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Les pèlerins d'Emmaus

21. (...)

" De quoi parlez-vous ? " Il n'avait plus la courtoisie de déguiser les questions dont il savait la réponse.

Les deux voyageurs s'arrêtèrent outrés, outragés presque : "Tu es bien le seul passant du pays qui ne soit pas au courant.

- Eh bien, dites. "

Ils eurent honte. On reprit la route. Cléopas finit par répondre qu'il s'agissait 22. d'un Nazaréen qui était venu délivrer Israël et, comme d'habitude, Israël s'était défait de sa chance : " Nos chefs et nos prêtres ont éliminé celui qui usurpait trop bien leur rôle. Ca fait maintenant le troisième jour qu'il est mort et que le monde est retombé dans son ornière. De bonne heure ce matin les femmes sont venues dire qu'il était vivant  et deux de nos camarades sont allés vérifier que la tombe était vide, mais lui, bien sûr, ils ne l'ont pas vu."

Jésus mesurait leur tristesse. Il aurait dû en effet dormir longtemps avec les dieux dans les principes, mais il n'avait pas su s'y résoudre. Il avait refusé toutes les lois et toutes les raisons, il n'avait accepté que le retour à la source. La mort était une piètre révolution, ses inconsciences pouvaient bien rester souterraines, mais pas cette première fois qu'on a vu, dans l'eau, les nuées du ciel passer sur le monde. Jésus n'avait pas été jusqu'au boutiste, c'était contre son gré qu'il était allé si loin dans la malchance, mais elle l'avait ramené à un matin et il était pris d'une grande douceur en même temps que d'une 23. fièvre mal contenue. Il était attentif à un grain de poussière dans l'air, à une ombre d'odeur qui passe, mais il ne supportait plus guère la lenteur de marche des hommes et leurs ruminations lourdes. Il retrouvait sa promptitude de la mer de Tibériade, la nuit où ses apôtres avaient ramé contre le vent et qu'il avait marché sur les vagues et que la barque qu'il avait touchée  avait instantanément été rendue au rivage d'en face à travers la tempête. Ainsi se mit-il à traverser les Ecritures ; car il n'y a pas tant de choses écrites qu'on le croit, les gros livres ne sont rien ni les oeuvres complètes, mais seuls quelques récits, leur tremblante lumière sur nous, Abraham qui, couché à l'entrée de sa tente, va sombrer dans la sieste en regardant un petit nuage blanc errer au-dessus des sables... " C'était aujourd'hui, dit Jésus. D'ailleurs Abraham n'a pas d'autre fils que ce Nazaréen dont vous parliez. Ceux qui se disent juifs ne le sont pas, ils mentent. 

Cléopas était désarçonné. " Il nous suffirait, dit-il, que vienne l'heure de Dieu. 24.

- N'est-elle pas venue déjà ?

- Mais à venir encore.

- A quoi bon supputer les époques ? Chaque jour est aujourd'hui.

(...)

Ils arrivèrent à Emmaüs. Les deux disciples n'allaient que là, mais le messie en marche ne s'arrête pas à un bourg. Les deux hommes eurent peur. Ils auraient voulu demeurer à Emmaüs sans rompre la conversation. Ils retinrent l'inconnu, ils lui dirent qu'il n'y avait plus d'avenir, que le soleil commençait à redescendre : "Le brin d'herbe rallonge déjà sa mince ombre sur le sol ; les jeunes feuilles des trembles vont frémir jusqu'à la nuit. "

Le messie voulut bien être las. Pourquoi refuser la sombre paix d'une auberge ?  25. Il s'assit entre ses compagnons. Il se taisait. On entendit le patron grommeler dans la cour. On voyait aller et venir, dans la salle, deux servantes, à moins que ce ne fût la même dont différaient les profils. La table se chargea de godets : olives, feuilles de thym, tiges d'oignon. Le messie se taisait toujours. On apporta le pain. Le messie le prit, le partagea et pâlit : il savait qu'on ne mange que pour la mort. A ce trouble les deux hommes le reconnurent. Mais au moment qu'ils le reconnaissaient, il n'était plus là. Chacun d'eux ne voyait plus que l'autre et la déception de l'autre. Alors ils réglèrent le repas à peine entamé et ils retournèrent vers la ville d'où ils étaient venus. En chemin ils s'aperçurent de ce qu'ils étaient quand Jésus était avec eux et ils redécouvrirent leur propre coeur. (...)

 

Jean Grosjean - Le Messie - Gallimard 1974 

   

 

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