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Traversées christiques - Page 41

  • le doigt de Dieu

    Jésus présente les miracles et l'annonce de la Bonne Nouvelle aux pauvres comme la réalisation du Règne. Des gestes de puissance tels que guérison, exorcismes et résurrections en témoignent ainsi que des paroles et des actions prophétiques.

    Jésus accomplit cela de sa propre autorité, à la différence des thaumaturges païens qui font appel à la puissance d'une divinité ou des prophètes juifs qui en ont reçu l'ordre de Dieu. Les exorcismes en particulier représentaient une pratique fréquente dans le peuple juif aussi bien que dans le monde païen au temps de Jésus. Celui-ci en a fait usage, mais sa manière de procéder est singulière : il ne prie pas Dieu ; il n'impose pas les mains ; il ne prononce pas d'incantations, ni de formules magiques ; il n'invoque le nom de personne et n'utilise pas d'objets religieux. Il se contente d'admonester, de commander et d'expulser le démon. L'originalité de Jésus ne tient donc pas à ce qu'il fut exorciste, mais à sa manière de faire les exorcismes. Il n'a pas besoin de faire appel à Dieu pour agir au nom de celui-ci et comprendre sa volonté. Aussi déclare t-il solennellement : " Si c'est par le doigt de Dieu que j'expulse les démons, c'est donc que le Royaume de Dieu est arrivé jusqu'à vous " ( Mt 12,28). L'expression "doigt de Dieu", absente du reste du Nouveau Testament, se trouve dans le Premier Testament à propos de la troisième plaie d'Egypte (cf. Ex 8,15) Les magiciens confessent alors leur impuissance à reproduire la plaie des moustiques et déclarent y reconnaître le "doigt de Dieu". (...)

    Olivier Rousseau - L'inconnu en chemin - DDB, 2008, pp. 46-47

  • Selon Luc

    Luc est dans le Nouveau Testament l'évangéliste qui évoque Jésus sur fond de la philosophie grecque. Il veut nous présenter Jésus comme un homme qui connaît la culture grecque et qui nous initie au véritable art de vivre. Pour Luc, Jésus est archegos tes zoes, un guide pour la vie ou celui qui initie, qui enseigne l'art de la vie réussie.

    Jésus, par sa parole, montre aux hommes comment ils peuvent vivre en harmonie avec leur être. Il se sert surtout  de paraboles pour démasquer certaines attitudes fausses, pour nous déciller les yeux et nous faire comprendre qu'une vie réussie dépend de la place que nous accordons à Dieu , notre Père miséricordieux. Jésus est lui-même un modèle de vie réussie dont l'aspect le plus important est la prière.

    Aucun évangéliste n'a autant présenté Jésus en prière. Jésus est transfiguré par la prière. Quand il prie lors du baptême, le ciel s’entrouvre. La prière est le moment où Jésus sent le plus la présence et la proximité de son Père et où il se libère de toutes les attentes purement humaines. Il est complètement relié à son être, il sent qui il est vraiment et qu'il est chez  chez lui, dans la maison de son Père. La prière est pour lui le chemin qui mène à la  vie saine. Cela ne signifie pas seulement que la prière a des effets thérapeutiques, comme les scientifiques l'ont prouvé. Cela prouve surtout que nous parvenons, par la prière à notre vérité, que nous sommes prêts à présenter nos blessures à Dieu , afin que l'Esprit les guérisse grâce à l'amour de Dieu.

    (...)

    Luc est l'évangéliste de l'année liturgique. Par sept fois nous lisons le mot "aujourd'hui" La guérison apportée par Jésus en son temps nous concerne "aujourd'hui", si nous célébrons, lors des fêtes, les mystères de sa vie. L'année liturgique replace dans nos vies d'aujourd'hui le salut apporté par Jésus il y a deux mille ans. C.G Jung reconnaît à l'année liturgique des effets thérapeutiques. Ces fêtes font du bien à l'âme humaine, les thèmes les plus importants du devenir humain y sont représentés et célébrés...

    Anselm Grün - Les huit secrets du bonheur - Salvator 2008, pp. 171-173

     

  • Les héritiers de la terre

    Pour le judaïsme biblique "hériter de la terre" était une expression répandue. Elle concernait les petits paysans et les fermiers qui devaient posséder la terre qu'ils travaillaient. Mais cette parole faisait allusion à un monde tout autre, celui de Dieu, dans lequel les critères sont inversés, un monde où "les premiers seront les derniers et les derniers les premiers".

    Si, dans notre monde, les doux ne possèdent souvent rien et n'héritent d'aucune terre, ils vivent pourtant dans un tout autre monde où seules comptent les lois divines, qui remettent en question tous nos repères. C'est le pays de l'amour et de la bonté où il est plus agréable de vivre que dans un monde où nous n'attachons de l'importance qu'aux possessions matérielles et au succès. Même si certains pensent que les doux n'hériteront de rien sur cette terre, je crois cependant que la terre leur appartiendra. S'ils restent doux dans leurs relations avec les autres, ils remodèleront le monde. Leur douceur s'épanouira dans le champ du monde et portera un jour des fruits même si ce champ est parsemé de pierres.

    Anselm Grün - Les huit secrets du bonheur - Salvator 2008 pp.76-77

  • Pari sur la miséricorde

    Jésus n'exige pas que nous nous sacrifions sur l'autel de notre rigorisme ou de notre perfectionnisme. Trop nombreux sont ceux qui pensent plaire à Dieu parce qu'ils s'infligent des souffrances. Mais Dieu nous accorde sa grâce sans nous demander aucun sacrifice, car il est bon et miséricordieux envers nous. Lorsque nous acceptons avec reconnaissance la grâce qu'il nous donne, nous réagissons spontanément par la miséricorde envers nous-mêmes et envers les autres. Le sacrifice est une violence exercée contre nous, il mène à l'autodestruction et pourtant certains cherchent ainsi à infléchir Dieu. Il existe en effet, profondément ancrée en nous, la peur que Dieu ne nous veuille pas que du bien. C'est la vision pessimiste que nous avons de nous-mêmes qui génère cette angoisse, car, en fait, nous ne nous voulons pas que du bien, nous ne nous acceptons pas tels que nous sommes ; nous nous jugeons et voulons correspondre à un personnage qui n'a rien à voir avec nous. Contre ce pessimisme et cette représentation sévère de Dieu, Jésus parie sur la miséricorde.

    Anselm Grün - Les huit secrets du bonheur - Salvator 2008, p. 98

  • Le royaume des cieux

    Les Béatitudes sont des paroles d'espoir pour les êtres qui ont le sentiment de ne pouvoir rien présenter à Dieu : ils ne suivent, en effet, aucun chemin spirituel, ils ne connaissent pas l'art du lâcher-prise ou du non-attachement, ils souffrent, ils se sentent pauvres et impuissants, vides et opprimés. Dans leur pauvreté et leur souffrance, ils entendent Jésus leur dire qu'ils connaîtront la présence de Dieu et que rien ne pourra leur retirer leur dignité.

    Cela transforme leur détresse, ils ne se sentent plus seuls, ils sont portés et pris au sérieux. Ils ne se sont pas exercés à la pauvreté en esprit. La vie leur a tout arraché, non seulement les possessions matérielles mais aussi le sentiment de leur propre dignité. Et maintenant, alors qu'ils sont comme  dénudés, ils peuvent entendre cette parole d'espoir qui leur souffle qu'ils ne sont pas loin du royaume de Dieu, que Dieu se tourne tout particulièrement vers eux. Cela leur rend leur dignité et ils retrouvent l'espoir de pouvoir à nouveau réussir leur vie.

    Quel est ce bonheur qui croît au long des huit béatitudes ? Jésus le définit concrètement dans la phrase qui suit la première béatitude : "Car le royaume des cieux est à eux"  

     

    Anselm Grün - Les huit secrets du bonheur - Salvator, 2008. pp. 44-45

  • Chemin des béatitudes

    La béatitude, réservée aux dieux de l'Olympe et traduite par le mot grec makarios, n'est pas un phénomène purement grec. Dans la Bible du peuple d'Israël, l'individu est aussi confronté à la béatitude. Le premier psaume en est la preuve, puisqu'il commence ainsi : " Heureux l'homme qui ne suit pas le conseil des impies, ni dans la voix des pécheurs ne s'arrête, ni au siège des railleurs ne s'assied, mais se plaît dans la loi du Seigneur, mais murmure sa loi jour et nuit !" (Psaume 1, 1-2) " Heureux qui observe le droit, qui pratique en tout temps la justice !" (Psaume 106,3) "Heureux l'homme qui craint le Seigneur, et se plait fort à ses préceptes !" (Psaume 112,1) "Heureux, impeccables en leur voie, ceux qui marchent dans la loi du Seigneur !" (Psaume 119,1).

    C'est surtout le psaume 119 qui déclare heureux ceux qui éprouvent de la joie à l'écoute des commandements de Dieu. Martin Buber était très soucieux de traduire au plus près les Psaumes et il évoque ainsi les béatitudes se trouvant au début des Psaumes : " Le mot qui ouvre le psaume est à traduire par oh, la félicité, ou bien oh le bonheur. Le psalmiste s'écrie oh, le bonheur de l'homme" (...) Ce n'est ni un souhait ni une promesse, il ne s'agit pas de savoir si l'homme mérite le bonheur ou s'il a le droit d'être heureux, que ce soit sur terre ou dans une vie future, c'est au contraire un appel joyeux et une constatation enthousiaste : comme cet homme est heureux ! (...)

    Le psalmiste veut très certainement dire : Attention, ici l'existence recèle un bonheur secret, qui compense le malheur et qui finit par l'emporter. Vous ne le voyez pas, mais c'est le véritable et même le seul véritable bonheur. "

    Si nous lisons les Béatitudes en tenant compte des propositions de Buber, nous comprendrons que Jésus ne promet pas seulement le bonheur à celui qui franchit ces huit étapes du chemin, mais il proclame également : "Heureux celui qui a une âme de pauvre, qui est doux, miséricordieux et qui a le cœur pur." L'homme qui se trouve dans cet état d'esprit est déjà heureux. Le bonheur n'est pas une conséquence de notre comportement, il est l'expression de ce comportement. Agir ainsi, c'est déjà connaître le bonheur véritable, être en harmonie avec soi-même et ressentir la plénitude de la vie.

    Anselm Grün - Les huit secrets du bonheur - Salvator, 2008. pp. 25-27

  • L'Esprit n'est pas excentrique

    (...) C'est pourquoi il ne faut pas s'étonner si l'oeuvre de l'Esprit s'accomplit toujours dans une logique d'incarnation. Comme Jésus a réellement assumé la nature humaine, avec  ses capacités et ses limites, le Saint Esprit s'astreint le plus souvent à l'humilité et à la discrétion des médiations humaines. On le reconnaît plus sûrement dans les longues germinations que dans les coups de foudre ou les initiatives spectaculaires. Et il ne mobilise pas seulement l'affectivité et l'enthousiasme, comme l'imaginent trop souvent ceux qui le confondraient volontiers avec le Dionysos païen. Il s'efforce d'éclairer l'intelligence de l'homme, de susciter en lui jugement et  bon sens, plutôt que de le manipuler, de jouer sur ses inconsciences, de se glisser dans ses lacunes, et de l'amener à des excentricités irréfléchies aux conséquences parfois dramatiques. Abandonner femme et enfants pour se consacrer à la prière, refuser de se soigner pour ne pas paraître douter d'une guérison miraculeuse ne peut être l'oeuvre du Saint Esprit. L'Esprit saint, l'Esprit de Dieu, l'Esprit de Jésus, n'est pas excentrique. 

    Lorsqu'au VIII ème siècle avant Jésus des bandes de prophètes entraient en transe, dans des exhibitions impressionnantes, ils avaient encore une idée païenne de Dieu et de son Esprit, proche des Baals des Cananéens : un dieu bizarre qui s'empare de l'homme, comme s'il le possédait, pour lui faire faire ou lui faire dire des choses étranges (1R 18, 26-29). Alors que le vrai Dieu, le Dieu de Jésus, se reconnaît à la simplicité de ses moyens pour un projet grandiose : se dire à nous dans l'humanité de Jésus pour que l'homme en soit divinisé. Telle est l'oeuvre du Saint Esprit. (...)

    Ainsi, la vie "spirituelle" ne saurait plus être comprise comme ces quelques moments où l'homme s'adonnerait, dans les parenthèses de sa vie  ordinaire à des pratiques étranges pour se concilier un Dieu bizarre : c'est toute la vie de l'homme, sa vie la plus ordinaire, vécue selon le Saint-Esprit, l'Esprit de Jésus. C'est donc toute la vie de l'homme lorsqu'elle devient enfin pleinement humaine. 

    J-N. Bezançon - Dieu n'est pas bizarre - Ed. Bayard/Centurion 1996. pp. 110-113

     

  • Dieu n'a pas voulu la mort

    "Il a plu à Dieu de rappeler à lui..." : pieuse intention de ceux qui rédigent ce genre de faire-part, mais quelle idée se font-ils de Dieu ? Quel plaisir peut-il prendre à la mort de sa créature, de son enfant, et au deuil des survivants ? "Que ta volonté soit faite", disent-ils parfois, dans une conversion douloureuse de la révolte en acquiescement. Mais est-ce vraiment sa volonté, son projet sur l'homme, et serait-il chrétien, et humain, de se soumettre à une telle volonté de mort ?

    (...) Dieu ne peut pas avoir voulu ce dépérissement, cette ruine.

    En effet, nous pressentons tout à la fois que la mort fait partie de la vie de l'homme, qu'elle est une dimension de son existence, que la dignité de l'homme est même d'être le seul animal capable d'envisager lucidement cette échéance, de lui faire face, et, en même temps, que tout en lui dément qu'il soit fait pour la mort : s'il est le fruit d'un projet, d'une intention, d'un amour, la mort ne peut en être le terme, l'objectif. (...)

    Pour un homme qui a perdu, par le péché, le sens de Dieu, comme on perd le Nord, pour un homme qui ne sait plus pourquoi ni pour qui il est fait, la mort risque toujours de devenir un vrai naufrage. C'est cette mort-là, la mort en ce second sens, "la seconde mort" (Ap 2,11), qui serait le fruit du péché. Non pas comme un châtiment ou comme une vengeance de la part du Créateur, mais comme un état de fait : en se coupant de la lumière, l'homme désormais se condamne à mourir dans la nuit. Ce qui aurait dû être sa naissance est alors appréhendé par lui comme un anéantissement. Et c'est jusque dans cette mort-là que Jésus, pourtant indemne de tout péché, s'est solidarisé avec nous. Il l' a traversée, dans la nuit, pour en arracher ceux qui s'y engloutissaient.

     

    J-N Bezançon - Dieu n'est pas bizarre - Ed. Bayard/Le Centurion 1996 pp. 88.92

  • Icône de Dieu

    Ne disons plus alors que la Passion de Jésus nous dit son humanité et que sa Résurrection nous dit sa divinité. Dans la Résurrection, Jésus n'est pas désincarné : un homme ayant pleinement rempli la vocation filiale de l'homme, est "assis à la droite de Dieu", et il porte triomphalement les marques non abolies, de sa Passion. Et dans la Passion de Jésus, jusque dans sa mort elle-même, là précisément où "le Verbe" est le plus manifestement "chair", fragile, vulnérable, nous reconnaissons ce que Jean appelle "sa gloire", c'est-à-dire sa communion avec le Père. Au point que les chrétiens peuvent chanter devant le Crucifié : "Il est l'image du Dieu invisible" (Col 1,15). Dans sa Passion, Jésus n'abdique pas, ne voile pas sa divinité : il la révèle. Dans sa Résurrection, Jésus n'abandonne pas son humanité : il l'accomplit pleinement, il l'exalte. 

     

    J-N Bezançon - Dieu n'est pas bizarre - Ed. Bayard/Le Centurion 1996 pp. 84

  • L'homme donné

    Notre difficulté à concevoir l' Incarnation viendrait alors de ce que nous pensons savoir clairement ce qu'est Dieu et ce qu'est l'homme, et que nous tentons de juxtaposer nos idées sur Dieu et sur l'homme, comme si Jésus  en était l'addition ou la synthèse. Le résultat est nécessairement impensable, irrationnel, bizarre, "mystère", au sens commun et non chrétien de ce terme.

    Mais sommes-nous tellement sûrs de savoir qui est Dieu et qui est l'homme ? Pascal nous invite à plus de modestie : " Non seulement nous ne connaissons Dieu que par Jésus Christ, mais nous ne nous connaissons nous-mêmes que par Jésus Christ. Nous ne connaissons la vie, la mort, que par Jésus Christ. Hors de Jésus Christ nous ne savons ce que c'est ni  que  notre vie, ni que notre mort, ni que Dieu, ni que nous-mêmes " (Pensées, 548) (...)

    En fait, nous l'avons vu, Dieu, celui que les philosophes et les savants recherchent en tâtonnant, ressemble à Jésus, puisque Jésus " c'est tout son Père ". Il est donc accueil, proximité, partage, inépuisable mouvement vers l'autre pour le faire vivre et le faire grandir. En ne vivant pas pour lui-même, mais toujours pour le Père et pour ses frères, Jésus, l'homme tout donné, l'homme pour les autres, nous a révélé que Dieu lui-même n'est que relation, communion, don de soi, pour faire exister l'autre.

    S'il en est ainsi, ce que nous appelons la divinité de Jésus n'est pas d'abord un pouvoir extraordinaire, qui écraserait son humanité, c'est sa relation au Père, qui n'est lui-même que partage et don de vie. (...)

    Alors, en Jésus, Dieu et l'homme cessent de paraître contradictoires. Un homme vraiment homme, pleinement homme parce qu'enfin pleinement Fils, devient l'expression parfaitement adéquate de qui est Dieu. Et Dieu, pleinement Dieu, sans rien abdiquer de son être, bien au contraire, se dit totalement, se révèle, se donne à voir en cette icône humaine, où il a mis toute sa lumière et tout son amour : Jésus.

     

    J-N Bezançon - Dieu n'est pas bizarre - Ed. Bayard/Le Centurion 1996 pp. 79-81

  • César n'est pas Dieu

    C'est cela croire en Jésus et en sa divinité : non pas croire en quelqu'un qui viendrait supplanter Dieu en se prenant pour lui, ni croire en un second Dieu, puis en un troisième, avec le Saint-Esprit, mais découvrir en Jésus la révélation la plus parfaite de l'identité de Dieu : il est don, partage, communion, au point de désirer nous y associer.

    Ceux qui, avec nous et comme nous, croient en un seul Dieu, en particulier les juifs et les musulmans, qui se réfèrent partiellement à la même tradition, nous reprochent souvent, en raison de notre affirmation de la divinité de Jésus, de trahir cette foi au Dieu unique, ce "monothéisme", comme si Jésus venait en quelque sorte dédoubler Dieu. Alors que, pour nous, Jésus lui-même, sa foi, sa relation à Dieu, ne peuvent se comprendre précisément que dans le cadre de cette foi au Dieu unique.

    Croire en un seul Dieu, en effet, "être monothéiste", n'est pas seulement une opinion ou une croyance, c'est un art de vivre et un combat : c'est le parti pris de proclamer, mais surtout de manifester dans les choix concrets de l'existence, que Dieu seul est Dieu, et que rien ni personne d'autre ne doit être divinisé. C'est le refus absolu des idoles, qui va beaucoup plus loin  que le rejet de statuettes ou de fétiches : c'est le refus effectif de la divinisation de tout ce qui n'est pas Dieu.

    Si Dieu seul est Dieu, alors l'argent n'est pas Dieu, ni le profit, ni les sacro-saintes lois de l'économie. César n'est pas Dieu, ni aucun pouvoir, même fort respectable. Le sexe n'est pas Dieu, ni la famille, ni aucune affection, ni aucun lien social ou national. La religion elle-même n'est pas Dieu, ni ses représentants les plus vénérables. Tout cela certes peut être bon et honorable, mais ne doit jamais être absolutisé, sacralisé : Dieu seul est Dieu. (...)

    C'est bien pourquoi le Sanhédrin, Hérode et Pilate, percevant clairement la menace qu'il [Jésus]  faisait peser sur la sacralisation de leurs pouvoirs, tant politiques que religieux, se sont reconciliés sur son dos afin de le supprimer.(...)

    Avec Jésus et comme lui, les chrétiens croient donc bien en un seul Dieu, le Père. Mais ils reconnaissent dans la personne de Jésus une telle relation au Père, une telle façon de vivre jusqu'au bout, de Dieu et pour Dieu, qu'ils croient en lui, Jésus, le reconnaissant comme le Fils unique du Père et sa parfaite révélation. " Vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi", leur avait dit Jésus (Jn 14,1) Cet "aussi" n'additionne pas la divinité de Jésus à celle du Père. Oui, il est bien quelqu'un d'autre, une autre "personne", sans quoi il n'y aurait pas entre eux dialogue et communion.

    J-N Bezançon - Dieu n'est pas bizarre - Ed. Bayard/Le Centurion 1996 pp. 69-71

  • relations

    Dire Jésus Dieu sans, dans le même temps, le dire Fils, sans le situer par rapport à celui qu'il appelle "Père", c'est fausser la lecture de l'Evangile. Si Jésus est Dieu sans être le Fils, auprès du Père et vers le Père, que devient sa prière, ce vis-à-vis filial, ce face-à-face ? A qui Jésus s'adresse-t-il ? A lui-même ? Beaucoup d'enfants, à partir de l'affirmation que Jésus est Dieu, ne comprennent pas pourquoi il prie.

    Et si on perd la conscience de cette distinction des personnes, que devient  cette sorte de grande trajectoire qui définit toute la vie de Jésus : " Je suis sorti du Père et venu dans le monde, maintenant je quitte le monde et je vais au Père " (Jn 16,28) ? Si Jésus va vers le Père, c'est qu'il ne se prend pas pour Dieu le Père. Toute la vie de Jésus est dans ce dynamisme, qui suppose, à côté de lui et en face de lui, l'altérité de Dieu : à chaque instant il reçoit de lui son existence, c'est pourquoi il ose l'appeler "Père", et même "Papa" (Mc 14,36). Et à chaque instant dans l'action de grâce , il tend vers lui et il s'en remet à lui. Ce qui le fait être, ce qui le fait exister depuis toujours, c'est ce partage, cette intimité, cette communion. (...)

    L'Evangile de Jean a su admirablement suggérer la richesse de cette relation de Jésus au Père en jouant sur tout le registre des prépositions de la langue grecque : Jésus est "du" Père (qui n'exprime pas seulement l'appartenance mais l'origine), il est "d'auprès" du Père. Mais il est aussi dans le même temps "vers" le Père. Et il est "avec" lui, "auprès" de lui. Il est "dans" le Père et le Père est "en" lui. Multiples facettes d'une relation insaisissable mais vivante. Communion, unité ("Moi et le Père nous sommes un" Jn 10,30), mais non identification, fusion, confusion.

    Pour aimer vraiment l'autre, enfant, conjoint, ami, il faut d'abord être soi-même, et ouvrir à l'autre un espace où il soit vraiment lui-même. Le "nous" ne se construit pas dans la confusion du "je" et du "tu", ou dans l'annihilation de l'un devant l'autre, mais dans le respect de leur altérité. Et là encore, pour nous, Dieu est éclairant : nous entrevoyons en quoi cette unité du Père et du Fils , que nous retrouverons avec l'Esprit, autre "quelqu'un", est susceptible d'éclairer, de convertir et de transfigurer toutes nos tentatives d'unité et de communion qui, elles aussi, doivent exclure la fusion et l'identification.

    J-N Bezançon - Dieu n'est pas bizarre - Ed. Bayard/Le Centurion 1996 pp. 56-57

  • Se laisser regarder

    Prier c'est nous laisser regarder par Dieu avec tout ce qui nous réjouit et tout ce qui nous fait mal, avec nos enthousiasmes, mais aussi avec les boulets que nous traînons, avec tous ceux qui nous accompagnent, ceux qui nous portent et ceux que nous tirons, tous ceux qui nous tiennent au coeur et que le Seigneur connaît encore mieux que nous. Si notre prière consistait à essayer de les oublier un instant pour être plus libres de courir vers lui comme des voyageurs sans bagages, le Seigneur nous trouverait bien légers. Alors qu'il veut nous accueillir lourds de tous ceux que nous portons.

    Un mari au chômage, un enfant qui se drogue, l'attente angoissée d'un résultat médical, mais aussi les émotions d'une affection partagée, ne sont pas des distractions dans la prière, à mettre entre parenthèses. C'est ce qui en fait le poids et le prix. Il nous faut essayer de convertir nos préoccupations en prière : il y a alors celles qui disparaissent d'elles-mêmes, relativisées, minimisées, par rapport à l'amour qui nous enveloppe, et il y a celles qui font vraiment partie de nous-mêmes, et dont nous découvrons que le Seigneur se soucie bien avant nous.

    J.N Bezançon - Dieu n'est pas bizarre - Ed. Bayard & Centurion 1996. p. 43

  • incarnation

    Ce n'est pas parce que nous étions pécheurs que Dieu, dans une sorte de remords d'artiste, a choisi de faire de nous ses fils en Jésus-Christ. Mais, alors même que nous étions pécheurs, enfermés dans notre suffisance et bloqués dans notre peur d'aimer, Dieu a persisté dans son projet, plus originel que le péché, de faire de nous des interlocuteurs, des partenaires, rendus capables par son Esprit de partager l'intime communion qu'il  vit depuis toujours avec son Fils bien-aimé. Ce n'est pas à cause du péché que le Fils éternel du Père s'est fait homme. C'est malgré le péché, pour nous faire vivre quand même de la vie de Dieu. Mais c'est à cause du péché que Jésus, le Christ, prévu de tout temps pour nous diviniser , a pris sur son dos, avec sa croix, le poids de nos refus.

    Dès lors ce n'est pas de la considération de notre péché qu'il faut forcement partir pour nous décider  à le suivre. Ce n'est pas toujours la conscience du péché qui est le premier pas de la conversion. Les longues listes des examens de conscience n'y suffisent pas. Pire, elles peuvent être chemin de désespoir. (...)

    J-N Bezançon - Dieu n'est pas bizarre - Bayard éditions/1996 p.26

  • Sauvés mais encore ?

    Le christianisme est une religion de salut : Dieu sauve. Mais comme le salut est habituellement compris  comme un sauvetage, Dieu risque de n'apparaître que comme un sauveteur, dont l'intervention serait conditionnée par le mal dont il nous délivre : misère, perdition, péché.

    Avec comme conséquence que sans le mal Dieu n'aurait plus rien à nous dire ni plus rien à faire. Combien d'hommes et de femmes n'ont plus rien à demander à Dieu, un Dieu dépanneur, quand tout va pour le mieux dans leur vie ? Au point d'ailleurs que des chrétiens charitables de leur entourage se chargent alors de leur montrer que tout ne va pas si bien. Comme si l'Evangile ne pouvait rien leur apporter tant qu'ils " s'en sortent " très bien tout seuls.

    Le combat contre le mal, sous toutes ses formes, parce qu'il fut le combat de Jésus, est bien l'une des dimensions fondamentales de l'existence chrétienne. Mais d'abord parce que le mal, la souffrance, l'injustice, le péché, est contraire au projet de Dieu sur l'homme et sur le monde, un projet plus radical, plus originel, que le mal et le péché. (...)

    Dans la Bible, le salut, c'est beaucoup plus qu'un sauvetage. C'est tout ce que Dieu entreprend pour nous faire vivre et revivre. Bien sûr Dieu délivre, Dieu libère, mais lorsqu'Israël fait mémoire de l'exode, de la sortie d'Egypte, de la victoire sur la mer, sur la mort et sur Pharaon, il prend bien soin de souligner que le Seigneur l' " a fait sortir " du  pays de servitude que pour le " faire entrer " dans le pays de la promesse " où coulent le lait et le miel ". La libération n'est pas un but en soi. Sortir d'Egypte pour tourner en rond dans le désert n'aurait pas de sens. Le projet de Dieu c'est l'alliance : " Je serai votre Dieu et vous serez mon peuple. "  (...) Et nous aussi, aujourd'hui, lorsque nous répétons que Dieu sauve, nous pensons trop exclusivement à ce dont il nous sauve, sans prendre conscience suffisamment de ce vers quoi il nous sauve.

    (...) il y a ce dont nous sommes sauvés, le mal et la mort auxquels nous sommes arrachés, et il y a ce vers quoi nous sommes sauvés, la vie, ce qui nous est promis et donné. Ce n'est pas parce qu'il est dans l'esclavage que Dieu choisit Israël, mais parce que c'est son peuple et pour en faire son peuple, alors même qu'il est en esclavage. Ce n'est pas parce que nous sommes pécheurs que Dieu, aujourd'hui encore, vient nous chercher et nous tend la main. C'est parce qu'il tient à nous et qu'il veut que nous tenions à lui, alors même que nous sommes empêtrés dans le péché.

    Jean-Noël Bezançon - Dieu n'est pas bizarre - Bayard/Centurion, 1996 pp.22.23.24

  • vers toi j'ai crié (2)

    On ne peut minimiser le choc qu'a représenté la prise de conscience de la position exacte de l'humanité dans le cosmos. Nombre d'intelligences parmi les plus averties et les plus réfléchies en demeurent impressionnées. Nos contemporains vivent encore avec force de l'évidence que formulait ainsi Auguste Comte : "Tout le système théologique est fondé sur la supposition que la terre est faite pour l'homme et l'univers entier pour la terre : ôtez cette racine et toutes les doctrines surnaturelles s'écroulent."

    La révolution copernicienne est éprouvée comme entraînant l'effondrement de la conception d'une providence choyant l'humanité dans le lieu central de l'univers. L'exploration contemporaine de l'univers n'a fait qu'accroître ce vertige : celui d'une biosphère cosmiquement infirme, développée sur une planète de rien du tout autour d'un petit soleil dans la banlieue d'une galaxie très moyenne située n'importe où parmi des milliards de galaxies...

    L'humanité s'y trouve seule, sans autre recours que ses propres ressources. Ce qui l'eût jadis épouvantée ne l'embarrasse plus. Elle prend le parti , pas tellement angoissé, de s’accommoder de sa position ; la connaissance qu'elle prend de l'univers, la maîtrise des espaces qu'elle acquiert lui offrent de grisantes compensations. Elle récupère ainsi la conscience d'être centre du monde, non pas dans l'absolu ni du point de vue d'un Dieu transcendant, mais dans l'existentiel et du point de vue de sa propre conscience puisqu'aucune autre conscience ne lui apporte ici contestation et ne l'oblige  à se situer autrement.

    [Le théologien] Urs von Balthasar, analysant cette "époque anthropologique" qui est la nôtre, estime que la responsabilité ainsi dévoilée à l'homme moderne "est si lourde, mais elle est aussi pensé de telle sorte qu'il ne peut la porter seul. Mais comme il ne peut plus la partager avec la nature, il ne lui reste rien d' autre à faire que de la partager avec le Créateur". Ainsi l'homme moderne est-il prédestiné à redevenir un homme de prière.  Pour l'heure, cette prédestination ne lui est, en tout cas, pas évidente, et ce qu'il tente, c'est bien de porter seule sa responsabilité. Non plus d'une manière prométhéenne : trop de besoins crient, trop de drames sont en suspens, trop de problèmes graves demeurent irrésolus ! Mais les recours s'appellent exclusivement : développement économique, progrès de la science, mise au point des techniques, organisation des sociétés, révolutions, etc.

    Aux prises avec ces besognes terrestres qui absorbent totalement leurs ouvriers, pris dans le réseau serré des solidarités innombrables, comment l'individu concevrait-il une providence ?  Il est d'autant plus dissuadé de s'affirmer en relation particulière avec Dieu par la prière que, pour actualiser cette relation, il devrait franchir d'abord l'épreuve de sa singularité, et donc de sa propre solitude, et que c'est l'une des choses qu'inconsciemment il fuit le plus : ne sachant en effet comment se situer en dernier ressort, il ne peut l'assumer. C'est auprès de son semblable qu'il va quêter la consolation d'une présence, d'une parole, d'une opinion d'autrui, qui lui confère cette certitude objective de sa valeur (fût-elle relative et infime) que nul ne peut se donner à soi-même. Une "invocation"informelle et multiforme du semblable s'est substituée chez beaucoup à l'invocation du Dieu refuge et force, telle qu'on la rencontre par exemple dans les psaumes.

    Albert-Marie Besnard- Vers Toi j'ai crié - Cerf 1979. pp. 58-61

  • vers toi j'ai crié (1)

    L'homme moderne s'est habitué peu à peu à ne voir le monde que comme une totalité fermée. Bien sûr il le constate et le conçoit ouvert à son évolution interne, qui est prodigieuse et incessante, mais, acquis aux évidences communes de la pensée athée (matérialiste, nietzschéenne, etc.) et familiarisé avec la vision scientifique de l'univers, il estime avoir démystifié l'existence de tout "outre-monde", "arrière-monde", "autre monde".

    L'incapacité de concevoir une transcendance qui ne succombe pas aux critiques, aux ironies ou aux démasquages de la raison le paralyse dans le moment même où il voudrait faire appel au Dieu qui est ancestralement, pour l'homme qui prie, "dans son sanctuaire céleste", le Dieu par-dessus tout, le Dieu qui écoute et peut survenir d'un quelque part autre que le monde.

    Se tourner vers Dieu est ressenti instinctivement comme une attitude suspecte : ou bien, en effet, c'est se tourner vers l'Etranger absolu, mais qu'avons-nous à faire avec lui ou lui avec nous ? Le seul fait de le penser  tel nous aliène en nous faisant devenir objet abdiquant notre liberté sous la dépendance de sa subjectivité conjecturale et tout imaginaire ! sa forme dans notre esprit  n'est qu'un fantasme pathologique. Ou bien il n'est qu'un prête-nom et un travesti pour un faisceau de réalités ou de forces intérieures à notre monde, et l'invoquer n'est qu'une manière détournée, celle des faibles, pour tenter de nous approprier notre propre bien.

    Ces dispositions mentales ne dissuadent pas seulement de prier, mais déjà de croire. Cependant c'est dans la tentative de la prière qu'elles manifestent de la manière la plus aiguë leurs propriétés inhibantes. En effet, le mouvement même de la prière, lequel est décentrement de soi et abandon à un Autre, exige dans son premier instant une attitude qui est vécue inévitablement comme naïveté et jette sur elle une suspicion a priori. Chacun a introjecté cette honte au-dedans de soi comme inhérente à sa dignité même, à la façon d'une nouvelle éthique. Tout se passe comme si la raison moderne imposait une certaine "tenue" mentale, et l'attitude de prière est estimée aussi incompatible avec elle que le vice avec la vertu. 

    Entrer en prière supposera désormais qu'on ait surmonté ce nouveau conformisme mental, tout en échappant à ce qu'il y a de pénétrant et de juste  dans la critique de la raison moderne concernant nos représentations de la transcendance divine. Reconquérir une nouvelle "naïveté" (c'est-à-dire une nouvelle liberté jaillissante) qui, loin d'être une régression par rapport à l'attitude critique, en serait un dépassement : tel doit être l'effort de l'orant moderne. 

    Albert-Marie Besnard - vers Toi j'ai crié - Cerf 1979, P. 56-57  

  • l'évangile vécu

    Philippiens 2, 1-11

    (...) Faites-vous naturaliser dans l’Évangile.

    Comme le souligne Paul en chantant l'exaltation auprès du Père de celui qui s'est ainsi mis tranquillement à la dernière place (comme le dirait si bien Charles de Foucauld), c'est cette vie-là qui serait notre vraie vie, qui assurerait notre joie, qui comblerait notre soif d'accomplissement. Cette vie-là, et non pas celle que nous menons si souvent et où nous sommes, selon la description de l'apôtre, intrigants et vantards, assurés d'être supérieurs aux autres et décidés à le leur faire sentir, préoccupés de nous-mêmes plus que des autres, revendiquant d'être pareils à Dieu en prétendant nous passer de lui, et décider par nous-même du bien et du mal comme Adam sous la suggestion du serpent.

    Voudriez-vous donc avec moi jouer aux portraits ? Un jeu très sérieux, vous vous en doutez. Il consiste à se souvenir de toutes les personnes que nous avons rencontrées et qui, d'une manière qui ne nous avait pas toujours frappés sur le moment, réalisaient au moins partiellement le portrait du Christ humble et serviteur. Car cette race existe bel et bien parmi nous. Il y a de tels êtres. Ils ne se recrutent pas forcément parmi les pratiquants les plus assidus. (...)

    Voici par exemple ceux qui ne se vantent pas, mais qui font le travail, et il est bien fait. Dans toute famille, en toute communauté, il y en a. S'il n'y en avait pas, quel chaos ce serait ou quel foyer glacial ! Ils ne rechignent pas, ne se dérobent pas : ce qui doit être fait est fait. Au jour le jour, chaque chose à son moment. Ainsi fut, je pense, Marie à Nazareth, ainsi sont d'innombrables mères de famille, d'innombrables anonymes au dévouement inlassable, d'innombrables êtres qui sont occupés à servir les autres, sans même penser qu'ils pourraient au moins tirer gloire du titre de serviteur, aujourd'hui si fiévreusement recherché par l'opinion chrétienne. On ne songe même pas à les remercier parce qu'ils agissent avec une telle justesse que tout sous leurs mains semble aller de soi. (...)

    Évoquons aussi ceux qui ne proclament pas à tort ou à travers  les louanges de l'amour, mais qui aiment "en acte.... et véritablement".  Ils sont ainsi : ils aiment et ça rayonne d'eux. (...) Comme il y aurait encore à dire ! Par exemple à évoquer ceux  qui auraient bien des raisons de désespérer de la vie, ou de leur santé, ou de leur réussite, ou de leur conjoint, mais qui tiennent bon, nullement par résignation ou lâcheté, mais en sachant ce qu'ils font. Et encore  ceux qui auront peiné pour un certain résultat , et ce sont d'autres qui s'en attribuent la gloire. (...)

    J'ai rencontré de tels êtres. Pas très nombreux, mais ils m'ont toujours donné envie d'essayer de leur ressembler, et j'estime que ce sont eux qui sont la vraie gloire de l'homme. A la manière de Jésus.

     

    Albert-Marie Besnard - Du neuf et de l'ancien - Cerf 1979. pp 52 et sv.

  • Pêcheurs d'hommes

    Luc 5, 1-11

    "Désormais, ce sont des hommes que tu prendras." L'image est saisissante. Pierre et ses compagnons comprennent confusément que leur existence va prendre un tournant radical. Que Jésus les invite à abandonner leur métier pour une mission d'un tout autre genre. " Pêcheurs d'hommes " : combien d'adolescents fervents n'a-t-on pas fait rêver sur cette fascinante définition de la vocation apostolique ?

    Mais combien d'esprits, aussi, n'ont-ils pas ressenti comme une gêne, comme un recul devant l'ambiguïté d'une telle expression ? " Désormais, ce sont des hommes que tu prendras " : belle promotion pour un pêcheur. Mais qu'en pense le nouveau "poisson" ainsi désigné ? Si prendre veut dire aussi attraper, quels malentendus inquiétants peuvent se glisser dans la conscience que l'apôtre pourrait avoir de sa mission ? Craintes d'autant plus légitimes que la comparaison établie par Jésus n'a nullement vieilli avec les siècles...

    C'est bien connu, en effet, il y a aujourd'hui concurrence sévère sur tous les bancs de pêche. Chalutiers de toutes nations croisent au large de nos côtes. C'est à qui aura les moyens de prendre plus et de rapporter chez soi les plus riches cargaisons.

    Or, pour pêcher les hommes aussi, il y a une incroyable concurrence. Partout où des masses d'hommes dérivent entre deux eaux, abandonnés aux courants qui les portent et les déportent à l'aventure parce qu'ils ne savent plus où trouver le sens de leur vie, se sont installées d'innombrables entreprises de pêche.

    Sectes, gourous, idéologies arrivent avec leur attirail parfois très coloré. Tantôt, comme les pêcheurs napolitains, ils font miroiter leurs lumières dans la nuit en guise d'appâts ; tantôt, comme les terre-neuvas, ils jettent les chaluts d'une organisation internationale prospère. Certains admirent l'audace, le dévouement, la force de conviction de ces pêcheurs d'un nouveau genre. Des chrétiens vont jusqu'à se désoler que l'Eglise ne les imite plus assez, que sa flotte de pêche soit désuète et en partie naufragée, que ses filets n'aient plus les mailles aussi serrées qu'autrefois, au temps où, si vous me permettez d'évoquer ce vieil exemple célèbre, en un seul coup  de nasse, un Charlemagne ramenait au port du salut et de la chrétienté tout le peuple saxon...

    " Désormais, ce sont des hommes que tu prendras." La parole de Jésus peut-elle vraiment cautionner toutes les manières qu'a eues le christianisme de prendre les hommes et de les garder ? Comment faut-il l'entendre ? A coup sûr, sans la séparer de la manière même dont Jésus le premier à chercher à "prendre des hommes". Ceux qu'il a pris, il les a appelés mais sans les tromper. Il les a illuminés de sa Vérité mais sans les manipuler. Il les a réconfortés de son Esprit, mais sans leur faire violence. Comme ce serait magnifique si vous tous, qui m'écoutez, vous pouviez attester chacun pour votre part : oui, il en fut bien ainsi pour moi ; il m'a pris, mais pour ma plus haute joie ; il m'a pris et m'a rendu libre !

    (...)

    " Désormais, ce sont des hommes que tu prendras." Entrevoyez-vous maintenant le sens que Jésus donne à cette parole ? Nous n'échappons pas au besoin et à la nécessité d'être pris. Mais on peut être pris comme on le dit d'un prisonnier, et on peut être pris comme on le dit d'un amoureux. Jésus envoie Pierre et les autres disciples pour éveiller tous ceux qui souffrent de n'être pas encore des amoureux de la lumière et de la vérité, des amoureux de la vraie vie et du vrai partage (...) pris, c'est-à-dire éveillés, portés à un plus haut niveau de conscience en ce lieu même où leur liberté défendait farouchement ses droits. Pris, cependant ils demeurent libres ; le lieu de leur liberté ne se trouve pas aliéné mais illuminé !

    (...) Désormais, tu seras apôtre et témoin de ma personne, mais en respectant chez les autres ce qui a été respecté chez toi-même. Tu prendras des hommes en éveillant leur liberté et non en l'endormant. En les provoquant à ouvrir les yeux sur le véritable état de leur existence et celle de leurs frères, mais non en les conditionnant par des slogans, des fables, des pressions, des narcotiques ou des chantages.  

     

     

    Albert-Marie Besnard - Du neuf et de l'ancien - Ed. Cerf, 1979. pp. 15-18.20.22-23

     

     

  • Les renards ont des terriers

    " Les renards ont des terriers, les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de l' Homme n'a pas d'endroit où reposer sa tête" : je disais que cette phrase s'ouvrait aussi sur les perspectives plus mystérieuses d'une condition  librement choisie. Refusé par les siens, rejeté par Jérusalem, Jésus ne trouvera chez les hommes, au lieu de repos, que la Croix. Mais nous affirmons que de cette tragédie, il a tiré une bénédiction : que par son errance d'exclu, il nous a ouvert le chemin vers une demeure qui déborde les horizons de la terre et de la mort. Le Fils de l'homme n'a pas d'endroit où reposer sa tête : pas simplement parce qu'il ne trouve que refus et porte close, mais aussi parce que sa mission l'entraîne à n'avoir nulle part d'arrêt jusqu'à ce qu'il l'ait tout accomplie dans la gloire de son Père.

    Avez-vous remarqué le caractère curieux de la parole que nous commentons ? Entre les renards ou les oiseaux qui ont terriers ou nids, et le Fils de l'Homme qui n'a pas d'endroit où reposer sa tête, il y a les hommes tout court, qui, eux, ont des maisons, et c'est justement à eux que s'adresse Jésus. Qu'a-t-il voulu leur dire par sa parole énigmatique ? Que, pour devenir son disciple, il fallait se faire clochard ? (...) Jésus aussi a eu des maisons : à Nazareth longuement ; à Capharnaüm un certain temps ; à Béthanie à l'occasion. Mais il n'en a pas fait un terrier pour y cacher des peurs et éluder sa mission. Pas d'avantage un nid douillet pour y savourer son bonheur en se désintéressant du reste. Telle est la leçon qu'il nous donne. (...)

    Il est nécessaire d'avoir un toit, mais sous le toit y aura-t-il un terrier empesté par l'odeur de l'argent par exemple, ou bien un nid garni de duvet tiède, ou alors un espace d'amitié et de liberté où le Fils de l'homme peut aller et venir, entrer, reposer et sortir, conduire les hôtes de la maison chacun vers sa destinée authentique, qui a toujours à faire avec ce qui se passe dans le plein vent du monde.

    Et il n'y a probablement pas une mais dix, mais cent manières de répondre à la question  et de faire de sa maison une maison où il ne serait pas hypocrite et malséant d'inscrire en grosses lettres dans le vestibule comme devise : " Souviens-toi que le Fils de l'Homme n'a pas d'endroit où reposer sa tête."

    Albert-Marie Besnard - Du neuf et de l'ancien - Cerf 1979. pp 47-49