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apparition pascale

  • Du côté du Cénacle

    36. Thomas qui n'était pas au cénacle tout à l'heure, approcha tardif, dense, livré au deuil mais non pas au désespoir. Haïr les illusions lui fortifiait le corps et lui réjouissait le coeur :  mieux valait un messie mort qu'un faux messie. Il était le seul apôtre à recueillir des denrées et des nouvelles sans souci de l'heure ni du lieu. On ne savait ce qu'il portait dans son sac. Il passa le long du maître immobile dont il prit la phosphorescence pour un lampadaire. Thomas dut frapper à la porte du rez-de-chaussée. Les camarades étaient-ils endormis ? Enfin ils déverrouillèrent la chambre et il en eut un qui descendit ôter les barres de la porte d'en bas. Thomas eut le temps de maugréer au risque d'indisposer les voisins que réveillaient ses tambourinades. Pierre lui dit, en ouvrant : " Doucement, mon vieux. 

    - Que faisiez-vous donc là-haut ? demanda Thomas.

    - Le maître vient de sortir.

    - Quoi ? 

    - Comme je te dis."

    Dans l'escalier Thomas entendit le brouhaha des autres. Quand il entra  au 37. cénacle on l'assaillit : "Jésus sort à l'instant. Tu aurais dû le croiser.

    - Vous avez eu vite fait de remettre les barres et les verrous."

    Ils ne surent que répondre. Thomas vit leur rêverie en débandade et haussa les épaules. Il avait jeté son sac dans un coin. Pierre y alla voir : c'étaient des pissenlits. " Tu n'as quand même pas été les chercher entre les pavés du Temple ?

    - Presque. En tout cas j'ai appris que les gardes se seraient endormis au sépulcre la nuit dernière et que le corps aurait été enlevé pendant leur sommeil. L'affaire va monter au gouverneur et, bien sûr, c'est nous qu'on accuse. Vous choisissez donc mal vos plaisanteries : quiconque vous entendrait irait témoigner que vous avez récupéré le cadavre."

    Jude montra le plat où Jésus avait laissé des arêtes. " Macabre", fit Thomas haussant à nouveau les épaules.

    Pendant ce temps-là Jésus avait regagné des terrains de banlieue qu'éclairait une lune encore pleine mais déjà dans son décours. Un carré de choux bleus qui 38. avaient passé l'hiver semblait les casques d'une cohorte terrée là pour guetter les pas du messie. Jésus restait mécontent. Il venait de cacher à des hommes, avec plus de patience qu'autrefois, l'ennui d'être avec eux, mais un sursaut d'âme... Il se retrouvait dans un dédale de jardins où il butait contre des arrosoirs oubliés.

    De basses traînées de nuées sombres rôdaient en débris sous la lune qui en argentait les rebords. Un vent humide titillait de vieux épouvantails. Jésus, en passant devant une baraque dont la porte était arrachée, y aperçut les lueurs métalliques des archanges. Il s'arrêta devant ces présences sans visage. Elles se mirent au garde-à-vous, Michel dans ses reflets de fer, Gabriel dans ses éclats de vif-argent, d'autres, derrière eux, solaires comme l'or ou brasilleux comme le cuivre. Leur luminescence emplissait la bicoque et filtrait à l'extérieur entre les planches. 

    Il les fit sortir et se ranger par bataillons. Dieu ! qu'il s'en était entassés dans cet étroit poste de garde. C'étaient les troupes de son Père, gardiennes et exécutrices des suprêmes intentions. Elles étaient 39. à la fois l'intelligence agile et les destins comminatoires. Elles demeuraient sans cesse dans la confidence d'un Dieu qui retenait ou lâchait à sa guise leur violence. Il les passa en revue, l'oeil sévère, le cheveu court, le coeur impavide. Il s'attarda en vain, avec parfois une ombre de malveillance, à suspecter ici où là un point de rouille : même l'ange de Gethsémani ne portait pas trace d'oxydation. (...)    

       

    Jean Grosjean - Le Messie - Gallimard 1974 

                                    

     

  • Les pèlerins d'Emmaus

    21. (...)

    " De quoi parlez-vous ? " Il n'avait plus la courtoisie de déguiser les questions dont il savait la réponse.

    Les deux voyageurs s'arrêtèrent outrés, outragés presque : "Tu es bien le seul passant du pays qui ne soit pas au courant.

    - Eh bien, dites. "

    Ils eurent honte. On reprit la route. Cléopas finit par répondre qu'il s'agissait 22. d'un Nazaréen qui était venu délivrer Israël et, comme d'habitude, Israël s'était défait de sa chance : " Nos chefs et nos prêtres ont éliminé celui qui usurpait trop bien leur rôle. Ca fait maintenant le troisième jour qu'il est mort et que le monde est retombé dans son ornière. De bonne heure ce matin les femmes sont venues dire qu'il était vivant  et deux de nos camarades sont allés vérifier que la tombe était vide, mais lui, bien sûr, ils ne l'ont pas vu."

    Jésus mesurait leur tristesse. Il aurait dû en effet dormir longtemps avec les dieux dans les principes, mais il n'avait pas su s'y résoudre. Il avait refusé toutes les lois et toutes les raisons, il n'avait accepté que le retour à la source. La mort était une piètre révolution, ses inconsciences pouvaient bien rester souterraines, mais pas cette première fois qu'on a vu, dans l'eau, les nuées du ciel passer sur le monde. Jésus n'avait pas été jusqu'au boutiste, c'était contre son gré qu'il était allé si loin dans la malchance, mais elle l'avait ramené à un matin et il était pris d'une grande douceur en même temps que d'une 23. fièvre mal contenue. Il était attentif à un grain de poussière dans l'air, à une ombre d'odeur qui passe, mais il ne supportait plus guère la lenteur de marche des hommes et leurs ruminations lourdes. Il retrouvait sa promptitude de la mer de Tibériade, la nuit où ses apôtres avaient ramé contre le vent et qu'il avait marché sur les vagues et que la barque qu'il avait touchée  avait instantanément été rendue au rivage d'en face à travers la tempête. Ainsi se mit-il à traverser les Ecritures ; car il n'y a pas tant de choses écrites qu'on le croit, les gros livres ne sont rien ni les oeuvres complètes, mais seuls quelques récits, leur tremblante lumière sur nous, Abraham qui, couché à l'entrée de sa tente, va sombrer dans la sieste en regardant un petit nuage blanc errer au-dessus des sables... " C'était aujourd'hui, dit Jésus. D'ailleurs Abraham n'a pas d'autre fils que ce Nazaréen dont vous parliez. Ceux qui se disent juifs ne le sont pas, ils mentent. 

    Cléopas était désarçonné. " Il nous suffirait, dit-il, que vienne l'heure de Dieu. 24.

    - N'est-elle pas venue déjà ?

    - Mais à venir encore.

    - A quoi bon supputer les époques ? Chaque jour est aujourd'hui.

    (...)

    Ils arrivèrent à Emmaüs. Les deux disciples n'allaient que là, mais le messie en marche ne s'arrête pas à un bourg. Les deux hommes eurent peur. Ils auraient voulu demeurer à Emmaüs sans rompre la conversation. Ils retinrent l'inconnu, ils lui dirent qu'il n'y avait plus d'avenir, que le soleil commençait à redescendre : "Le brin d'herbe rallonge déjà sa mince ombre sur le sol ; les jeunes feuilles des trembles vont frémir jusqu'à la nuit. "

    Le messie voulut bien être las. Pourquoi refuser la sombre paix d'une auberge ?  25. Il s'assit entre ses compagnons. Il se taisait. On entendit le patron grommeler dans la cour. On voyait aller et venir, dans la salle, deux servantes, à moins que ce ne fût la même dont différaient les profils. La table se chargea de godets : olives, feuilles de thym, tiges d'oignon. Le messie se taisait toujours. On apporta le pain. Le messie le prit, le partagea et pâlit : il savait qu'on ne mange que pour la mort. A ce trouble les deux hommes le reconnurent. Mais au moment qu'ils le reconnaissaient, il n'était plus là. Chacun d'eux ne voyait plus que l'autre et la déception de l'autre. Alors ils réglèrent le repas à peine entamé et ils retournèrent vers la ville d'où ils étaient venus. En chemin ils s'aperçurent de ce qu'ils étaient quand Jésus était avec eux et ils redécouvrirent leur propre coeur. (...)

     

    Jean Grosjean - Le Messie - Gallimard 1974