Dire Jésus Dieu sans, dans le même temps, le dire Fils, sans le situer par rapport à celui qu'il appelle "Père", c'est fausser la lecture de l'Evangile. Si Jésus est Dieu sans être le Fils, auprès du Père et vers le Père, que devient sa prière, ce vis-à-vis filial, ce face-à-face ? A qui Jésus s'adresse-t-il ? A lui-même ? Beaucoup d'enfants, à partir de l'affirmation que Jésus est Dieu, ne comprennent pas pourquoi il prie.
Et si on perd la conscience de cette distinction des personnes, que devient cette sorte de grande trajectoire qui définit toute la vie de Jésus : " Je suis sorti du Père et venu dans le monde, maintenant je quitte le monde et je vais au Père " (Jn 16,28) ? Si Jésus va vers le Père, c'est qu'il ne se prend pas pour Dieu le Père. Toute la vie de Jésus est dans ce dynamisme, qui suppose, à côté de lui et en face de lui, l'altérité de Dieu : à chaque instant il reçoit de lui son existence, c'est pourquoi il ose l'appeler "Père", et même "Papa" (Mc 14,36). Et à chaque instant dans l'action de grâce , il tend vers lui et il s'en remet à lui. Ce qui le fait être, ce qui le fait exister depuis toujours, c'est ce partage, cette intimité, cette communion. (...)
L'Evangile de Jean a su admirablement suggérer la richesse de cette relation de Jésus au Père en jouant sur tout le registre des prépositions de la langue grecque : Jésus est "du" Père (qui n'exprime pas seulement l'appartenance mais l'origine), il est "d'auprès" du Père. Mais il est aussi dans le même temps "vers" le Père. Et il est "avec" lui, "auprès" de lui. Il est "dans" le Père et le Père est "en" lui. Multiples facettes d'une relation insaisissable mais vivante. Communion, unité ("Moi et le Père nous sommes un" Jn 10,30), mais non identification, fusion, confusion.
Pour aimer vraiment l'autre, enfant, conjoint, ami, il faut d'abord être soi-même, et ouvrir à l'autre un espace où il soit vraiment lui-même. Le "nous" ne se construit pas dans la confusion du "je" et du "tu", ou dans l'annihilation de l'un devant l'autre, mais dans le respect de leur altérité. Et là encore, pour nous, Dieu est éclairant : nous entrevoyons en quoi cette unité du Père et du Fils , que nous retrouverons avec l'Esprit, autre "quelqu'un", est susceptible d'éclairer, de convertir et de transfigurer toutes nos tentatives d'unité et de communion qui, elles aussi, doivent exclure la fusion et l'identification.
J-N Bezançon - Dieu n'est pas bizarre - Ed. Bayard/Le Centurion 1996 pp. 56-57