Pourquoi faut-il que nous, qui brandissons en morale sociale la fameuse "dignité de la personne" , nous succombions parfois, à l'intérieur de l'Eglise, à un collectivisme exagéré ? La référence à la personne ne serait-elle qu'un argument à usage externe ? Il n'y a de foi véritable que chez un homme capable de se dire tout bouleversé : " Il m'a aimé et il s'est livré pour moi " (Ga 2,20)
L'Alliance n'est pas une convention collective, par laquelle le Père aurait consenti à aimer ceux qui entreraient dans les clauses d'un certain accord, et se trouverait ainsi aimer un chacun "par conséquent", comme la simple application d'une Tendresse en vrac décidée au sommet. La vie chrétienne ne se joue pas avec des mots d'amour passe-partout, ni avec des péchés tarifés au barème pénitentiel : elle est une aventure strictement inimitable, une histoire non pareille.
Au fondement de cette aventure, il y a une rencontre : " Jésus passait ", [46] une demande instante : " Maître, où demeures-tu ? ", et une offre acceptée : " Venez voir" ( Jn 1, 35-39). Il y a dès lors une expérience continue, qui n'hésite pas à se formuler comme un contact véritable : " Nos mains ont touché le Verbe de vie " ( 1 Jn 1,1). Sentiment douteux auquel on s'abandonne délicieusement ? Certes pas. Mais difficile apprentissage de la conversion, c'est-à-dire de la livraison inconditionnelle de notre vie - l'unique bien que nous possédions - pour que le Christ l'investisse ; le consentement à ce qu'il devienne le véritable Sujet de notre propre biographie : " Ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi " (Ga 2,20). Avec toutes les péripéties qui jalonnent l'histoire d'un amour. Comment le fait de parler de "foi implicite", ou de "christianisme sans le savoir" ne serait-il pas l'aveu consternant d'une totale inexpérience de Dieu ?
C'est dans cette aventure que les mystères chrétiens, au lieu de demeurer les articles glacés d'un Credo, deviennent des réalités vivantes. Croix, Création, Trinité : ces mots seront toujours de l'archéologie, de la spéculation ou de l'algèbre pour qui n'expérimente pas sa communion particulière avec la Passion, pour qui n'éprouve pas la contingence de toute créature dans une mise en disponibilité sans réticence, pour qui ne reçoit pas son existence comme une vocation signifiée par le Père au Fils, et à lui-même par l'Esprit.
Aucun activisme se suppléera à cette expérience dont il atteste souvent la dangereuse raréfaction.
André Manaranche - Je crois en Jésus-Christ aujourd'hui - Seuil, 1968