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En dépit de leurs énormes différences, les grandes religions sont menées par les mêmes questions éternellement jeunes du grand "pourquoi" et du "pour quoi", qui se posent au-delà du sensible et du visible et du délai de vie propre à chacun.
Ces questions éternellement jeunes n'exigent pas seulement une réponse théorique, mais surtout une issue praticable. Qu'est-ce qui détermine le sort de l'individu et celui de ses frères en humanité ? Pourquoi sommes-nous nés, pourquoi souffrons-nous, pourquoi faut-il mourir ? Comment s'expliquent la conscience morale et l'existence de normes éthiques ? D'où vient ce monde et son ordre ? Par-delà l'interprétation de l'existence et du monde, toutes les religions veulent aussi rendre possible une issue pratique : de la peine et la douleur de l'existence à un statut quel qu'il soit. Ce qu'elles ont de commun - ce que l'histoire des religions pourrait appuyer d'une abondante documentation - peut, pour être le plus concis possible, être formulé comme suit :
1. Non seulement le christianisme, mais aussi les autres religions mondiales ont conscience de l'aliénation, de la déchéance, du besoin de rédemption de l'homme. Dans quelle mesure ?
- Dans la mesure où, toutes, elles connaissent l'ignorance, la solitude, le caractère éphémère, corrompu, asservi de l'homme, autant que son angoisse et son souci profonds, son avidité, son égoïsme, son ambiguïté et ses masques ;
- dans la mesure où elles se préoccupent de la souffrance indicible, de la misère de ce monde perdu, du sens et de l'absurdité de la mort ;
- dans la mesure donc où elles sont en attente d'une nouvelle liberté et aspirent à une illumination, métamorphose, connaissance, renaissance, libération, rédemption de l'homme et de son univers.
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2. Non seulement pour le christianisme, mais aussi pour les autres religions mondiales, il s'agit d'une réalité inconditionnelle, ultime, absolue - comme on l'a toujours nommée. Dans quelle mesure ?
- Dans la mesure où elles savent que la réalité proprement dite, bien que toute proche, est lointaine et cachée, que la réalité ultime n'est pas accessible de prime abord ; mais que cette réalité doit se faire proximité, présence, illumination, révélation, abolition de la souffrance ;
- dans la mesure où elles disent à l'homme qu'il a besoin de purification, d'illumination, de libération, de rédemption ; qu'on ne parvient à la plénitude que par le dépouillement, à la vie par la mort.
3. Non seulement le christianisme, mais aussi les autres religions du monde prêtent à juste titre l'oreille à l'appel de leurs "prophètes". Dans quelle mesure ?
- Dans la mesure où, grâce à leurs grandes personnalités - d'appelés ou d'illuminés, modèles de savoir et de conduite -, elles reçoivent inspiration, courage et force ;
- dans la mesure où ces grands appelés ou illuminés ont apporté une contribution, décisive et qui fait époque, à la naissance, au développement et à la rénovation de la religion traditionnelle, à un nouvel élan vers une vérité plus grande, vers un savoir plus profond, une croyance, une conduite, un effort et une vie authentiques.
En ce qui concerne la question - vraiment décisive pour notre problème - de l'état actuel et final de l'homme, on ne parviendrait sans doute pas à un consensus de base entre toutes les religions naturelles, mais bien entre la plupart des grandes religions éthiques, en particulier entre les religions mondiales. Sur la toile de fond de ce qu'on vient de dire, on pourrait formuler en deux phrases un tel consensus :
- Les grandes religions sont d'accord sur le fait que l'homme, tel qu'il vit d'ordinaire, mène une vie irréelle, sans liberté, qu'il ne s'identifie pas à lui-même et qu'en conséquence son état actuel est insatisfaisant, douloureux et malheureux. Pourquoi ? - Parce que 82 l'homme est obligé de vivre séparé de cette suprême réalité cachée ; parce qu'il est étranger à elle qui constitue sa patrie et sa liberté véritables, qui importe à son identité réelle : on l'appelle l'inaccessible, l'inconditionné, l'inexprimable, l'absolu, la divinité, Dieu ou d'une autre manière encore.
- Les grandes religions sont d'accord pour dire que, dans l'état final, l'homme ne sera plus séparé de cette vraie réalité et n'y sera plus étranger. Comment ? - En renonçant à sa fausse autonomie, à son indépendance illusoire, bref à cette affirmation omniprésente de soi, l'homme se laissera illuminer, transformer, renaître, racheter par cette ultime réalité, ce qu'il n'obtiendra définitivement, bien sûr, que par-delà la mort.
A suivre....
Hans Küng - Vie éternelle ? Ed du Seuil , 1985 ISBN 978-2-02-008604-2