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jn 6.27

  • Héritier de la Bible (3)

    suite

    79. Mais beaucoup, parmi les chrétiens, parmi les juifs, ou parmi les autres, sont exposés à la tentation de penser qu'il serait plus commode pour les églises de reconnaître exclusivement le Nouveau Testament comme le livre sacré. Périodiquement, des voix, plus ou moins articulées, les y exhortent. On oublie seulement que les avantages espérés seraient illusoires, tellement le Nouveau Testament lui-même, dans toutes ses parties, est rempli de la Loi, des Prophètes et des Psaumes dans leur lettre et, selon nous, dans leur esprit.

    Marcion, celui qui, au IIe siècle, voulu couper le Nouveau Testament de l'Ancien, s'en aperçut bien : il dut ensuite mutiler le Nouveau lui-même. Il n'est pas question de nier les distances et, dans certains cas essentiels, les 80 ruptures que le Nouveau Testament manifeste avec la Loi mosaïque. Mais l'important est qu'elles ne proviennent pas (même, ou surtout, quand elles sont très radicales) du désir d'adoucir cette Loi, ou de l'accommoder à de nouvelles préférences subjectives. Elles s'enracinent dans une affirmation qui porte sur les événements de l'histoire sacrée tels que, estime-t-on, ils viennent de se produire. Mon propos n'est pas ici de justifier cette affirmation mais seulement, pour cette rencontre, de la clarifier et de la situer : la prophétie, en étant déclarée close dans les apocalypses, était élevée au même niveau d'autorité que la Loi. Dans cette perspective, la première génération des disciples de Jésus professait que les événements annoncés au Livre de Daniel, entre autres prophètes, étaient déjà commencés. De ces événements, phase ultime de l'histoire, la durée restait cachée, mais une phase nouvelle était ouverte par Dieu dans le coeur de l'histoire. Aucune autre base ne pouvait être donnée à des nouveautés que l'on voulait proportionnelles à cette phase.

    Cela explique pourquoi cette  génération estima ne pas déroger aux règles de l'héritage, c'est-à-dire au principe de l'interprétation biblique : à événement radical et nouveau, lecture radicale et nouvelle. Tous n'en tirèrent pas les mêmes conséquences immédiates dans la pratique de la Loi, mais tous appréciaient pareillement la radicalité de l'événement : Dieu, le Dieu d'Israël et de toutes les Nations, avait « marqué de son sceau » (Jn 6,27) « le premier-né d'entre les morts » (col 1,18). Mais, si grande que fût la nouveauté, elle ne fut pas soustraite à l'épreuve de la lecture. Cette lecture était-elle indispensable ? Plutôt que lecture nouvelle, pourquoi pas la solution beaucoup plus 81 simple, aujourd'hui encore rêvée ou essayée par beaucoup, d'une nouveauté sans lecture ? Pareille solution fut refusée alors, et refusée ensuite de siècle en siècle, bien que constamment proposée. Depuis le mouvement premier de naissance de la foi chrétienne, les nouveaux croyants se constituaient ainsi en héritiers de la Bible, du premier Testament.

    Aussi longtemps que ces nouveaux croyants provinrent de la souche du peuple juif, ce besoin de légitimation pourra paraître naturel. Il l'est jusqu'à un certain point seulement. Car rien n'oblige des hommes qui annoncent une nouveauté à l'appuyer sur leurs convictions antérieures. Quand Pascal définit la religion chrétienne comme « fondée sur une religion précédente », il prétend à juste titre mettre le doigt sur une caractéristique étonnante. Observons que, malgré les liens que les croyants de l'islam se reconnaissent envers la paternité d'Abraham et malgré leur respect pour Jésus, le livre du Coran ne renvoie pas les croyants à la lecture des deux livres précédents, et ne cherche pas  ses preuves dans leur lettre. Il est vrai que le prophète fondateur n'était né ni juif ni chrétien... Les liens des deux Testaments sont beaucoup plus étroits.
    Mais ils auraient pu se relâcher ou se rompre après que la communauté de souche juive eut disparu. Les chrétiens issus de la gentilité ne manquaient pas de raisons de se détacher des Ecritures juives, qu'ils appelèrent « Ancien Testament ». Mais c'eût été rompre avec la chaîne qui les reliait 82 au témoignage du Nouveau Testament lui-même, alors constitué en Ecritures et dont toutes les parties (y compris saint Jean, quoi qu'on ait pu dire) s'articulent sur une lecture de l' Ancien. En effet, c'est le témoignage d'un groupe d'hommes d'Israël comme tels qui, en substance, a constitué le livre du Nouveau Testament. Il n'est même pas sûr que Luc, auteur de l'Évangile et les Actes, fasse  exception : s'il ne vient pas d'Israël, peut-être avait-il connu et connu à fond le message d'Israël, avant même de connaître les disciples de Jésus : ce fut l'itinéraire de beaucoup de Grecs.

     À ce même Luc, intermédiaire né, il revenait de nous raconter le passage qui est allé du Jésus de Palestine à la première Eglise de ses disciples juifs, pour s'achever à Rome. Mais ni lui ni, malheureusement, personne n'a vraiment raconté la disparition, le naufrage du groupe de ceux qui tenaient à Jésus par les liens de leur peuple en même temps que par la foi nouvelle, groupe symbolisé par la figure des douze  apôtres, selon le chiffre des douze tribus. Que resta-t-il des témoins juifs qui proclamèrent que Jésus était le Messie ? Je viens de le dire, le livre du Nouveau Testament est leur manière de rester avec nous chrétiens. Étrange fonction du livre, de parler pour les morts ! Car cela même peut faire oublier qu'ils sont morts, servir à dissimuler leur disparition. Il est extraordinaire que ce deuil ait pu resurgir de l'obscurité ou la conscience le tenait, en partie sous l'influence d'autres deuils : le deuil des morts d'Israël a pu conduire les chrétiens à mieux percevoir la lettre de leur nouveau testament comme le monument d'un groupe juif absent, et à voir dans cette absence un deuil. Ils interrogent leur livre dans cet esprit, pour y entendre la manière dont 83 il nous fut parlé de Jésus par des juifs, et des savants juifs se sont adonnés, de leur côté, à la même enquête.

     
    Dans tout le dossier qui s'ouvre ainsi, je relèverai un seul point, d'ailleurs très rapidement, et je le choisirai dans saint Luc, puisque j'en ai déjà parlé. On sait que la sensibilité catholique, sans en avoir l'exclusive, s'est toujours beaucoup attardée sur l'oeuvre entière de Luc et notamment sur son début. C'est là surtout qu'elle trouve la justification de l'honneur qu'elle rend à la mère de Jésus. Tout le monde connaît cette tendance, même si les textes dont elle part sont parfois négligés de ceux qui la suivent. Or ces chapitres de "l'Évangile de l'enfance" qui racontent les commencements familiaux de Jésus et du Baptiste s'explique au mieux s'ils proviennent (sans doute par des intermédiaires) des milieux chrétiens restés les plus proches à tous égards de leurs propres origines juives. On discerne cette source non seulement à la nature de souvenirs dont l'authenticité peut être débattue, mais, ce qui nous intéresse davantage ici, à l'intention, à la visée du texte. L'évangéliste Luc fait parler la mère de Jésus en termes si clairs que, paradoxalement, elle n'a pas été bien entendue des chrétiens. Dieu s'est souvenu, dit-elle, « de la promesse faite à nos pères, en faveur d'Abraham et de sa descendance à jamais ». L'iconographie la plus traditionnelle était pourtant fidèle à ces paroles du Magnificat en disposant autour de la mère de Jésus les figures d'Israël, patriarches, rois, prophètes. Ceci reste visible en fresques, vitraux, bas-reliefs, jusqu'à la fin du Moyen Âge. Il semble qu'ensuite cet entourage biblique apparaisse moins, dans les monuments comme dans les esprits.

     

    A suivre...

    Paul Beauchamp, Testament biblique, Bayard 2001. ISBN 2-227-47034-8