, jaillissent ces paroles étonnantes : " mais la ténèbre n'est pas ténèbre devant Toi et la nuit comme le jour illumine..." Dans cette clarté, je vois le monde d'une façon nouvelle. Malgré toute son obscurité profonde, il lui pour moi dans sa lumière originelle et je clame : "prodiges que Tes œuvres..." Je me vois, me reconnais réellement d'une manière nouvelle ; bien que pécheur, faible, craintif et asservi, je répète les paroles du psaume : "Je te rends grâce pour tant de mystères : prodige que je suis..." Je suis doté d'une mystérieuse science intérieure, et je suis capable de reconnaître ce qui est sublime, merveilleux, glorieux. Je peux désirer une conduite et une vie élevée ; je peux distinguer entre une voie dangereuse et la voie éternelle.

    La foi, enfin, m'apprend que tout, en ce monde, parle de Dieu. Le manifeste, s'illumine par Lui : le matin radieux et les ténèbres de la nuit, le bonheur et la joie, de même que la souffrance  et le chagrin. Si beaucoup ne le voient pas, c'est parce que moi-même, et des croyants semblables à moi, sommes de trop faibles témoins de cette foi : depuis l'enfance, nous entourons l'homme de petitesse, de mensonge ; nous lui suggérons de ne pas rechercher, ni désirer ce qui est profond, mais de se contenter d'un bonheur mesquin et illusoire, d'un succès médiocre et fallacieux ; nous rivons son attention à des choses vaines, futiles. Alors son intuition [26] mystérieuse de la lumière et de l'amour est étouffée par les ténèbres gluantes de l'incrédulité et du scepticisme, tandis que le monde s'emplit d'égoïsme, de malveillance, de haine. Mais même dans ces ténèbres, dans cette chute terrible et cette trahison, Dieu ne nous abandonne pas. Et tous ces propos que je viens d'énoncer seraient impuissants et vains, si, en confessant ma foi en Dieu, j'omettais, en conclusion, de confesser aussi ma foi en cet Homme unique Dieu venu en ce monde, pour y régénérer et sauver chacun d'entre nous.

    Je crois en Dieu, mais Dieu - dans toute la plénitude de la joie que nous apporte le don de Sa présence en nous - se révèle en Christ.

     

    Alexandre Schmemann - Vous tous qui avez soif - Ed YMCA-Press - F.X de Guibert  - Paris 2005 - ISBN : 2-85065-xxx-x & 2-7554-0032-3

  • Croire en Dieu : qu'est-ce à dire ? (2/3)

    [21]

    "Dieu, personne ne L'a jamais vu". Cela n'a pas été dit par un athée, ou par un croyant hésitant dans sa foi, ni par quelqu'un qui vaque à ses affaires sans avoir le temps de s'intéresser à des sujets élevés. Cela a été dit par l'apôtre Paul, dont la foi embrase, à travers les siècles, toute personne qui prend en mains le texte de ses épîtres.

    "Dieu, personne ne L'a jamais vu". Mais que signifie alors cette foi séculaire ? Quelle est sa visée ? Que met-on dans ce mot le plus mystérieux de tous les mots créés par l'homme et le plus incompréhensible d'un point de vue logique ? Jusqu'à présent, je n'ai parlé que des deux premiers mots de cette affirmation Je crois en Dieu. Du je, par lequel elle commence et de la foi que ce je confesse. Je disais que la foi est avant tout une abnégation de sa propre personne, qui n'est possible que si l'homme sait pourquoi et reconnaît ce à quoi il s'offre, à l'instar de ce qui se passe lorsque l'amour s'enflamme dans son cœur, au moment où paraît la personne aimée. Mais voilà, l'être aimé, nous le voyons, en le voyant, nous ne reconnaissons, et en le reconnaissant, nous l'aimons; Tandis que Dieu "personne ne L'a jamais vu ". Cela veut-il dire que nous Le sentons ?

    C'est précisément à ce stade, au moment où nous devons exprimer l'essentiel, donc l'inexprimable, que se révèlent la pauvreté, l'insuffisance des mots. Il est absolument évident que les termes "sentiments, ressentir" peuvent traduire tellement d'humeurs, d'états d'âme différents, qu'à partir de là nous ne pouvons pas bâtir la foi, ni la déduire. Il s'agit bien d'un "sentiment", mais d'un sentiment profondément différent de tous les autres, et qui leur est totalement étranger. Car au sujet des sentiments on peut dire ce qu'on dit souvent des goûts : "Ils ne se discutent pas" ! Une chose plaît à l'un, une autre à d'autres. L'un sent d'une certaine façon, tandis qu'un autre sent différemment. Si notre foi n'est qu'un de ces sentiments éphémères, si elle ne dépend que de nos émotions passagères, alors effectivement on ne peut pas en discuter. Ceux qui luttent contre la foi, veulent la réduire justement à un "sentiment", à une émotion subjective. Les uns disent qu'ils croient dans le mystérieux chiffre 13 qui porte malheur, d'autres en des formules magiques, des incantations ou [22] bien en l'eau bénite, etc. Il s'ensuit que, derrière cette foi, il n'y a aucune connaissance solide (car "Dieu, personne ne L'a jamais vu"), ni même aucun sentiment cohérent, car les sentiments sont fondés sur des dispositions émotionnelles d'un individu donné. Pour cette raison, je le répète, le terme sentiment est insuffisant, ou bien il doit alors être précisé, purifié de tout ce qui, en lui, est étranger à la foi en tant que telle.

    En quoi consiste la particularité absolument unique de ce sentiment que nous appelons la foi ? C'est évidemment dans le fait qu'elle est une réponse, et toute réponse suppose la présence de celui à qui on répond et atteste en même temps aussi cette présence. La foi est une réponse, non seulement de l'âme, mais de l'homme dans sa totalité, de tout son être, qui soudain a entendu, perçu quelque chose, et qui se livre entièrement à cet élan qu'il a ressenti.

    Dans le langage chrétien on peut exprimer cela ainsi : "la foi vient de Dieu", c'est-à-dire de Son appel, de Son initiative. Elle est toujours une réponse à Dieu, don de soi à Celui qui se donne Lui-même. Comme le formule de façon admirable Pascal, "Dieu nous dit : tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais pas déjà trouvé".  C'est parce que la foi est une réponse, un mouvement en retour, qu'elle reste aussi une recherche, une soif, une aspiration. Je cherche  en moi-même, dans mon expérience, dans mes sentiments, une réponse à la question : pourquoi je crois ? Et je ne la trouve pas.

    Que représente Dieu pour moi ? Est-ce une explication du monde, de la vie ? Non, car pour moi, il est évident que premièrement, ce n'est pas grâce à ces explications que je crois en Lui, et deuxièmement, ma foi en Dieu n'explique justement d'une façon rationnelle tous les mystères, toutes les énigmes du monde. Il m'est arrivé plus d'une foi de me retrouver près du lit d'un enfant mourant dans d'atroces douleurs. Pouvais-je, alors, expliquer quoi que ce soit à ceux qui m'entouraient, démontrer, justifier comme on dit, religieusement, cette souffrance et cette mort ? Non, je pouvais seulement dire : Dieu est là, Dieu existe, et confesser, à travers les douloureuses questions terrestres, toute l'infinitude de cette présence. Non la foi n'est pas le fruit de la nécessité d'une explication. Mais d'où vient-elle alors ? De la peur des souffrances d'outre-tombe, de la crainte d'une élimination totale, d'un besoin [23] égoïste, farouchement enraciné en moi, de ne pas disparaître. Non, car les raisonnements philosophiques les plus savants au sujet de l'au-delà me paraissent un balbutiement d'enfant.

    Que puis-je donc savoir sur tout cela ? Que puis-je dire aux autres ? Ce n'est pas parce que je désire une vie au-delà de la mort, une certaine éternité, que je crois en Dieu ; mais je crois en la vie éternelle, parce que je crois en Dieu. Alors, à la question qui prime sur toutes les autres : pourquoi je crois ? Je ne peux répondre qu'une seule chose : c'est parce que Dieu m'a donné cette foi, et me la donne constamment. Il me l'a donnée justement comme un don, comme un présent : c'est ce qu'attestent la joie et la paix, totalement affranchies des événements de ce monde et de cette vie, que je ressens en moi. Je n'en fais, hélas,  pas toujours l'expérience, voire rarement ; parfois, dans ces moments où le mot Dieu cesse d'être un mot, pour devenir un lieu où coulent des torrents de lumière, d'amour, de beauté, où coule la vie même.

    " Joie et paix dans l'Esprit Saint" , disait l'apôtre Pierre, et il n'existe pas d'autres mots, car lorsqu'on croit et que l'on vit de cette foi on n'a plus besoin de mots : ils deviennent presque impossibles à formuler... Mais alors on est en droit de me poser la question : pourquoi certains croient-ils, alors que d'autres ne croient pas ? Y a-t-il une sélection, des élus ? Pourquoi y a-t-il ceux qui ont cru et qui ont perdu la foi ? ce sont des questions vraiment importantes, fondamentales.

                                                             à suivre...

    Alexandre Schmemann - Vous tous qui avez soif - Ed YMCA-Press - F.X de Guibert  - Paris 2005 - ISBN : 2-85065-xxx-x & 2-7554-0032-3

     

     

  • Croire en Dieu : qu'est-ce à dire ? (1/3)

    [18] (...)

    Je crois en Dieu... Mais, qu'est-ce que la foi ? Si l'on se demande ce que signifient ces mots, si l'on envisage de l'extérieur, pour ainsi dire, cette affirmation - Je crois en Dieu - elle devient énigmatique, alors que nous avions auparavant l'impression de la comprendre.

    Il est évident que la foi est autre chose que la connaissance, du moins que la connaissance au sens usuel du terme. Si je dis Je crois en Dieu, ou en d'autres termes, je sais que Dieu existe, ce savoir n'est en rien comparable au fait de savoir que dans ma chambre il y a une table ou bien que dehors il pleut. Cette dernière connaissance, que nous appelons objective, ne dépend pas de moi, elle pénètre dans ma conscience en dehors de ma volonté, de mon libre choix. Elle est réellement objective, et moi, comme individu, comme personne, je ne peux que l'accepter et la faire  mienne. Mais lorsque je dis Je crois en Dieu, cette affirmation exige un choix, une décision ; autrement dit, elle suppose une participation très personnelle de tout mon être. Mais dès lors que cette participation personnelle, que ce choix disparaissent, ma foi devient morte : elle est pratiquement inexistante. Or nous sommes loin de toujours croire véritablement ; c'est pourquoi nous ne pouvons pas [19] transformer notre foi en un élément objectif, toujours égal à lui-même, qui serait une partie intégrante de nos convictions ou de notre vision du monde. 

    Beaucoup de personnes s'adressent à Dieu dans la peur, le malheur, la souffrance, mais dès l'instant où ces difficultés disparaissent, elles retournent à une vie qui n'a plus rien à voir avec la foi, comme si Dieu n'existait pas. Plus nombreux, encore, sont ceux qui ne croient pas tant à Dieu mais qui ont foi en la religion aussi bizarre que cela puisse paraître. Ces personnes se sentent bien à l'église. La plupart d'entre elles sont habituées, depuis leur enfance, à cette sacralité de l'église, des rites religieux. Là, tout est beau, bon, profond, mystérieux : ce n'est pas comme dans le monde quotidien, laid et méchant. Et elles s'accrochent à cette religiosité sans jamais y réfléchir en profondeur. Mais tout cela n'a presque rien à voir avec la vie réelle. La religiosité apporte des émotions bonnes, pures, elle aide à vivre. Or là encore, la religion et la vie forment deux univers cloisonnés. Enfin, il y a une troisième catégorie de personnes. Ce sont celles qui considèrent que la religion est nécessaire à la société humaine, à la nation, à la famille, aux enfants, aux malades, pour affermir l'honnêteté et la morale ; celles qui, en d'autres termes, la réduisent à son utilité. Je me souviens, lorsque j'étais jeune prêtre, des mères s'adressaient à moi pour que je les aide, par la confession, à éradiquer chez leurs enfants tel ou tel mauvais penchant : " Dîtes à mon enfant que Dieu voit tout, alors il va avoir peur et ne fera plus telle ou telle chose..." C'est une religion qui aide, qui console, où le sacré, le sublime procurent un certain plaisir. C'est la religion "utile". Notons qu'il y a là une part de vérité. Mais réduite à cela, la religion n'est pas cette foi dont parlait l'apôtre Paul [les exégètes n'accordent pas la paternité de l’épître aux Hébreux à l'apôtre Paul, note du rédacteur de ce blog] , à l'aube du christianisme : "La foi est la garantie de ce qu'on espère, la preuve des réalités qu'on ne voit pas " (He 11,1).

    Essayons de réfléchir à ces paroles étranges : " la garantie de ce qu'on espère, la preuve des réalités qu'on ne voit pas". Expressions étranges, car chacune renferme, en apparence, une contradiction. En effet, si je suis en train d'attendre quelque chose, "d' espérer", c'est justement parce que cela n'est pas encore réalisé, sinon il n'y a plus rien à attendre. Quant à l'invisible, c'est-à-dire à ce qui ne peut être vérifié, comment pourrait-il être vu, reconnu, devenir en moi une certitude, pour ainsi dire une preuve, une [20] réalité, un bien que je possède ? Pourtant, c'est justement par ces paradoxes apparents que l'apôtre Paul définit la foi. On remarque d'abord que le mot Dieu est absent de cette définition. Il apparaîtra dans les versets suivants de son épître. Mais à ce stade, il parle de la foi comme d'un état particulier propre à l'homme, comme d'un don qu'il possède.

    De quel don est-il question ? On peut dire qu'il s'agit d'une aspiration, d'une attirance, de l'attente d'une chose désirée, du pressentiment d'une autre chose pour laquelle il vaut la peine de vivre.  Il est curieux de voir que Jean-Paul Sartre, philosophe athée, définit l'homme d'une façon presque identique : " L'homme est une passion inutile". Il définit cette passion, cette aspiration comme "inutiles" car, d'après sa conviction, elles sont illusoires puisqu'il n'y a aucun objet, vers quoi l'homme peut tendre. Il n'a rien à espérer, ni rien à attendre. Or ce qui est important, c'est que Sartre décèle aussi en l'homme une attente, une soif. Ainsi, la foi, pour en revenir à l'apôtre Paul, est une connaissance, une rencontre avec ce que l'homme attend, sans qu'il le sache toujours lui-même ; une aspiration et une soif qui déterminent sa vie. Sans cette soif, sans cette attente, il ne pourrait y avoir de rencontre. Si l'objet de cette soif n'existait pas, il n'y aurait pas non plus en l'homme, cette attente. Dans cette rencontre, l'invisible devient certitude, c'est-à-dire possession aussi du réel.

    Tout cela veut dire que, dans l'expérience chrétienne de la foi, cette dernière n'est pas simplement le fruit, la manifestation d'une connaissance, la déduction d'un raisonnement ou de vérifications ; ce n'est pas le résultat d'un calcul mental et, en même temps, ce n'est pas seulement une émotion religieuse, qui peut être présente un instant, puis disparaître dans la minute suivante. La foi est essentiellement une rencontre, la rencontre réelle de quelque chose de très profond en nous avec ce vers quoi est dirigée l'attente inhérente à tout être, même si l'homme n'en est pas conscient. C'est saint Augustin qui a le mieux exprimé ce qu'était cette rencontre, cette "garantie de ce que l'on espère" et la "preuve des réalités qu'on ne voit pas". "C'est pour Toi-même que Tu nous as créés, Seigneur, et notre cœur ne pourra se calmer en nous tant qu'il ne T'aura pas trouvé." Cela nous conduit au troisième mot, le plus mystérieux de notre confession de foi : Je crois en Dieu ; cela nous amène au mot Dieu.

                                                                   A suivre...

    Alexandre Schmemann - Vous tous qui avez soif - Ed YMCA-Press - F.X de Guibert  - Paris 2005 - ISBN : 2-85065-xxx-x & 2-7554-0032-3

     

  • Le ciel et la terre

    [274] (...)

    S'il est une chose que toutes les expériences faites, depuis Marx et Engels jusqu'aux mouvements alternatifs, ont en commun, c'est qu'on ne peut instaurer le ciel sur la terre. La société comme l'individu demeurent trop ambivalents, trop divisés, trop contradictoires, pour que cette terre puisse être un paradis. En l'an 2000 - date jadis attendue avec optimisme comme le tournant millénaire du progrès humain -, il y aura encore plus de trois cent cinquante millions d'êtres humains (selon l'OCDE) qui souffriront de faim (parce qu'ils n'auront pas les moyens de payer ni de produire leur subsistance) et plus de deux milliards (surtout en Asie du Sud-Ouest et en Afrique noire) qui vivront dans la plus totale pauvreté.  [Le cap du milliard d'êtres humains souffrant de faim a été franchi en 2009 selon les statistiques communiquées par Action contre la faim. Cela fait 1/6 ème de la population mondiale : note du rédacteur de ce blog]. Même si l'on pouvait instaurer des conditions optimales selon les modèles actuels, ni la souffrance et la misère des générations passées ni l'effroyable histoire des culpabilités et des tortures n'en seraient pour autant effacées. Non, il est de plus en plus évident que nous n'aurons jamais le ciel sur terre. D'autant que, de plus en plus, nous faisons de notre terre un "enfer". Cela dit sans aucune ironie de curé, comme s'il était si simple de fonder la croyance théologique au ciel sur les ruines des espérances humaines, comme si, avec une mauvaise joie, nous tirions un profit théologique de l'échec des plans humains. Je dis cela mû par une opinion réaliste de nous-mêmes, en considérant les terribles expériences  de nos possibilités et de nos réalisations, en pensant à la longue histoire des échecs et de la misère de l'humanité. Je dis cela parce que tout nouvel échec des espoirs et des plans humains me concerne et me déçoit.

    - Le ciel de Dieu renvoie l'homme à la terre : l'espérance du ciel doit, pour demeurer humaine, s'enraciner dans la terre;

    Si le ciel consistait à donner des consolations futures, à satisfaire la pieuse curiosité des hommes pour l'avenir, s'il était la projection de désirs et d'angoisses inassouvis, ce serait le produit d'une pure superstition. Le ciel de la foi est tout différent. L'homme visant un avenir absolu est renvoyé au présent : l'espérance de l'avenir de [275] Dieu oblige à interpréter différemment le monde et son histoire et donc à le changer radicalement. (...)

    Ce qu'il y a de spécifique dans l'espérance chrétienne d'un paradis sur terre, c'est qu'elle fait de nous des hommes lucides, préservés et libérés par rapport à nous-mêmes.

    - Nous sommes libérés de la contrainte obsessionnelle de créer le paradis sur terre ; le "happiness now" ne peut pas encore être le mot d'ordre.

    - Nous sommes préservés contre la résignation et le cynisme qui s'installent dès lors qu'échouent les plans grandioses et que s'éteignent les grandes espérances ; le "happiness afterwards" n'est pas notre cause.

    - Nous sommes lucides sur nous-mêmes, sans illusion sur nos [276] capacités, nos possibilités de réalisations, mais également sur nos vraies aptitudes à changer notre pratique. Autrement dit, à la croyance rationaliste selon laquelle il n'y a pas de vraie libération ni de lucidité pour l'homme sans la négation du ciel, sans détacher la terre du soleil, sans gommer l'horizon (Nietzsche), nous, contemporains de la "dialectique des Lumières", nous opposons en toute confiance et sérénité la thèse suivante : seul celui à qui la croyance en un ultime accomplissement  a ôté ses illusions sur lui-même sera capable de changer radicalement cette terre pour la rendre plus humaine et plus habitable.

    Heinrich Heine (...) fut, vers la fin de sa vie, atteint d'une grave maladie qui le cloua huit années durant sur son grabat. il commença alors à réfléchir sur le thème que nous avons traité. (...) [Et Heine écrit : ] : " A certaines heures, surtout quand les crampes me taraudaient par trop douloureusement la colonne vertébrale, le doute me saisissait et je me demandais si vraiment l'homme est un dieu bipède comme me l'avait assuré le bon  professeur Hegel, il y a vingt-cinq ans à Berlin." Sans un mot de ses anciennes critiques contre la religion, un homme des Lumières commence ici, grâce à la foi biblique en Dieu, à devenir lucide sur lui-même. "Oui, je suis revenu à Dieu, comme le fils prodigue après avoir longtemps gardé les porcs chez les hégéliens" écrit Heine dans la postface au Romanzero. La nostalgie du ciel : "Etait-ce la misère qui m'y ramenait ? Peut-être un motif moins misérable. La nostalgie m'envahissait et me poussait par-delà forêts et ravins sur les sentes vertigineuses de la dialectique." Heine en concluait : " Quand on désire un Dieu capable de nous secourir - et c'est bien le principal -, il faut également [277] admettre sa dimension personnelle, plus vaste que le monde et ses attributs sacrés : bonté, sagesse, justice, etc. absolues. L'immortalité de l'âme et notre survie après la mort nous seront alors données par surcroît..." (...)

    [278] Désormais la religion est pour Heine "une indispensable manière de vivre, un comportement adapté à ce qui nous échappe... On ne peut intégrer les conditions de notre existence à nos disponibilités individuelles ou collectives" (Hermann Lübbe) Là se trouve, explique Lübbe, la force historique de la religion judéo-chrétienne, que Heine a vue avant même d'être malade : "Bien avant que la maladie fatale ne l'ait terrassé, Heine a discerné que la raison, qui assure toujours à la religion le dernier mot dans la réponse  aux questions des hommes, est le véritable motif qui a permis le triomphe de la religion judéo-chrétienne sur le panthéon antique. Quel est ce motif ? Le fait qu'on ne puisse maîtriser les conditions de notre vie et d'une vie heureuse - ce qu'on expérimente sinon dans le bonheur, du moins dans la souffrance - est la meilleure réponse que juifs et chrétiens ont su donner à cette expérience." (Lübbe) Conclusion : " Dans un cas extraordinaire, l'oeuvre de Heinrich Heine nous permet donc de reconnaître comment la religion survit à sa critique et comment la piété s'accorde avec une lucidité plus parfaite." (Lübbe).

    C'est aussi dont il s'est agi pour moi dans ces conférences : établir une relation nouvelle entre foi et critique, piété et lucidité, parvenir à la lucidité sur soi-même grâce à une religion purifiée, responsable. La croyance à la vie éternelle a ici un rôle central. (...)

    Hans Küng - Vie éternelle ? - Seuil 1985

  • A quoi bon espérer en un ciel ?

    [270] (...)

    Je répondrais de façon tout à fait élémentaire : par consentement à la vie, par amour de la vie !

    Cette affirmation a une double portée. Elle ne suggère ni la jouissance superficielle ni une consommation forcenée ; [271] elle suggère - avec le réalisme de Qohélet - une vie vécue dans toute l'ambivalence de la praxis et de l'histoire humaines, sans illusion sur nous-mêmes. Elle suggère donc d'abord un amour de la vie avant la mort : comme souci et comme joie de vivre une vie au milieu de toutes les tensions, les ruptures et les conflits, dans sa varité, sa chaleur, sa plénitude, avec ses profits et ses pertes, avec ses succès et ses échecs. La "résurrection ici et maintenant " dont a parlé Kurt Marti : l'amour pour la vie comme sursaut contre ce qui est mort dans la vie, comme assentiment à la vie et aussi comme création de vie pour les autres. Oui, nous voulons "être heureux sur terre", comme l'a dit Henri Heine (et parfois nous le sommes effectivement), "avec assez de pain...les roses, les myrtes, la beauté et le plaisir, et les petits pois ne manquent pas non plus " Et nous ne songeons pas à vitupérer, au nom de la théologie, la vie terrestre, l'amour terrestre, le bonheur terrestre. Mais, laisserons-nous pour autant le ciel "aux anges et aux moineaux" ? 

    Au contraire : précisément parce que nous aimons la vie, nous ne nous laisserons pas enlever l'espérance que tout ce qui est bon, toute la vie et l'amour ne périront pas dans l'ultime néant. Par conséquent amour pour la vie aussi après la mort, car l'amour de la vie est invisible. Nous ne sommes pas certains d'aller un jour au ciel. Nous sommes sur terre pour vivre sur terre, c'est-à-dire pour vivre ici et maintenant, en hommes, véritablement en hommes, en chrétiens. Mais précisément parce que nous aimons la vie avant la mort, nous espérons en une vie après la mort. C'est pour nous l'alternative majeure. Ou pour mieux dire : nous pouvons - c'est pour nous la grande possibilité, la chance, la grâce -espérer en une vie après la mort. Précisément parce que nous acquiescons ici-bas à la vie, nous ne nous laisserons pas enlever l'espérance d'une vie éternelle ; oui, nous nous opposerons aux puissances de mort, là où la résignation, le désespoir et le cynisme risquent de prendre le dessus.

    L'heure la plus heureuse ne dure pas, vivre c'est toujours et encore souffrir, notre vie finira avant d'être  et sans être comblée. Qui oserait le contester ? Qui pourrait nier que nous-mêmes, si tard que nous mourrions, nous mourrons trop tôt et notre vie restera tronquée ? Que de choses inachevées, imparfaites, inassouvies, que de travaux  inachevés, que de jugements imparfaits, de bonheurs inassouvis. 

    (...) [273] ... une chose est capitale : ce n'est pas parce que nous désespérons de la terre que nous souhaitons aller au ciel, mais tout au contraire: c'est précisément parce que, malgré tout, nous avons fait ici-bas l'expérience du bonheur que nous espérons que celui-ci dure "au ciel". Et cela aussi est vrai : c'est bien parce que nous souhaitons aller au ciel que le désespoir de cette terre n'aura pas le dernier mot. (...)

    Tout ce qui importe, c'est que le ciel et la terre soient considérés dans leur polarité et en même temps dans leur union. Qu'est-ce-à-dire ? C'est dire que de même que la terre n'est pas le ciel et qu'elle doit rester terre, de même le ciel n'est pas la terre et doit rester ciel. De même que l'homme ne doit pas être divinisé, de même il ne faut pas faire de la terre un paradis. Mais cette polarité signifie t-elle que la terre doit être laissée à elle-même , comme on l'a si souvent fait dans les premiers temps "chrétiens", ou bien que le ciel doive être laissé à lui-même, comme on le fait à notre époque moderne ? Non, la polarité implique en même temps un lien nouveau entre ciel et terre. Il s'agit de ne pas oublier le ciel - le Père qui est aux cieux - quand nous parlons de la terre, de ses problèmes, de ses besoins et des ses espérances, et même d'avoir, sur les rapports entre ciel et terre, des idées neuves et un langage nouveau. Et inversement aussi, ne pas parler du ciel sans en tirer les conséquences pour cette terre : " Que sa volonté soit faite sur la terre comme au ciel." Il s'ensuit que celui qui veut parler du ciel dans l'esprit biblique doit obligatoirement parler aussi de la terre et vice versa.

                                                                A suivre...

    Hans Küng - Vie éternelle ? - Ed du Seuil 1985

     

  • Le sens de la Résurrection pour nous

    [161] (...)

    Que signifie cette Résurrection de Jésus pour moi ici et aujourd'hui ? Pour conclure très brièvement, je vais exposer cela en trois points.

    1. La Résurrection est une radicalisation de la foi en Dieu. Nous l'avons vu, croire en la Résurrection n'est pas croire à n'importe quelles bizarreries invérifiables ; cela n'oblige pas à croire à quelque chose " de plus " que de croire en Dieu. Non, croire en la Résurrection, ce n'est pas un supplément à la foi en Dieu ; c'est très précisément la radicalisation de la foi en Dieu, l'épreuve radicale que la foi en Dieu doit subir. Pourquoi ? Parce que je ne reste pas à mi-chemin avec ma confiance inconditionnelle, mais, logiquement, je vais jusqu'au bout. Parce que je crois ce Dieu capable de tout, et justement de cet extrême : la victoire sur la mort. Parce que, raisonnablement, j'ai confiance que le créateur tout-puissant qui appelle du néant à l'être est aussi capable d'appeler de la mort à la vie. Parce que j'ai confiance que le créateur du monde et de l'homme - et qui les maintient dans l'être - a encore un mot à dire au moment de la mort, par-delà les limites de tout ce que j'ai expérimenté jusqu'ici ; que le dernier mot lui appartient comme le premier, qu'il est le Dieu de la fin comme celui du commencement, l'Alpha et l'Oméga. Celui qui croit avec un tel sérieux, croit aussi à sa propre vie éternelle.

    2. La Résurrection est une confirmation de la foi en Jésus-Christ. Le chrétien ne croit pas d'abord "à" la Résurrection, au fait passé, mais "au" Ressuscité lui-même, à sa personne présente. Or celui qui a été ressuscité alors n'est autre que le Crucifié. Il ne peut pas y avoir Résurrection sans la Croix. Celui qui pense pouvoir sauter par-dessus la Croix pour la pure béatitude de la Résurrection tombe dans l'aveuglement de tous les illuminés et néo-illuminés de l'histoire du monde. Croire en la Résurrection, ce n'est pas pour des chrétiens, en avoir fini avec la souffrance, avec leur condition, avec les résistances, avec les contradictions, mais seulement être passé par tout cela. La Croix et la Résurrection renvoient donc toujours l'une à l'autre. La Croix ne peut être "surmontée" que dans la lumière de la Résurrection. La Résurrection ne peut être vécue qu'à l'ombre de la Croix. La foi en la Résurrection renvoie donc toujours à celui à qui le long cheminement n'a épargné, ni Croix, ni mort, ni tombeau.

    Annoncer que le Crucifié était vivant n'était rien moins qu'une évidence. Selon Paul, c'était une "folie", un "non-sens", quelque chose d'insensé, purement et simplement. Car c'était, en face [163] du fiasco, espérer contre toute espérance, maintenir que cet homme rejeté, condamné par les autorités légitimes, soi-disant maudit de Dieu, avait malgré tout raison ; et même que Dieu, au nom de qui ce pseudo-messie aurait été écarté, avait accepté et confirmé précisément cet homme. C'était donc dire que Dieu s'était prononcé en sa faveur, pour lui et non pour la hiérarchie des zélateurs qui croyaient à la Loi à la lettre et qui estimaient avoir accompli la volonté de Dieu. Croire en ce Ressuscité à la vie nouvelle, c'est donc redonner sens à la vie qu'il a suivie ; c'est, en un mot, s'engager sur les traces de cet être unique qui m'ordonne d'aller mon chemin, mon propre chemin selon ses indications. Ainsi, rétrospectivement et à la lumière de sa vie nouvelle, passe encore une fois devant moi tout ce pour quoi  ce Jésus de Nazareth a vécu et pour moi, vivant, il reste aujourd'hui encore et tout à la fois celui qui invite, exige et promet.

    Oui, il a raison, quand il s'identifie aux faibles, aux malades, aux pauvres, aux défavorisés et même à ceux qui sont des ratés au regard de la morale ;

    il a raison quand il demande qu'on pardonne sans fin, qu'on se rende service les uns les autres sans tenir compte des hierarchies, qu'on donne sans contrepartie ;

    il  a raison quand il cherche à faire tomber les barrières entre frères et non-frères, entre les plus lointains et les plus proches, entre les bons et les méchants, et cela par un amour qui n'exclut de sa bienveillance ni l'adversaire ni l'ennemi ;

    il a raison quand il veut que les normes et les commandements, les lois et les interdits soient au service des hommes, quand il relativise les institutions, les traditions et les hierarchies par amour pour les hommes ;

    il a raison quand il assigne pour but à la volonté de Dieu, norme suprême, rien que le bien de l'homme ;

    et il a raison avec ce Dieu, son Dieu, qui fait siens les besoins et les espoirs des hommes, qui ne demande pas seulement mais donne ; qui n'opprime pas mais redresse ; qui ne punit pas, mais libère ; qui fait prévaloir sans réserve la grâce sur le droit.

    L'accueil de Jésus dans la vie de Dieu ne nous apporte donc pas la révélation de vérités complémentaires, mais révèle Jésus lui-même. Il a obtenu la confirmation définitive. Par là on comprend aussi pourquoi désormais l'engagement en faveur du règne de Dieu [164]  sur terre, tel qu'il l'a demandé durant sa vie, devient un engagement en sa faveur ; plus précisément, pourquoi l'engagement pour ou contre le règne de Dieu - et en raison de Pâques, d'une manière plus nette - dépendra de l'engagement pour ou contre lui, en qui le royaume de Dieu est déjà commencé et en qui l'attente prochaine est déjà comblée ! Pâques signifie donc aussi que celui qui appelle à la foi est devenu le contenu même de la foi, l'annonciateur est devenu l'annoncé, comme le dit la célèbre formule christologique. Cela signifie que le Jésus anéanti est, en tant qu'élevé maintenant à Dieu, la personnification du message du royaume de Dieu, son résumé symbolique si l'on peut dire. Au lieu de dire comme auparavant "annoncer le royaume de Dieu", on dira après Pâques, de manière de plus en plus nette : "annoncer le Christ". Et ceux qui espèrent dans le royaume de dieu et qui croient en Jésus-Christ se sont tout simplement appelés les "chrétiens". Celui qui a été éveillé à la vie et son Esprit, qui est l'esprit de Dieu, font qu'il est possible d'être chrétien.

    3. La Résurrection est le combat quotidien contre la mort. (...) de même qu'il n'y  a pas seulement une vie après la mort, mais aussi une vie avant la mort, de même il n'y a pas seulement mort à la fin de la vie, mais mort d'hommes pendant la vie. Il y a la mort par isolement entre les hommes, la mort par impuissance et par mutisme, la mort par anonymat et par apathie, la mort par dépérissement et par consommation. (...)

    Croire en la Résurrection 

    - n'est donc pas pousser à un optimisme béat dans l'espoir d'un happy-end ;

    - c'est plutôt attester très pratiquement que, dans ce monde de mort, la vie nouvelle de Jésus a ruiné l'empire universel de la mort, que [165] sa liberté s'est imposée, que sa voie conduit à la vie, que son Esprit, qui est l'Esprit de Dieu, est à l'oeuvre ;

    - c'est prendre le parti de la vie là où la vie est blessée, mutilée, détruite ;

    - c'est s'opposer pratiquement au dépérissement des rapports interhumains et sociaux et retirer à la mort quotidienne son aiguillon par l'entraide spontanée et l'amélioration structurtelle des conditions de vie ;

    - c'est, en anticipant avec confiance le royaume de liberté qui nous est promis, donner aux hommes espoir, force et envie d'agir, de sorte que la mort parmi nous n'ait pas le dernier mot. (...)

    [166] Un poème du pasteur et écrivain suisse Kurt Marti exprime bien ce que signifie l'espérance de la résurrection comme protestation contre la mort :

    Il conviendrait bien à maints seigneurs/Que la mort réglât tout, / Que la seigneurerie des seigneurs, / Que la servitude des serfs / Soient à jamais confirmées. 

    Il conviendrait bien à maints seigneurs / De rester seigneurs pour l'éternité dans leur cher tombeau privé, / Et que leurs serfs restent serfs / Dans leur pauvre fosse commune.

    Mais vient une résurrection / Autre, tout autre que nous ne pensions, / vient une résurrection / Qui dresse Dieu contre les seigneurs / Contre le seigneur des seigneurs : la mort.

    C'est dire que la protestation qui naît de l'espérance de la résurrection est en même temps une protestation contre une société dans laquelle, sans cette espérance, la mort devient un moyen dévoyé de maintenir des structures injustes. Ce n'est pas de subordination  ni de supériorité qu'il est ici question, mais bien de domination et de servitude qui ont un effet mortel aussi bien pour les seigneurs que pour les serfs.

     L'espérance de la résurrection des morts devient ici critique d'une société marquée par la mort, une société où les "seigneurs" - les grands et les petits, les séculiers et les religieux - peuvent impunément exploiter leurs "serfs", impunément parce qu'ils s'érigent eux-mêmes sur cette terre en autorité, en norme, en vérité, de manière à supprimer  toute instance supérieure de justice, toute superio auctoritas. L'espérance de la résurrection réclame cette justice ; elle devient ainsi, pour les   [167] hommes, un ferment critique et libérateur : elle déstabilise les rapports de forces qui, ici et maintenant, se croient définitifs et elle fait apparaître de manière significative des rapports de service diamétralement opposés, où est "élevé" seulemnt celui qui s'est "abaissé", où non seulement l'intérieur doit servir le supérieur mais où le supérieur lui aussi doit servir l'inférieur. (...)

     

    Hans Küng - Vie éternelle ? Ed. du Seuil, 1985