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  • L'au-delà : projection d'un désir ? Les grandes religions (4)

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    En dépit de leurs énormes différences, les grandes religions sont menées par les mêmes questions éternellement jeunes du grand "pourquoi" et du "pour quoi", qui se posent au-delà du sensible et du visible et du délai de vie propre à chacun.
    Ces questions éternellement jeunes n'exigent pas seulement une réponse théorique, mais surtout une issue praticable. Qu'est-ce qui détermine le sort de l'individu et celui de ses frères en humanité ? Pourquoi sommes-nous nés, pourquoi souffrons-nous, pourquoi faut-il mourir ? Comment s'expliquent la conscience morale et l'existence de normes éthiques ? D'où vient ce monde et son ordre ? Par-delà l'interprétation de l'existence et du monde, toutes les religions veulent aussi rendre possible une issue pratique : de la peine et la douleur de l'existence à un statut quel  qu'il soit. Ce qu'elles ont de commun - ce que l'histoire des religions pourrait appuyer d'une abondante documentation - peut, pour être le plus concis possible, être formulé comme suit :
    1. Non seulement le christianisme, mais aussi les autres religions mondiales ont conscience de l'aliénation, de la déchéance, du besoin de rédemption de l'homme. Dans quelle mesure ?
    - Dans la mesure où, toutes, elles connaissent l'ignorance, la solitude, le caractère éphémère, corrompu, asservi de l'homme, autant que son angoisse et son souci profonds, son avidité, son égoïsme, son ambiguïté et ses masques ;
    - dans la mesure où elles se préoccupent de la souffrance indicible, de la misère de ce monde perdu, du sens et de l'absurdité de la mort ;
    - dans la mesure donc où elles sont en attente d'une nouvelle liberté et aspirent à une illumination, métamorphose, connaissance, renaissance, libération, rédemption de l'homme et de son univers.

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    2. Non seulement pour le christianisme, mais aussi pour les autres religions mondiales, il s'agit d'une réalité inconditionnelle, ultime, absolue - comme on l'a toujours nommée. Dans quelle mesure ?
    - Dans la mesure où elles savent que la réalité proprement dite, bien que toute proche, est lointaine et cachée, que la réalité ultime n'est pas accessible de prime abord ; mais que cette réalité doit se faire proximité, présence, illumination, révélation, abolition de la souffrance ;
    - dans la mesure où elles disent à l'homme qu'il a besoin de purification, d'illumination, de libération, de rédemption ; qu'on ne parvient à la plénitude que par le dépouillement, à la vie par la mort.

    3. Non seulement le christianisme, mais aussi les autres religions du monde prêtent à juste titre l'oreille à l'appel de leurs "prophètes". Dans quelle mesure ?
    - Dans la mesure où, grâce à leurs grandes personnalités - d'appelés ou d'illuminés, modèles de savoir et de conduite -, elles reçoivent inspiration, courage et force ;
    - dans la mesure où ces grands appelés ou illuminés ont apporté une contribution, décisive et qui fait époque, à la naissance, au développement et à la rénovation de la religion traditionnelle, à un nouvel élan vers une vérité plus grande, vers un savoir plus profond, une croyance, une conduite, un effort et une vie authentiques.
    En ce qui concerne la question - vraiment décisive pour notre problème - de l'état actuel et final de l'homme, on ne parviendrait sans doute pas à un consensus de base entre toutes les religions naturelles, mais bien entre la plupart des grandes religions éthiques, en particulier entre les religions mondiales. Sur la toile de fond de ce qu'on vient de dire, on pourrait formuler en deux phrases un tel consensus :

    - Les grandes religions sont d'accord sur le fait que l'homme, tel qu'il vit d'ordinaire, mène une vie irréelle, sans liberté, qu'il ne s'identifie pas à lui-même et qu'en conséquence son état actuel est insatisfaisant, douloureux et malheureux. Pourquoi ? - Parce que 82 l'homme est obligé de vivre séparé de cette suprême réalité cachée ;  parce qu'il est étranger à elle qui constitue sa patrie et sa liberté véritables, qui importe à son identité réelle : on l'appelle l'inaccessible, l'inconditionné, l'inexprimable, l'absolu, la divinité, Dieu ou d'une autre manière encore.
    - Les grandes religions sont d'accord pour dire que, dans l'état final, l'homme ne sera plus séparé de cette vraie réalité et n'y sera plus étranger. Comment ? - En renonçant à sa fausse autonomie, à son indépendance illusoire, bref à cette affirmation omniprésente de soi, l'homme se laissera illuminer, transformer, renaître, racheter par cette ultime réalité, ce qu'il n'obtiendra définitivement, bien sûr, que par-delà la mort.

                                                               A suivre....

    Hans Küng - Vie éternelle ? Ed du Seuil , 1985 ISBN 978-2-02-008604-2

  • L'au-delà : projection d'un désir ? Karl Jaspers (3)

     60  La philosophie de Karl Jaspers tourne également autour de 61 l'homme, de sa liberté existentielle, de son être-soi dans la communication avec autrui. C'est un fait de portée considérable que l'homme soit exposé sans cesse à des crises profondes et tombe inéluctablement dans des situations où il touche à des limites : " situations-limites" - le fameux mot clé de la philosophie de Jaspers dans l'expérience angoissante du caractère inévitable du combat, de la souffrance, de la faute, dans l'expérience du destin immuable, dans la mort d'un être cher ou dans la pensée de sa propre mort. Partout ici-bas menacent l'échec, la désespérance, le désespoir nihiliste. Peut-on y échapper ? Seulement en acceptant cette situation, en y consentant sans réserve, en acquiesçant même à la mort.

    Un saut hors du désespoir, vers l' être-soi et vers la liberté, doit être fait. Un saut qui n'est possible que si l'homme se reconnaît comme doté par autrui, tout comme il peut faire l' expérience qu'il ne s'est pas créé lui-même et doit son existence à autrui.

    C'est en effet dans la plus extrême situation d'échec qu'il devient possible pour l'homme de faire l'expérience fondamentale de cette "transcendance" qui ne s'identifie pas au monde, et sans laquelle l'existence humaine, au vrai sens du mot existence, ne serait pas possible. Si les hommes peuvent traverser des situations limites, s'ils peuvent tenir sans broncher, même dans la mort, ce n'est pas par eux-mêmes, mais grâce à un "secours", différent de tout secours venant de ce monde, et que seule peut connaître d'expérience la foi philosophique ; oui, une foi ; mais selon Jaspers une foi sans révélation, une foi pour laquelle une seule chose est certaine, c'est qu'il y a une transcendance, sans qu'on puisse dire ce qu'elle est. Ainsi, selon Jaspers, la dureté de l'existence ne peut être contournée, mais c'est en elle qu'on peut justement appréhender la transcendance.

    C'est pourquoi il s'oppose à toute tentative visant à donner valeur absolue à la réalité, fût-ce à la vie et à la mort : si l'on donne valeur absolue à la vie indépendamment de la mort, on perd de vue la transcendance, pour ne plus voir qu'une existence qu'on imagine prolongée jusqu'à l'infini. Si l'on donne valeur absolue à la mort, la transcendance est occultée, parce qu'il ne reste que l'anéantissement. Mais si vie et mort sont identiques - ce qui n'a aucun sens pour notre esprit, de sorte que, dans l'effort pour penser cela, s'accomplit le passage à la transcendance -, la mort 62 n'est pas ce qui est visible dans la matière morte (celle qui n'est pas encore vivante, ou celle qui ne l'est plus comme dans le cadavre) ; la vie n'est pas ce que laisse voir la vie indépendante de la mort, ni la mort indépendante de la vie. Dans la transcendance, la mort est accomplissement de l' être en tant qu'il est vie unie à la mort."

    Que peut-on tirer de la comparaison de ces trois positions philosophiques ? - Ici encore il ne s'agit que d'un bilan provisoire.

     

                                                                                               A suivre...

    Hans Küng - Vie éternelle ? Ed du Seuil , 1985 ISBN 978-2-02-008604-2

     

     

     

     

     

     

  • L'au-delà : projection d'un désir ? Jean-Paul Sartre (2)

     Jean-Paul Sartre a fait de l'analyse existentielle de Heidegger le point de départ de sa propre philosophie, un existentialisme que Heidegger lui-même, entièrement axé sur l'être, n'a jamais approuvé. Dans "l'Etre et le Néant",  son oeuvre majeure, Sartre à la différence de Heidegger, appréhende "l'essence" de l'homme, non plus dans l'interprétation existentielle de l' être, où l'être, condition de possibilité de l'existence, la précède toujours et la fonde ; pour Sartre, au contraire, l'existence de l'homme, celle qu'il "projette" librement, précède toujours son essence. C'est dire que, dans son projet d'existence absolument libre, l'homme n'est plus déterminé par aucune essence stable, et cela n'est pas sans conséquences pour l'interprétation que Sartre donne de la mort qui est dès lors présentée (et encore une fois à la différence de Heidegger) dans l'optique d'un athéisme résolu.

    Comme Heidegger, Sartre plaide contre le camouflage et le refoulement de la mort dans le monde moderne. Comme lui, il comprend la condition mortelle comme faisant partie de l'existence humaine. Mais, à la différence de Heidegger, Sartre ne considère plus la vie à partir de la mort, mais la mort à partir de la vie. Avec verve, il s'en prend à l'interprétation de l'existence comme "être-pour-la-mort". Il lui semble trop optimiste de voir dans la mort l'excellente possibilité d'une existence qui se projette et se comprend. La mort ne permet pas qu'on l'intériorise, qu'on l'individualise, qu'on l'intègre à la vie ni qu'on la maîtrise pour la totalité de l'existence humaine. Pourquoi ?

    C'est que, pour Sartre, la mort est un fait brut, un fait de hasard, un fait aveugle que nous ne comprendrons jamais et dont nous ne disposerons jamais. Elle arrive soudain, inopinément, elle est imprévisible et reste une surprise même pour celui qui l'attend à une date déterminée. Par conséquent, la mort est quelque chose d'autre que la simple finitude (temporalité) qui appartient à la structure ontique  de l'homme et qui existerait même sans la mort, même si l'homme était immortel. Non, la mort s'introduit de l'extérieur, comme un fait brutal, incertain, totalement hasardeux, dans l'être de 60 l'homme qui se projette et réalise ses possibilités.  Elle ne l'aide pas à réaliser son être total, mais y fait définitivement obstacle. La mort brise toute possibilité et fait de l'existence un fragment. Ma mort est donc rien moins que ma possibilité, elle est au contraire très précisément l'envers de mon libre choix. C'est bien ma mort mais, dans la mort, je suis seulement condamné à devenir la proie des autres, des survivants.

    En d'autres termes, la mort ôte à la vie toute signification ; elle n'est ni ma possibilité ni, moins encore, mon excellente possibilité. Certes, l'homme acquiert dans la mort un état définitif ; mais c'est un définitif de néant, absurde. Car, pour finir, toute possibilité que nous avons réalisée dans la vie est atteinte et balayée par un hasard qui détermine ainsi toute notre vie et la livre à l'absurdité. La mort est absurde, parce qu'elle rend toute notre vie absurde : ce qu'il faut noter tout d'abord, c'est le caractère absurde de la mort. Elle n'est pas l'accord final qui dénoue et délivre à son terme une mélodie et lui confère après-coup la totalité de son sens. Non, elle en est l'arrêt brusque, venu du dehors, sans aucun sens.

    À son tour, il faut interroger Sartre. Chez lui, l'athéisme, et par suite aussi l'absurdité de la mort, ne sont-ils pas des présupposés trop évidents ? Ne livrent-ils pas plus  une conviction qu'un fondement à ce sujet ? La mort n'est-t-elle que ce qui est visible dans la matière morte, celle qui n'est pas encore vivante, ou celle qui, dans le cadavre, a cessé de vivre ? N'est-ce pas donner d'une manière fallacieuse à la mort une valeur absolue que d'en faire quelque chose exclusivement absurde ? N'enlève-t-on pas ainsi à la mort justement ce qui fait son "essence",  d'être une question pendante, d'ouvrir sur une réalité dont l'être ni la visée ne sont définis ? Il faudrait ici faire intervenir la position de Karl Jaspers :  quoique philosophe de l'existence, il se garde de faire de la vie et de la mort des absolus.

                                                                                                                   A suivre....

    Hans Küng - Vie éternelle ? Ed du Seuil , 1985 ISBN 978-2-02-008604-2

     

  • L'au-delà : projection d'un désir ? Martin Heidegger (1)

    (57) (...)

    Le premier grand ouvrage de Heidegger, "l'Etre et le Temps",  présente -  sur l'arrière-plan du problème de l'être qu'il a rendu à la discussion philosophique du XXe siècle -  une ample analyse de ce qui "  appartient" à l'être-là (dasein)  humain, de ce qui définit dans ses structures l'existence humaine concrète ; l'être humain est foncièrement différent de l'être d'une pierre, d'un animal, d'une machine ou d'une oeuvre d'art. Comment cela ? Il y a tout d'abord le fait que l'homme est prisonnier du  quotidien, son "être-là" comme " souci ", sa " déchéance"  au monde et à la dictature de l' "on"  anonyme. Mais il y a aussi les déterminations fondamentales de l'homme, et avant tout l'expérience radicale de son angoisse (influence de Kierkegaard) ;  par son expérience, il est confronté à l'incertitude de tout  étant, à la négativité du monde, à  l'inéluctabilité  de la mort. L'homme reste fondamentalement déterminé par sa temporalité, par son " être-jeté"  ( non librement choisi) dans la mort, par le fait qu' qu'il est tenu d'aller vers le non-être possible. " Dès qu'un homme vient à la vie, il est du même coup d'âge à  mourir." Heidegger cite là Ackermann de Bohême. Certes, l'homme vit -  telle est l'idée de Heidegger -  dans un constant inachèvement, dans l'espace du pas-encore ;  il n'est pas encore total, car dès ses débuts commence le processus qui le mènera à sa fin. On ne peut pas définir simplement cette marche vers la fin comme un "accomplissement", car elle débouche souvent sur un  inachèvement. À l'inverse pourtant, on ne peut pas non plus la considérer comme le simple fait  de "périr", de " mourir avec  toutes les bêtes". Que signifie alors cette marche vers la fin ?   Pour Heidegger, finir n'est pas simplement cesser,  sombrer, "être-à-la-fin" ;  c'est plutôt un mode d'être "pour la fin". Autrement dit, mourir est une manière d'être que l'homme assume dès qu'il est né. Ce n'est pas d'abord quelque chose qui concerne son avenir, mais une réalité 58  déjà et toujours présente. Il faut donc considérer le présent lui-même comme voué à la mort. L'existence humaine doit être comprise comme un "être-pour-la-mort". À l'inverse, c'est seulement à partir de la mort comme non-être  que peut se définir l'existence dans sa totalité. C'est uniquement à partir de la mort que l'existence devient existence  "totale".

    En conséquence, pour Heidegger la mort est plus que la mort biologique et naturelle. C'est plutôt un mode du pouvoir-être caractérisé par une créance sur l'être, une manière de se comporter, de s'appréhender soi-même. Par paradoxe, on peut dire que dans la mort, il s'agit de la possibilité de  l'impossibilité pure et simple d'exister, qui fait monter en nous une angoisse profonde. Il ne s'agit pas de la peur d'une réalité précise, mais de l'angoisse de quelque chose d'indéterminé, l'angoisse pour l'existence. L'angoisse et la mort ne  devraient  pas être écartées, esquivées devant le bavardage quotidien, comme on le fait assez souvent. Devant la mort, il vaut mieux se placer comme devant une réelle possibilité, se l'approprier, la devancer délibérément, comme  dit Heidegger. Dans cette course vers la mort se dévoile précisément à l'existence humaine la possibilité d'être authentiquement elle-même : dans une angoissante liberté pour la mort. Comment donc l'homme "s'accommodera-t-il " de la mort ? Selon Heidegger, il assumera son existence de néant par une libre décision et avec la détermination d'un être prêt à mourir, et il essaiera d'exister hors de lui-même, afin de parvenir de cette manière justement à son vrai lui-même et à sa propre totalité, en saisissant l'aujourd'hui, le présent comme possibilité d'être lui-même.

    Face à cette profonde interprétation dialectique de la vie comme "  être-pour-la-mort " une chose est claire. Peut-on prendre la mort plus au sérieux qu'en en faisant la clé de la compréhension et de l'interprétation de toute l'existence de l'homme ? A l'inverse, il faut bien se demander si une telle interprétation philosophique ne néglige pas trop, en fait, la négativité menaçante de la mort. N'est-ce pas trop minimiser la mort - mort que tout homme doit subir chacun pour soi  - que de l'identifier à la finitude de l'homme, que d'en faire, de façon aussi simplifiée, la structure ontologique de l'homme, et même encore de l'interpréter comme une excellente 59 "possibilité" de l'homme ? C'est la critique que fait Jean-Paul Sartre.

                                                                         A suivre...

    Hans Küng - Vie éternelle ? Ed du Seuil , 1985 ISBN 978-2-02-008604-2

     

     

     

  • Héritier de la Bible (8)

    (suite et fin)

    92

    Nier l'autre en soi-même, c'est la mort pour lui et pour soi. Les chrétiens doivent donc reconnaître qu'ils ne portent pas seulement en eux le juif de l'esprit, mais le juif de la chair. Les reconnaissant tous les deux, ils les reconnaîtront mieux comme inséparables. Ceci veut dire que se reconnaître lié à l'Ancien Testament même charnel, ce n'est pas cultiver cette fixité qu'on attribue à la chair, ce n'est pas  mettre  l'absolu dans les formes visibles, comme on le faisait si durement chez soi tout en reprochant aux juifs d'en être restés là. Il n'y a pas fixité, il y a histoire, il y a tremblement. Le tremblement signifie que personne ne peut joindre les deux bouts en soi-même par ses propres forces. Sans doute, la communauté chrétienne osera dire que l'élément juif spirituel et l'élément juif charnel vivent en son milieu. Elle ne veut pas les séparer, cette séparation étant mortelle. Mais elle osera reconnaître qu'elle ne sait pas non plus tout à fait les unir. Pour se séparer complètement de l'allégorie, il faudrait ou bien revenir à la rupture qui supprimerait notre commencement, ou atteindre la fin de l'histoire. Or nous avons à témoigner que cette fin est présente sans être atteinte.
    Nous ne pouvons pas tout rejoindre en nous-mêmes : ce ne serait pas un signe de vie si nous pensions l'avoir fait. On pourrait mourir de cette illusion, mais on peut mourir, aussi, de chercher l'unité par l'expulsion. L'élément juif est vital pour le chrétien, mais comment le définir ? Quand on veut l'expulser, c'est alors qu'on le réduit à l'un de ses pôles. On tracera, par exemple, l'image exclusive d'un Israël 93 rivé à sa loi et à sa terre. Mais, par une rétribution ironique dont nous avons observé le principe, le constructeur de cette image se construira lui-même sous les traits d'une figure nouvelle qui remplace l'antique figure du « juif errant », celle du chrétien errant. Et voici le " chrétien errant » en face d'une figure également nouvelle, celle du " juif habitant", à la fois sa terre et sa loi ! La figure de l'errance n'est pas honteuse : errants, tous les chrétiens le sont, voyageurs à travers les frontières que la parole et le livre traversent. Ils le sont seulement un peu plus depuis quelque temps. Depuis que les juifs le sont moins. Cette errance leur vaut beaucoup de sarcasmes et de reproches, de la part de ceux qui ne veulent pas que les figures de ce monde passent... Ils sont scandalisés que le chrétien, connu sous la figure de gardien du foyer et de la cité, revête l'habit de l'étranger... Mais les chrétiens ne peuvent pas se complaire dans cette figure nouvelle, pas plus que dans la précédente. L'appel de l' Un veut qu'ils soient errants et habitants, sans que la différence puisse prendre fin, tant que l'histoire dure. Et, pour l'essentiel, il n'est pas toujours en leur pouvoir de déterminer quelles figures ils doivent traverser et habiter.
    Mieux comprendre et mieux accepter ce paradoxe conduira les chrétiens à une relation nouvelle avec les juifs. Ayant déjà pris quelque distance vis-à-vis des évidences, nous sommes préparés aux surprises d'un monde qui se réoriente. S'acceptant lui-même selon une double dimension, 94 puisque c'est Dieu qui est Un, non pas l'homme, le chrétien sera prêt à reconnaître la double dimension du juif, lui aussi errant et universel. Il verra le juif comme lui-même et lui reconnaîtra enfin la qualité d'être, lui aussi, particulier et universel.
    Mais ce « comme lui-même » ne peut-il pas inquiéter encore ? Sans vouloir ni savoir franchir la porte de nouvelles énigmes, je répondrai que « comme lui-même » ne signifie aucune soudure, à moins d'entendre en un sens fusionnel le commandement d'aimer le prochain « comme soi-même ». La différence vraie est maintenue entre nous deux, parce qu'elle est reconnue à l'intérieur de chacun. C'est la condition. Cette différence est aussi distance, qui n'empêche pas de marcher vers le même terme. Nous entendons l'appel de l'Un, mais nous marchons « au pas du troupeau », comme dit le Livre de la Genèse (33,14). De ce livre des héritages, la communauté chrétienne, mais aussi le peuple juif, ont toujours fait une lecture allégorique. Cette lecture pourrait se renouveler si chacun voyait les deux jumeaux en soi-même. Me croyant « un » héritier, je ne peux pas faire autrement que  déposer dans l'espace qui s'ouvre entre nous ma propre lecture du livre. Elle se résume ainsi : la distance qui sépare chaque humain d'avec lui-même n'est franchie qu' avec le secours d'un autre humain. C'est ainsi que Dieu veut être rencontré. Car Dieu seul est Un.  Pourtant il est aussi unifiant, par des voies que lui seul choisit.

    Paul Beauchamp, Testament biblique, Ed. Bayard 2001. ISBN 2-227-47034-8

  • Nativité

     

     

    Aujourd'hui vous est né un Sauveur, dans la ville de David. Il est le  Messie, le Seigneur.
    Et voilà le signe qui vous est donné : vous trouverez un nouveau-né emmailloté et couché dans une mangeoire. »

                                                                 Evangile de St Luc

    Joyeuse fête de Noël !

  • Héritier de la Bible (7)

    89

    (suite)

    La difficulté qu'elle révèle est inséparable de la foi chrétienne, mais la solution jadis trouvée ne pouvait durer. La contradiction a toujours été vécue. La chrétienté, devenue tout entière non juive par l'origine de ses membres, ne pouvait pas sans se renier elle-même cesser de dire que les promesses faites à Israël avaient reçu un commencement d'accomplissement décisif et que des voix, justement venues d'Israël, l'avaient invitée à entrer dans cet accomplissement. D'autre part, si la chrétienté avait vraiment pu penser 90 que les promesses faites à Israël avaient été complètement accomplies en elle, elle n'aurait eu qu'indifférence (allégorique) pour le peuple juif vivant. Or il faut reconnaître l'impossibilité, compte tenu des commencements de l'Eglise, d'un tel désintérêt et d'un tel vide. Impossibilité congénitale à la foi chrétienne. L'allégorie, comprise telle qu'on l'entend parfois, aurait permis cette indifférence impassible. Mais l'allégorie pure et absolue est purement et absolument invivable. On a dit parfois qu'elle était mort, mort de l'autre. Quand elle l'est, c'est qu'elle est d'abord de soi-même. Allégorie, en grec, signifie « dire autre ». Quand elle est à « nier autre », elle est «nier soi-même ». Mais quand elle parle l'autre, elle le vit en soi-même. Et c'est pourquoi j'osais dire tout à l'heure que l'Eglise vit le juif en elle-même. Il est, en effet, absolument impossible de prendre sur soi ces mots bibliques, la parole séculaire de l'autre, à la manière d'un vêtement sans se sentir concerné, touché par sa vie. Remontons vers l'échange à sa source : quand Isaac s'aperçoit que Jacob a pris la peau d'Esaü, il tremble. Je n'ignore pas que dans la lecture juive, Ésaü représente les chrétiens, par une actualisation des violences d'Edom. Mais les juifs n'ont rien pris aux chrétiens et, au contraire, les chrétiens ont pris une peau qui n'était pas la leur. Il y a tremblement, mais c'est trop tard pour revenir en arrière.
    Que se passe-t-il, en réalité, dans ce parler-autre, cet allêgorein ? Drame, fuite loin du drame, horizon d'une rencontre. Celui qui s'est revêtu d'autrui est, de toute manière, poussé en avant. L'histoire chrétienne n'a pas échappé à cette oscillation entre la mort et la vie et elle pourrait se 91 relire elle-même avec les paroles des prophètes. Elle a connu les moments où tout le corps menaçait de s'abattre, non sans causer la mort de l'autre frère, du jumeau. Chaque fois que la chrétienté à écouté la voix de la mort, l'autre a été coupé en deux. D'un côté son être spirituel (qu'on croyait pouvoir s'approprier) et, de l'autre côté, son être charnel qu'on déclara et qu'on voulut être la seule réalité de l'autre. Mais la loi s'applique : c'est soi-même, alors, que l'on coupe en deux. L'autre charnel que l'on méprisait, on le fait prospérer en soi-même à l'insu de l'être spirituel. Mais cette coupure est la mort. La loi tranchante, ironique dans sa précision : mépriser l'Israël charnel et politique s'est payé de vouloir une chrétienté en forme de royaume terrestre ; pire, reprocher à Israël la loi du talion (mal comprise) s'est payé de vouloir venger la mort du Christ par la mort... Ceci n'est pas loin de l'allégorisme absolu, du parler « hors de soi ». Mais pour aller jusqu'à cette « solution finale », il a fallu abandonner le christianisme. C'est justement ce que l'holocauste a mis sous les yeux des chrétiens : la force qui voulait voir dans les juifs seulement des « juifs charnels » voulait en réalité leur ôter la vie, et la même force voulait la mort spirituelle des chrétiens, mort impossible sans leur complicité. Dans la mesure où la route de la mort est aujourd'hui identifiable, dénoncée par les faits, quelque chose de nouveau est survenu. La mort des victimes de l'holocauste peut faire entrer dans les chrétiens le message qu'ils s'étonnaient d'avoir si mal fait entendre au monde : ainsi parle le 92 Serviteur Souffrant selon la prophétie d'Isaïe - il est tantôt un seul homme et tantôt un peuple.

                                                                 à suivre...

    Paul Beauchamp, Testament biblique, Ed. Bayard 2001. ISBN 2-227-47034-8

     

  • Héritier de la Bible (6)

    87

    (suite)

    Ou du moins elle peut naître. Elle consisterait, du côté des chrétiens, a ne plus situer le dialogue d'abord entre eux-mêmes, qui seraient l'un, et un partenaire extérieur, qui serait l'autre. Non seulement le mépris de l'autre est moins accepté aujourd'hui, mais les formules de respect et d'écoute de l'autre ne suffisent plus à résumer les devoirs. Si je les critique d'être si obvies, au point d'être devenues presque inaudibles malgré leur bien-fondé, c'est parce que l'autre est à reconnaître... en nous. Nous sommes l'un et l'autre, ce qui se traduit en ce cas précis par la reconnaissance, dont il faudra préciser les termes, d'un élément juif dans l' Eglise. On objectera, du côté chrétien, la formule très connue et peu étudiée de saint Paul : « ni juif ni grec ». Mais quand, dans l'Eglise, il reste en tout et pour tout... les Grecs, c'est que la formule n'a pas été appliquée. D'ailleurs saint Paul dit aussi et, ce qui est le plus fort, il dit au même endroit : « ni homme ni femme » (Ga 3,28) : 88 l'empressement vers le contenu imaginaire du texte ne  suffit donc pas. C'est le cas d'interpréter... Il reste les objections que le partenaire juif a maintes fois soulevées. Vouloir être l'un et l'autre, c'est bien ce qu'on nous reproche. Le sens de la formule, du moins son sens obvie (son faux sens), c'est que l'autre du dehors est devenu superflu. Il n'est pas difficile, éclairant l'histoire par ce reproche, de retourner contre la chrétienté tout ce que je disais plus haut : l'histoire fournit les charges. Le même peuple chrétien, qui admirait Notre Dame en effigie au milieu des patriarches, rois et prophètes d'Israël, supportait mal le peuple juif sous sa forme vivante, forme qui n'était pas celle d'un cercle entourant Jésus et sa mère, comme dans les vitraux. L'image la plus douce qu'il en traçait, nous la trouvons dans ces statuts de la synagogue, femme bien aussi belle que l'Église, mais la face détournée, privée de la vue par un voile sur les yeux. Les chrétiens habitaient donc ce livre de l'Ancien Testament. Ils en tiraient des joies et des lumières immenses, mais pouvaient-ils l'habiter à eux seuls ? C'était la question. L'image du voile, prise à  saint Paul, voulait dire que la synagogue ne voyait pas dans la Bible ce terme de l'histoire déjà commencée, révélée à l' Eglise seule. De là à dire que la synagogue ne voyait rien du tout, il n'y avait qu'un pas, vite franchi par le peuple mais aussi par des savants, dans les moments où ils cédaient au danger de l'éloquence. Pourtant la beauté du visage de ces statuts de la synagogue, comme celle de Reims, nous restitue le regard que portait sur elle maint docteur chrétien. C'est ainsi que les Victorins de Paris s'instruisaient grandement des livres de Rachi, 89 l'illustre exégète juif de Troyes en Champagne, comme une étude récente l'a montré.
    On a dit et redit que l'allégorie, type de lecture préférée des chrétiens de ces époques et de toute liturgie, était le moyen, pour l'Eglise, de voir ce qu'elle seule pouvait voir et d'expulser, pour ainsi dire, le peuple de chair et de sang hors du livre. Il n'est pas si facile de régler ainsi son compte à l'allégorie, qui a existé avant les chrétiens chez les juifs, mais c'est là une autre question. Ceci surtout me frappe : il y a quelque chose d'instable dans l'attitude des communautés chrétiennes envers l'Ancien Testament et ce n'est pas de cela qu'elles ont à rougir. Comme tout au long des changements racontés par la Bible elle-même, il ne s'agit pas d'incohérence, mais d'histoire. La valorisation symbolique intense de l'Ancien Testament accompagnée d'attitudes négatives envers l'Israël réel contemporain  de l' Eglise était une position qui ne pouvait pas se maintenir indéfiniment.

                                                                                              A suivre...

      

    Paul Beauchamp, Testament biblique, Ed. Bayard 2001. ISBN 2-227-47034-8

  • Héritier de la Bible (5)

    85 suite

    J'ai voulu donner un exemple, d'ailleurs connu, pris sur la voie de l'interprétation, telle qu'elle est suivie par "un" héritage. Mais tous les héritages ont en commun, nous le savons, de traverser les apparences, chacun dans son style propre. À ce niveau, il ne s'agit plus de comparaison de cultures ni même exactement de débat d'idées : il s'agit d'histoire selon la foi. Une lecture de l'histoire décide de l'histoire passée, mais aussi, puisqu'elle est elle-même dans l'histoire, de l'histoire à venir. La décision connaît souvent des retombées, en direction de ces inerties culturelles, auxquelles on voudra ramener tout l'héritage biblique. Et c'est justement cet effort qui attire aujourd'hui notre attention. Juifs et chrétiens se trouvent, au moins dans un certain discours, attaqués conjointement. Parfois les deux termes sont soudés pour être honnis ensemble : cela fait partie, dirais-je sans vouloir dramatiser indûment, du rituel d'exécration pratiqué par le nouveau monde païen.

    Mais, dans d'autres cas, un sursis est proposé à l'une des parties, sursis pendant lequel son concours sera apprécié contre l'autre. En attendant, l'adversaire n'est pas très uni, c'est le moins qu'on puisse dire, car, dans les reproches qui sont en fait aux chrétiens, 86 leur lien originaire avec la judaïcité sert à expliquer tantôt la rigidité, tantôt l'instabilité des Eglises. Ceux qui répugnent à voir ses Eglises se durcir en sociétés prenant leur consistance dans des rites et aussi dans des enracinements de type géographique, social ou politique, décriront volontiers ce danger comme un "retour à l'Ancien Testament". Mais, inversement, une tendance qui s'était moins manifestée après la guerre s'alarme, depuis peu, de voir une Eglise déstabilisée, dit-on, par le Concile, revenir à un commencement biblique redouté à la fois parce qu'il est oriental et parce qu'il est subversif. Je n'invente pas ses griefs, sur lesquels je ne souhaite pas m'attarder.
    Il me semble que ceux qui désignent ensemble les juifs et les chrétiens comme un assemblage négatif voudraient leur faire oublier la valeur de vie de leur trait d'union : elle est tout entière dans l'articulation. Ce qu'on appelle, autour de nous, judéo-christianisme, ne peut pas se constituer en bloc indifférencié, fusionnel.Trait d'union signifie : " ni soudure, ni rupture". Tout le monde, je le sais bien, conviendra. Mais y a-t-il quoi que ce soit d'obvie dans cette articulation judéo-chrétienne, on peut se le demander ! Et comment la ramener à une coexistence de simple extériorité, entre l'un ici et l'autre là, après tant de pages d'histoire si lourdes ? Quelles sont donc les possibilités et quelles sont les limites du dialogue, dans cette relation où tout 87 échappe à l'obvie, puisque la vérité de l'héritage biblique est en jeu ?


    On s'attend, je crois, à ce que les positions de principe du judaïsme et du christianisme diffèrent sur la réponse et je ne vois a priori aucun démérite chez les juifs quand ils mettent l'accent plutôt sur les limites de la rencontre, aucun mérite chez les chrétiens quand ils s'empressent vers ses possibilités. Cela tient, je crois, à des structures permanentes. Mais il y a une nouveauté !

                                                                                                            A suivre...

     

    Paul Beauchamp, Testament biblique, Ed. Bayard 2001. ISBN 2-227-47034-8

  • psaume 3

    Introduction au psaume :

    Qu'ils sont nombreux Seigneur, mes ennemis !

    La vie de l'homme qui veut être fidèle à Dieu est une vie difficile. Au dehors : les assauts du mal, les mille formes de la tentation, de la séduction ; les railleries sarcastiques ou bien la lente insinuation des bonheurs faciles et défendus. Au-dedans : la complicité des passions toutes prêtes à donner raison de l'intérieur aux voix du dehors.

    On entend, en écho, dans ces courtes strophes, les ricanements qui montaient aux oreilles du Christ en croix : " Que Dieu le sauve donc, puisqu'il l'aime" (Mt 27,43), et, de plus près encore, le blasphème du larron impénitent : " N'es-tu pas le Messie ? Sauve-toi toi-même et nous aussi" (Luc 23,39)

    Puis la prière du bon larron : "Souviens-toi de moi quand tu seras dans ton royaume !" (Lc 23,42)

    Ce dialogue est celui de toute existence et de chaque instant. Et c'est pourquoi sous tant de formes on le retrouve à travers les Psaumes.

    Ce dialogue ne peut pas ne pas se fermer sur un cri d'espérance. L'ennemi ne désarme pas, il est légion, il nous investit de toutes parts, mais Dieu est avec nous, et Dieu est le plus fort.

    Lire la suite

  • Héritier de la Bible (4)

    83. suite

    Pourtant, les choses s'éclairent beaucoup 84 quand on découvre, au fondement de l'honneur rendu par l'ancienne Eglise à la mère de Jésus, une reconnaissance des racines de Jésus en Israël. On peut même dire que cet honneur, toujours menacé de s'éloigner de la note juste, la trouvera ou y reviendra s'il se maintient dans cet axe. Ce n'est pas seulement la nature humaine restaurée que Jésus trouve en sa mère, c'est l'arbre de Jessé (autre thème iconographique traditionnel), souche historique de l'alliance.
    Un pareil cas me semble caractéristique du processus de l'héritage. Il montre qu'on aurait tort de le faire consister uniquement dans le livre. Un héritage charnel s'exprime et il n'a pas été oublié. Il a même paru se dire dans les comportements populaires peu soucieux du livre. Mais ces comportements eux-mêmes n'échappaient pas, dans leur naissance, aux lois de l'interprétation bien qu'elles aient agi sans que la conscience claire lui dicte. Elles ont pu ensuite, par contre, échapper à toute loi. Le recours aux livres les ramène alors à leur sens. En réalité, beaucoup de chrétiens, plus ou moins confusément, perçoivent le peuple d'Israël autour de cette femme, trop visible ou trop oubliée, la mère de Jésus. Or une lecture attentive de l'Évangile de Luc révèle que tel est exactement son message, rendant honneur à l'Israël qui a enfanté le salut. Appeler Marie " la nouvelle Eve " ne suffit donc pas à rendre compte de cet évangile : à en rester là, on risquerait de s'en tenir à la nature pour oublier l'histoire, c'est-à-dire faire l' économie d'Israël. Finalement, la perspective de Luc de joindre les deux, la, filiation selon Adam et la filiation selon Abraham. Marie est donc à la fois nouvelle Eve et nouvelle Sara, Rébecca, Rachel. Voilà une idée de Luc et l'on excusera la piété populaire 85 d'avoir laissé la structure s'effacer, puisque les savants n'y ont pas toujours tenu très fort. Luc situe tout cela dans une relecture de Daniel, qu'il cite plusieurs fois : l'heure de l'Apocalypse est venue, celles où les figures du commencement des temps et les figures de l'histoire d'Israël se joignent en un seul point, pour se renforcer. Élection et appel universel ne se détruisent pas, ils se fortifient en ce point, signe placé " aussi haut que le ciel, aussi bas que le schéol " (cf. Is 8,11 repris dans Ap 12,1).

                                                                             A suivre...

    Paul Beauchamp, Testament biblique, Ed. Bayard 2001. ISBN 2-227-47034-8

  • Héritier de la Bible (3)

    suite

    79. Mais beaucoup, parmi les chrétiens, parmi les juifs, ou parmi les autres, sont exposés à la tentation de penser qu'il serait plus commode pour les églises de reconnaître exclusivement le Nouveau Testament comme le livre sacré. Périodiquement, des voix, plus ou moins articulées, les y exhortent. On oublie seulement que les avantages espérés seraient illusoires, tellement le Nouveau Testament lui-même, dans toutes ses parties, est rempli de la Loi, des Prophètes et des Psaumes dans leur lettre et, selon nous, dans leur esprit.

    Marcion, celui qui, au IIe siècle, voulu couper le Nouveau Testament de l'Ancien, s'en aperçut bien : il dut ensuite mutiler le Nouveau lui-même. Il n'est pas question de nier les distances et, dans certains cas essentiels, les 80 ruptures que le Nouveau Testament manifeste avec la Loi mosaïque. Mais l'important est qu'elles ne proviennent pas (même, ou surtout, quand elles sont très radicales) du désir d'adoucir cette Loi, ou de l'accommoder à de nouvelles préférences subjectives. Elles s'enracinent dans une affirmation qui porte sur les événements de l'histoire sacrée tels que, estime-t-on, ils viennent de se produire. Mon propos n'est pas ici de justifier cette affirmation mais seulement, pour cette rencontre, de la clarifier et de la situer : la prophétie, en étant déclarée close dans les apocalypses, était élevée au même niveau d'autorité que la Loi. Dans cette perspective, la première génération des disciples de Jésus professait que les événements annoncés au Livre de Daniel, entre autres prophètes, étaient déjà commencés. De ces événements, phase ultime de l'histoire, la durée restait cachée, mais une phase nouvelle était ouverte par Dieu dans le coeur de l'histoire. Aucune autre base ne pouvait être donnée à des nouveautés que l'on voulait proportionnelles à cette phase.

    Cela explique pourquoi cette  génération estima ne pas déroger aux règles de l'héritage, c'est-à-dire au principe de l'interprétation biblique : à événement radical et nouveau, lecture radicale et nouvelle. Tous n'en tirèrent pas les mêmes conséquences immédiates dans la pratique de la Loi, mais tous appréciaient pareillement la radicalité de l'événement : Dieu, le Dieu d'Israël et de toutes les Nations, avait « marqué de son sceau » (Jn 6,27) « le premier-né d'entre les morts » (col 1,18). Mais, si grande que fût la nouveauté, elle ne fut pas soustraite à l'épreuve de la lecture. Cette lecture était-elle indispensable ? Plutôt que lecture nouvelle, pourquoi pas la solution beaucoup plus 81 simple, aujourd'hui encore rêvée ou essayée par beaucoup, d'une nouveauté sans lecture ? Pareille solution fut refusée alors, et refusée ensuite de siècle en siècle, bien que constamment proposée. Depuis le mouvement premier de naissance de la foi chrétienne, les nouveaux croyants se constituaient ainsi en héritiers de la Bible, du premier Testament.

    Aussi longtemps que ces nouveaux croyants provinrent de la souche du peuple juif, ce besoin de légitimation pourra paraître naturel. Il l'est jusqu'à un certain point seulement. Car rien n'oblige des hommes qui annoncent une nouveauté à l'appuyer sur leurs convictions antérieures. Quand Pascal définit la religion chrétienne comme « fondée sur une religion précédente », il prétend à juste titre mettre le doigt sur une caractéristique étonnante. Observons que, malgré les liens que les croyants de l'islam se reconnaissent envers la paternité d'Abraham et malgré leur respect pour Jésus, le livre du Coran ne renvoie pas les croyants à la lecture des deux livres précédents, et ne cherche pas  ses preuves dans leur lettre. Il est vrai que le prophète fondateur n'était né ni juif ni chrétien... Les liens des deux Testaments sont beaucoup plus étroits.
    Mais ils auraient pu se relâcher ou se rompre après que la communauté de souche juive eut disparu. Les chrétiens issus de la gentilité ne manquaient pas de raisons de se détacher des Ecritures juives, qu'ils appelèrent « Ancien Testament ». Mais c'eût été rompre avec la chaîne qui les reliait 82 au témoignage du Nouveau Testament lui-même, alors constitué en Ecritures et dont toutes les parties (y compris saint Jean, quoi qu'on ait pu dire) s'articulent sur une lecture de l' Ancien. En effet, c'est le témoignage d'un groupe d'hommes d'Israël comme tels qui, en substance, a constitué le livre du Nouveau Testament. Il n'est même pas sûr que Luc, auteur de l'Évangile et les Actes, fasse  exception : s'il ne vient pas d'Israël, peut-être avait-il connu et connu à fond le message d'Israël, avant même de connaître les disciples de Jésus : ce fut l'itinéraire de beaucoup de Grecs.

     À ce même Luc, intermédiaire né, il revenait de nous raconter le passage qui est allé du Jésus de Palestine à la première Eglise de ses disciples juifs, pour s'achever à Rome. Mais ni lui ni, malheureusement, personne n'a vraiment raconté la disparition, le naufrage du groupe de ceux qui tenaient à Jésus par les liens de leur peuple en même temps que par la foi nouvelle, groupe symbolisé par la figure des douze  apôtres, selon le chiffre des douze tribus. Que resta-t-il des témoins juifs qui proclamèrent que Jésus était le Messie ? Je viens de le dire, le livre du Nouveau Testament est leur manière de rester avec nous chrétiens. Étrange fonction du livre, de parler pour les morts ! Car cela même peut faire oublier qu'ils sont morts, servir à dissimuler leur disparition. Il est extraordinaire que ce deuil ait pu resurgir de l'obscurité ou la conscience le tenait, en partie sous l'influence d'autres deuils : le deuil des morts d'Israël a pu conduire les chrétiens à mieux percevoir la lettre de leur nouveau testament comme le monument d'un groupe juif absent, et à voir dans cette absence un deuil. Ils interrogent leur livre dans cet esprit, pour y entendre la manière dont 83 il nous fut parlé de Jésus par des juifs, et des savants juifs se sont adonnés, de leur côté, à la même enquête.

     
    Dans tout le dossier qui s'ouvre ainsi, je relèverai un seul point, d'ailleurs très rapidement, et je le choisirai dans saint Luc, puisque j'en ai déjà parlé. On sait que la sensibilité catholique, sans en avoir l'exclusive, s'est toujours beaucoup attardée sur l'oeuvre entière de Luc et notamment sur son début. C'est là surtout qu'elle trouve la justification de l'honneur qu'elle rend à la mère de Jésus. Tout le monde connaît cette tendance, même si les textes dont elle part sont parfois négligés de ceux qui la suivent. Or ces chapitres de "l'Évangile de l'enfance" qui racontent les commencements familiaux de Jésus et du Baptiste s'explique au mieux s'ils proviennent (sans doute par des intermédiaires) des milieux chrétiens restés les plus proches à tous égards de leurs propres origines juives. On discerne cette source non seulement à la nature de souvenirs dont l'authenticité peut être débattue, mais, ce qui nous intéresse davantage ici, à l'intention, à la visée du texte. L'évangéliste Luc fait parler la mère de Jésus en termes si clairs que, paradoxalement, elle n'a pas été bien entendue des chrétiens. Dieu s'est souvenu, dit-elle, « de la promesse faite à nos pères, en faveur d'Abraham et de sa descendance à jamais ». L'iconographie la plus traditionnelle était pourtant fidèle à ces paroles du Magnificat en disposant autour de la mère de Jésus les figures d'Israël, patriarches, rois, prophètes. Ceci reste visible en fresques, vitraux, bas-reliefs, jusqu'à la fin du Moyen Âge. Il semble qu'ensuite cet entourage biblique apparaisse moins, dans les monuments comme dans les esprits.

     

    A suivre...

    Paul Beauchamp, Testament biblique, Bayard 2001. ISBN 2-227-47034-8

  • Héritier de la Bible (2)

    74

    Jamais, dans toute leur histoire, le livre entier de la Bible n'a été aussi visible entre les mains des chrétiens, si l'on tient compte du changement survenu récemment chez les chrétiens catholiques. Un tel changement s'explique avant tout, et assez simplement, par le désir propre à l'humanité qui la porte à savoir et plus particulièrement à savoir d'où vient ce qu'elle sait. Il est donc irrépressible : les chrétiens sont portés vers la totalité de leur livre par une tendance historique. Des critiques ont cru devoir la minimiser ; ils ont parlé d'engouement, mais ils le font toujours quand il se produit quelque chose de grave. Par crainte de certains excès, on a rappelé de temps à autre que la foi s'appuie sur une parole et non sur un livre. Mais cet excellent principe perd beaucoup de sa force quand on l'utilise pour éviter à la parole le risque de se confronter au livre. Car cette confrontation - et c'est sur ce point précis que je me propose d' insister - est un trait distinctif de l'héritage biblique. Il se fait toujours sur le chemin d'une interprétation. C'est alors que, loin de s'éviter, la parole et la lettre s'attirent l'une l'autre, condition pour que la transmission ait lieu. Le livre, avec ses signes et sa lettre, est irremplaçable. Car 75 si quelque chose a été un jour écrit, c'est bien qu'on ne l'avait ni toujours pensé ni toujours dit et que rien ne garantissait son maintien. Tout signe écrit renvoie à une date, c'est-à-dire à l'histoire comme manifestation de la précarité humaine. Quand le signe se réfère à l' Eternel, c'est pour « signifier » - au sens de « dire impérativement » - que l' Eternel veut être reconnu dans l'événement, dans ce qui aurait pu ne pas être. Le signe est signe d'une volonté, comme d'un travail qui ne peut être reconnu sans un autre travail. Il faut donc renoncer à une certaine transparence, qui est seulement apparence. L'existence même du livre introduit, au coeur de la recherche de Dieu, le tranchant d'une critique. Mais cette critique est une veille. Le signe impératif de l'événement passé commande au lecteur de se porter en avant. De l'événement à l'avènement de Dieu dans l'histoire.
    Veille de l'interprétation, relève du signe au nom de l'alliance et de la promesse, c'est, me semble-t-il, ce que ne considère pas le regard jeté autour de nous sur l'entité dite « judéo-chrétienne », ni l'estimation de ceux qui s'occupent à déposer le bilan de la Bible. Je ne veux pas dire seulement que le livre n'est pas étudié par ceux qui refusent d'en hériter. Il ne l'est pas beaucoup, mais il peut l'être aussi. L'essentiel est que le livre est surtout allégué ou même utilisé avec une certaine suite, mais seulement pour se représenter un monde déjà donné. Le livre est devenu conduit 76 qui donne accès sur un espace mesurable du regard. Le regard saute le livre et domine l'espace. Le livre alors n'est pas habité. Cet usage du livre n'est pas celui d'un lecteur, au vrai sens du mot. Je n' irai pas lui reprocher de manquer de sympathie, mais seulement de vérité, par inattention à la nature, à l'opération du livre, et ce reproche peut être mérité par des savants aussi bien que par des amateurs. Il faut bien que la tendance à refermer la main sur des contenus immobilisés ait été forte pour qu'on ait proposé tant de lectures réductrices de ce livre. À ne parler que du premier Testament, combien de fois « biblique » a signifié seulement patriarcal et nomade, ou bien à désigné les seules institutions de la monarchie, ou celles qui suivirent l'exil ! À l'esprit qu'il cherche une image pour l'enfermer, il ne faut pas trop de contrastes. C'est pourtant uniquement pour avoir survécu à des états bien contraires que ce livre nous est resté !... Plus étoffée, l'idée de voir dans le livre l'explication du dernier état du peuple ne satisfait pas non plus, car le livre n'explique rien. Devenu matériel pour l'histoire ou la sociologie, le livre pourra offrir la formule du peuple dépossédé après l'exil, dépossession qui se maintiendra par la suite. Ainsi, par exemple, le projet de Max Weber de décrire le « judaïsme antique » comme le premier modèle des communautés juives qui suivirent aboutit à une oeuvre classique et  encore féconde, mais il ne vise pas à présenter cet acte d'interprétation où le livre est traité comme le vaisseau qui traverse tous les états de vie, y compris celui du lecteur. Qu'il s'agisse de « civilisation biblique », de « judéo-christianisme", ou aussi de « chrétienté », pareilles entités sont finalement inconsistantes, non par ce qu'elles n'existent pas 77, mais par ce qu'elles désignent la surface à fendre pour exister. Elles ne désignent rien de mauvais, mais seulement ce que traversent la parole et la lettre que la foi unit.
    Le livre, en effet, ne témoigne pas d'un ou de plusieurs états, mais d'une traversée. Il est vrai que la traversée pourrait à son tour devenir un état, si on la figeait comme la vraie formule et si elle empêchait d'entrer complètement dans la condition humaine, qui veut (qui veut aussi) qu'on se fixe. Certains appelleront ses états du nom de « civilisation ». D'autres appelleront la traversée du nom « de religion ». Mais le message biblique part d'un point situé au-delà de ces catégories. La Bible apporte plus qu' état et plus que traversée, plus que civilisation et plus que religion : elle apporte lien. Comment appeler cela qui est à l'origine des noms, comment nommer ce qui précisément fait parler ? Il est impossible, en tout cas, de lui donner seulement un nom et c'est pourquoi nous lui en donnerons plusieurs. Ce qui est lien, nous pouvons l'appeler parole : toutes ces images dispersées, fuyantes, il est bien vrai que le livre les contient et relie, mais il ne les anime pas. Seulement la parole leur donne sens, et elle ne peut surgir que d'un vivant. Mais ce vivant doit choisir. Pourquoi ces images, d'états ou de traversées, de civilisations ou de religions dissemblables, qu'on trouve même dans les pages de l'Ancien Testament seul, ne seraient-elles pas simplement incohérentes ? Les représentations multiples peuvent rester dans le chaos, même pour un historien, si le lecteur ne répond pas à un appel. Celui qui appelle, bien qu'il ait d'autres noms, nous lui réserverons ici le nom de l'Un, dont procède la vie et qui attire à lui par le lien de la Parole.
    78 Ainsi, la lecture de la Bible (condition de son héritage) est une réponse à l'appel de l'Un. Les lectures qui ne sont pas des lectures, ces lectures qu'on peut dire incirconcises, simples projections d'images, se referment avant cet appel. Mais, pour la lecture qui accepte le travail de l'interprétation, la pensée de l'Un et la pensée de la différence ne sont pas ennemies. Car ce qu'on appelle " monothéisme" présente, quand il est biblique, la caractéristique d'inscrire son signe dans le monde et ce signe est ce qui empêche le monde de se refermer sur une image asphyxiante de l'unité divine. Qu'importe qu'on fasse l'apologie de plusieurs cultures maintenues dans un isolement qu'on voudra sans conflit, si c'est pour que chacune d'elles soit étouffante ?... Mais parlons du récit biblique, puisque le rapport de l'Un et de la différence est l'âme de ce récit. Devant la science biblique, le récit biblique avait fini par reculer ou s'endormir. La science nous a tous rappelés au monde extérieur ; elle a construit des distances et il le fallait absolument, comme remède à beaucoup d'illusions naïves et surtout rusées. Mais si le récit ne devait pas se ranimer, ce que la Bible aurait à offrir serait bien peu de chose. Lire leur Ancien Testament pour y trouver par la science historienne une meilleure intelligibilité du moment de Jésus, cela est nécessaire aux chrétiens mais disons bien nettement que cela ne peut leur suffire. Il leur faut le récit de l'Ancien Testament comme parole qui les reprenne depuis le commencement de l'être pour éveiller en eux le présent. Avec le travail de l'interprétation, le plaisir du récit. Il faut que le récit revienne qu'on puisse parler en toute plénitude d' " héritiers de la Bible", parce que le récit engendre. Et la Bible, alors,79 s'ouvre sur son commencement, la Genèse, livre des engendrements. Au lieu que la Bible s'identifie avec une culture, où se dissolve dans plusieurs, elle offre plutôt à ses vrais lecteurs leur propre naissance.
    Mais le Livre de la Genèse a de quoi faire réfléchir ceux qui veulent enfermer l'homme dans ses oeuvres ou dans une fausse image de son unité. Ce livre des naissances déjoue constamment, par ses récits, la ligne des continuités. Pas de naissances sans plusieurs frères et pas de fraternité sans conflit. Une Bible ou deux Bibles ? Aux yeux des chrétiens, cette question s'inscrit d'abord dans le Livre de la Genèse, donnée non seulement comme livre des naissances du peuple juif, mais 
     de tous les peuples humains.

                                                                    A suivre...

    Paul Beauchamp, Testament biblique, Bayard 2001. ISBN 2-227-47034-8

  • Héritier de la Bible (1)

    " Qu'est-ce qu'être un héritier de la Bible aujourd'hui ? "

    Invité à répondre à cette question comme "un" héritier, je comprends qu'il ne s'agit pas de faire valoir des droits, mais de faire entendre une voix parmi tant d'autres et à leur recherche. Ceci me rassure, mais sans faire taire toute crainte, ni toute perplexité. Crainte, parce que le titre d'héritier a quelque chose de pesant : sous le regard du père, il n'est que trop facile d'être à la fois un héritier légitime et un mauvais fils. Perplexité, aussi grave que la crainte : j'évoquais, à l'instant, le père et me voici devant un livre. Peut-on vraiment hériter de la Bible, comme si elle était un père... 72 ou une mère ? sans doute voulait-on (ou pensait-on) dire autre chose : les héritiers de la Bible sont tout simplement ceux qui l'ont reçue, à la manière des héritiers de la couronne, ou d'un bien. Interprétation qui paraît plus commode, mais ne l'est pas tellement, puisque la Bible, transmettant ou transmise, désigne un seul et unique Testament pour les juifs, deux pour les chrétiens. Etre un héritier de la Bible, c'est pour le chrétien, être deux héritiers de la Bible !

    L'intérêt de la question, posée en ces termes, vient précisément des difficultés qu'elle manifeste. Elles se font sentir en plein milieu de notre langage et ceci, pour reprendre le dernier mot de la question, "aujourd'hui". Que le mot "Bible" ait, dans le langage chrétien le plus spontané, deux sens, cela n'est pas nouveau : il désigne ou le premier Testament  ou les deux et très rarement - du moins dans l'usage français - le deuxième tout seul. Dans le langage de Maurice Barrès, par exemple, "retourner à la Bible" voulait dire, après la conversion forcée des juifs de Tolède à la foi chrétienne, leur retour à la foi juive. Devenus catholiques , ils n'avaient pu, selon lui, que quitter la Bible [Maurice Barrès, Greco ou le secret de Tolède, Plon, 1923, p. 93.]

    Aujourd'hui, le livre du premier Testament, prius Testamentum, est plus clairement présent aux consciences comme signe de ralliement et de contradiction. Signe de ralliement, pour les chrétiens qui le connaissent mieux et pressentent les conséquences décisives de ce changement pour leur rapport avec les juifs. Signe de contradiction, dans un nouveau contexte polémique où le terme "judéo-chrétien" désigne 73. l'assemblage de tout ce qu'on veut rejeter. D'où la tentation, pour les juifs et les chrétiens, de choisir une fausse stratégie : durcir un front commun et rigide, ne voyant que sous son aspect négatif le monde extérieur que nous appellerions indistinctement "païen", les croyants des autres religions, les incroyants, les athées.

    Hier comme aujourd'hui, la question dont nous traitons est parmi les plus difficiles et parmi les plus centrales qu'on puisse poser à un chrétien et elle est faite pour conduire loin, qu'on le veuille ou non. Pour ne pas perdre pied, je l'aborderai sous trois aspects successifs, facilement reconnaissables. Puisqu'il s'agit d'hériter de la Bible et que la Bible est un livre, je partirai de la fonction du livre comme tel dans un héritage. Ensuite, n'oubliant pas l'ambiguïté du mot "Bible", je dirai pourquoi et par quels liens les chrétiens tiennent au premier Testament. Enfin, j'en viendrai à ce mouvement décisif que le premier Testament imprime en eux et à ce qu'il peut amener de nouveau, aujourd'hui, dans leur relation avec les juifs. Telles sont les parties de mon exposé. Quant à son horizon, le voici : ce n'est pas une attitude négative qui doit, dans la défense ou dans l'attaque. La connaissance de notre relation judéo-chrétienne est précisément ce qui nous empêche de nous enfermer en elle. Elle nous ouvre à une réalité qui est triangulaire: juifs, chrétiens et les autres, dont il serait terrible de penser qu'ils sont ce que nous devons fuir. Nous n'acceptons pas les attitudes discriminatoires qui se rencontrent parfois, même dans le monde intellectuel : nous devons donc donner l'exemple du contraire. Si mon exposé se limite, en apparence, à la relation 74 qui s'établit entre deux points du triangle, c'est parce que cette relation est le secret de leur ouverture au troisième point. De chaque partie, des deux entre elles, on peut dire : " Nous ne nous connaissons pas assez nous-mêmes." Or ceci est la condition pour qu'il y ait parole entre tous.

                                                                    à suivre...

    Paul Beauchamp, Testament biblique, Bayard 2001. ISBN 2-227-47034-8

     

  • Prier les psaumes (7) : de l'esprit à l'Esprit

    90. La manière de prier les psaumes est donc révélatrice de l'état de notre coeur. Le psaume est vraiment le baromètre de notre vie dans l'Esprit et de notre prière. Le psaume et le coeur sont en effet, chacun à leur manière propre, un lieu de prière, un sol d'où elle surgit. Le psaume ne peut être prié qu'avec le coeur (cf. Eph 5,19). Le coeur, en retour, est fécondé pour la prière et nourri par le psaume. Celui-ci est à la fois fruit de la prière et semence d'une prière nouvelle.

    Peut-être nous rendons-nous compte à présent du tragique malentendu qui grandit entre les psaumes et le chrétien moderne en quête de prière. Prier la Parole de Dieu suppose toute une anthropologie. Car la prière est anthropologie vécue, existentielle : un homme y est progressivement investi par l'Esprit, dans son corps et dans son coeur, et ainsi transformé de l'esprit à l'Esprit, à l'image de Dieu en Jésus-Christ. Si nous n'approchons les psaumes qu'avec l'idée de leur emprunter une certaine expérience religieuse - de préférence selon des normes courantes - nous ne donnons aucune chance à la vie et à la force propres du psaume.

    Il faut s'exposer au dynamisme du psaume avec tout son être d'homme, pour se livrer ainsi à son pneuma. Ce pneuma est en premier lieu le pneuma du poète qui, en homme, a composé le psaume. L'esprit de l'homme connaît ce qui vit dans le coeur de l'homme. Il pénètre jusqu'au dernier fond de toute expérience humaine. C'est pourquoi le psaume n'épargne pas non plus le péché en nous. Il met tout à nu : délaissement, angoisse, rancune, vengeance.

    Ce faisant, le psaume nous aide à rejoindre notre réalité humaine. Il le fait dans un but précis : nous 91. sauver, à ce niveau de péché, par l'Esprit de Dieu. Car le pneuma du psaume est aussi Pneuma divin, et les mots humains ne sont là que pour s'offrir à l'inspiration de la Parole de Dieu. Ainsi le psaume nous transporte-t-il du même coup à la dernière profondeur du coeur de Dieu. Dieu, il nous Le découvre en Jésus : amour, miséricorde, toute-puissance, victoire. Tout cela suppose, selon le mot de Paul, "que nous priions les psaumes avec notre coeur, remplis de l'Esprit" (Eph 5,18-19)  Attentifs pour écouter, patients pour accueillir, murmurant sans cesse les psaumes avec amour, assimilés par eux, vibrant à l'unisson de l'esprit du psalmiste et de l'Esprit même de Dieu. Pour l'homme d'aujourd'hui, à la formation scientifique, il est assez difficile de se familiariser avec cette technique spirituelle - ou technique dans l'Esprit. Il est habitué à se tenir en dehors du texte et à l'utiliser comme objet de discussion ou d'examen. Mais il est encore bien plus difficile d'accepter la réalité spirituelle qui dans le psaume se dessine pour chacun de nous personnellement :   le psaume apprend d'abord le caractère relatif de nos sentiments humains, avec lequel nous avons de la peine à nous réconcilier ; ensuite il nous révèle les hautes exigences de l'Esprit qui nous pressent constamment. Pourtant un pneuma ne va pas sans l'autre. Le pneuma de l'homme appelle le Pneuma de Dieu.  L'état de l'homme pécheur appelle la purification par l'Esprit de Dieu. Le pneuma humain du poète aspire à être assumé dans le Pneuma de Dieu. Ainsi, dans le psaume, un dialogue incessant se prolonge de l' esprit à l'Esprit, et une tension féconde s'établit à laquelle la révélation s'alimente toujours à nouveau. Ce dialogue s'inscrit dans le coeur en prière qui, tout à l'écoute, se livre à cette tension. Il est ainsi révélé à notre esprit 92. combien grand était le péché, et combien plus grand,  indiciblement, est l'Amour de Dieu en Jésus-Christ. L'Esprit de Dieu en chaque psaume témoigne à notre esprit qu'Il a été répandu par Dieu dans notre coeur (Rm 5,5), que nous sommes en réalité enfants de Dieu (Rm 8,16) et que Dieu est Amour (1 Jn 4,8)

     

    André Louf - Seigneur apprends-nous à prier - Ed. Lumen Vitae - ISBN 2-87324-000-8

  • Psaume 2

     Introduction au psaume  :

    "Tu es mon fils"

    Il n'est plus possible de redire ce psaume sans lui donner cette plénitude qu'il a prise à l'heure où se déchaînait, autour du Seigneur Jésus et des siens, la fureur des hommes. 

    Ce déchaînement durera autant que le monde. 

    A chaque fois qu'il éclatera plus violent et semblera devoir tout emporter, il sera bon de retrouver le calme tranquille de la Parole souveraine retentissant par-dessus l'orage et lui imposant silence, comme Jésus sur le lac apaisait les flots et le vent. 

    Le ton assuré de la Parole divine, mille fois victorieuse à travers les siècles de la puissance des hommes, doit apporter aux âmes la paix souveraine dont ils ont besoin :

    "Que craignez-vous, hommes de peu de foi ?" (Mt 8,26)

    "C'est moi, ne craignez rien" (Jn 6,20)

    Où sont les ennemis du Christ qui emplissaient hier encore la terre de leurs cris ? Où seront demain ceux d'aujourd'hui ? Le Christ demeure.

    Les maîtres du monde se déchaînent ; leurs cris frappent nos oreilles, blessent nos cœurs aujourd'hui :

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  • Prier les Psaumes (6) : Jésus priait les psaumes

    88. (suite)

    Prier un psaume ne peut se faire que dans l'Esprit. Aussi la signification de chaque psaume dépend-elle de l' Esprit dans lequel il est lu ou prié. Comme toute parole de Dieu, chaque psaume a sa vie propre. Il commence comme une petite semence, il germe, il grandit et s'épanouit. En soi, son avenir est illimité. Dans l'Ancien Testament, le psaume ne chantait qu'une ébauche du Royaume de Dieu. Avec les mots du même psaume, Jésus parle du Royaume déjà présent dans sa personne. Et l'Esprit Saint l'utilise encore aujourd'hui dans l'Eglise pour soutenir son attente. La Parole ne sera épuisée que lorsque Dieu sera tout en tous.

    Le psaume est ainsi en relation étroite avec l'histoire du Salut, depuis le premier Adam, dans la venue de Jésus, second Adam, jusqu'à son retour à la fin des temps. Parce que la Parole est inspirée par le Pneuma de Dieu, elle peut, en cours de route, signifier toujours mieux la réalité croissante du Peuple de Dieu. Au rythme de l'Esprit, chaque Parole grandit corrélativement 89 à l'histoire du salut qui progresse. 

    Cela s'est fait pour la première fois, une "fois"  décisive et définitive, lorsque Jésus priait les psaumes. Le  même processus se prolonge chaque jour dans le croyant qui accueille en lui la Parole  et la chante à nouveau par le moyen du psaume. Pour celui qui ne vit pas, ou ne vit que trop peu de Jésus et de l'Esprit, le psaume est mort et appartient à l'Ancien Testament. Celui-là ne peut pénétrer au-delà de la lettre, grossière et humaine. Mais pour celui qui vit de l'Esprit communiqué par Jésus, le psaume est lui aussi vivant. Avec celui qui grandit dans ce même Esprit, le psaume grandit lui aussi. Pour celui-là des perspectives  toujours nouvelles montent à l'horizon de la Parole. Les limites se distendent  et craquent. Jésus et son Royaume sont déjà près de lui.  

    Il ne faut donc pas craindre de s'habituer jamais aux psaumes. Ils ne peuvent susciter aucun ennui, à condition que l'on grandisse au rythme de leur dynamisme interne, avec l'Esprit qui les inspire et les garde vivants. Cela suppose qu'on s'ouvre de plus en plus à l'Esprit et qu'on se livre à Lui. De même que l'homme extérieur en nous diminue de jour en jour, tandis que l'homme intérieur grandit, ainsi la lettre du psaume s'efface pour nous, comme une écorce devenue superflue, tandis que sa teneur en Pneuma, sa force spirituelle est toujours plus clairement ressentie. Ces deux développements sont corrélatifs. L'un dépend de l'autre  et réagit sur l'autre. Celui qui vit selon la chair et en qui les œuvres de la chair tuent l'Esprit, ne retrouve dans le psaume que la chair et demeure enfermé dans la lettre de sa parole humaine. Celui qui vit dans l'Esprit, retrouve aussi l'Esprit dans les psaumes, sans contrainte ni effort, loin de l'acrobatie artificielle de certaines applications subtiles.

                                                                              A suivre...

     

    André Louf - Seigneur apprends-nous à prier - Ed. Lumen Vitae - ISBN 2-87324-000-8

  • Introduction générale aux Psaumes : 06. L' Eglise et les psaumes 

    Désormais il n'y a plus qu'un psalmiste : le Christ. Tout le fleuve de la prière des hommes s'est resserré pour passer par son cœur.

    C'est-à-dire qu'il n'y a plus que l'Eglise, car le Christ est le Chef de ce Corps qu'il est venu bâtir avec lui-même. 

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  • Prier les psaumes (5) : un chant nouveau

    85

    (...)

    Le chapitre précédent décrit le circuit de la Parole tel qu'il s'accomplit entre Dieu et le coeur de l'homme à l'écoute. La place de choix du psaume, dans cette " course glorieuse", est immédiatement évidente. Le psaume en effet surgit au moment même où le coeur du croyant à l'écoute, ayant capté la Parole de Dieu, l'exprime de nouveau sous forme de prière. Ce processus ne se déroule pas au niveau de l'intelligence, mais au niveau beaucoup plus profond du coeur, là où le centre de notre personnalité 86 écoute et s'approche de Dieu.

    "Dans le coeur" la Parole est écoutée, reçue et assimilée. Là aussi elle renaîtra en psaume et en prière. De la parole, priée dans le coeur de l'homme, le psaume procède. La parole du psaume est une Parole de Dieu, à l'origine elle est déjà chargée de l'Esprit de Dieu et comme telle envoyée à l'homme. Elle est écoutée et accueillie par l'esprit de l'homme pour s'accomplir et s'enrichir en dialogue, de l'esprit à l'Esprit, dans une nouvelle expérience de foi. Ainsi peut-elle, à travers le coeur de l'homme, se réexprimer et finalement revenir à  Dieu en chant de louange et d'action de grâce. Le psaume est donc plus qu'ailleurs dans la Bible, à la fois Parole de Dieu et parole de l'homme, surabondance de la Parole et surabondance du coeur : une demeure d'amour où l'Esprit de Dieu et l'esprit de l'homme sont très proches l'un de l'autre. Le point de contact entre les deux est la prière intérieure, dialogue réciproque entre Dieu et l'homme, liturgie silencieuse qui se célèbre sans cesse en tout coeur humain. Les formules principales de cette liturgie se trouvent dans les psaumes.

    Dans l'Ancien Testament ce processus a produit le psautier. Il a trouvé son achèvement en Jésus-Christ, Parole de Dieu faite homme, pierre angulaire des deux testaments et de la Bible. Des psaumes, Jésus a fait sa propre prière. Dans sa mort et dans sa résurrection, bientôt dans son retour, les psaumes atteignent leur signification la plus profonde. Jusqu'à Jésus, ils n'étaient qu'un résumé de l'Ancien Testament. En Jésus, ils sont changés d'eau en vin, ils passent de la lettre à l'esprit. Depuis Jésus, eux aussi chantent la bonne nouvelle, de l'évangile à l'apocalypse. Le Seigneur ressuscité est pour toujours l'unique psalmiste, sans cesse vivant et intercédant, 87 là-haut devant la face de son Père, ici-bas en toute liturgie que célèbre son Eglise. 

    Dans le Seigneur Jésus, la parole de l'homme est toujours Parole de Dieu. Ce que Jésus prêche coïncide avec ce qu'Il chante ; ce qu'il accomplit, avec ce qu'Il prie. Il est lui-même, par excellence, la Parole vivante, et, pour la même raison, Il est le psaume qu'on a jamais fini de réciter et de prier. Tous les sentiments humains qui affleurent dans le psaume ont donc déjà trouvé en Jésus leur achèvement. La tristesse ne va plus jamais sans la joie, le péché et le repentir ont déjà obtenu le pardon, le désespoir est le premier pas vers la confiance , la haine est l'envers d'un grand amour, éros désigne la force irrésistible d'agapè, la mort annonce déjà la vie. Ce qui ne veut pas dire que le côté  profondément humain de ces sentiments soit refoulé ou nié. Au contraire. Ils vont s'approfondissant et se font plus authentiques. L'esprit les dégage du chaos de la lettre et de la chair. En Jésus ils ont retrouvé le ressort le plus puissant de leur dynamisme. Ils y coïncident avec la Parole de Dieu, leur propre parole créatrice. Désormais ils ne parlent plus que de la venue du royaume de Dieu, de la puissance admirable et des signes qui l'accompagnent. L'Esprit dans lequel Jésus a prié les psaumes et les a recréés est répandu sur chaque baptisé. Celui-ci peut maintenant, dans le même Esprit et comme Jésus, s'approprier le psaume  et le chanter à nouveau. Pour lui aussi, les mots anciens se font vivants et s'accomplissent. La Parole se déploie en de nouvelles dimensions. De toutes parts, dans l'Esprit, elle s'approfondit et s'élargit. Elle se met à vibrer  de toutes ses harmoniques. Aussi  est-elle nécessairement parole poétique bien qu'elle dépasse toute poésie créée. Car elle n'est pas mesurée seulement 88 au pneuma, au souffle de vie d'un homme limité, mais au Pneuma de Dieu lui-même qui suscite et soulève toute vie et qui conduit partout l'histoire du salut à son achèvement.

    Aussi n'est-il plus possible de lire et encore moins de prier le psaume selon la lettre. Le prier selon la lettre serait, au sens le plus strict du mot, une contradiction dans les termes. Un psaume ne peut être psaume - et non un document qui relève de l'archéologie - que dans la mesure où il vit, c'est-à-dire dans la mesure où l'Esprit dans notre coeur le prie de nouveau.

                                                         A suivre...

     

    André Louf - Seigneur apprends-nous à prier - Ed. Lumen Vitae - ISBN 2-87324-000-8

  • Introduction générale aux Psaumes : 05. Jésus et les psaumes 

    Les Psaumes ont drainé le flot immense, mêlé et séculaire des prières du Peuple de Dieu, du Peuple que Dieu " appelait ", " à qui ont été confiés les oracles " (Rm 3,2), et qui formulait sa réponse telle que l'Esprit de Dieu la lui inspirait.

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