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Héritier de la Bible (2)

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Jamais, dans toute leur histoire, le livre entier de la Bible n'a été aussi visible entre les mains des chrétiens, si l'on tient compte du changement survenu récemment chez les chrétiens catholiques. Un tel changement s'explique avant tout, et assez simplement, par le désir propre à l'humanité qui la porte à savoir et plus particulièrement à savoir d'où vient ce qu'elle sait. Il est donc irrépressible : les chrétiens sont portés vers la totalité de leur livre par une tendance historique. Des critiques ont cru devoir la minimiser ; ils ont parlé d'engouement, mais ils le font toujours quand il se produit quelque chose de grave. Par crainte de certains excès, on a rappelé de temps à autre que la foi s'appuie sur une parole et non sur un livre. Mais cet excellent principe perd beaucoup de sa force quand on l'utilise pour éviter à la parole le risque de se confronter au livre. Car cette confrontation - et c'est sur ce point précis que je me propose d' insister - est un trait distinctif de l'héritage biblique. Il se fait toujours sur le chemin d'une interprétation. C'est alors que, loin de s'éviter, la parole et la lettre s'attirent l'une l'autre, condition pour que la transmission ait lieu. Le livre, avec ses signes et sa lettre, est irremplaçable. Car 75 si quelque chose a été un jour écrit, c'est bien qu'on ne l'avait ni toujours pensé ni toujours dit et que rien ne garantissait son maintien. Tout signe écrit renvoie à une date, c'est-à-dire à l'histoire comme manifestation de la précarité humaine. Quand le signe se réfère à l' Eternel, c'est pour « signifier » - au sens de « dire impérativement » - que l' Eternel veut être reconnu dans l'événement, dans ce qui aurait pu ne pas être. Le signe est signe d'une volonté, comme d'un travail qui ne peut être reconnu sans un autre travail. Il faut donc renoncer à une certaine transparence, qui est seulement apparence. L'existence même du livre introduit, au coeur de la recherche de Dieu, le tranchant d'une critique. Mais cette critique est une veille. Le signe impératif de l'événement passé commande au lecteur de se porter en avant. De l'événement à l'avènement de Dieu dans l'histoire.
Veille de l'interprétation, relève du signe au nom de l'alliance et de la promesse, c'est, me semble-t-il, ce que ne considère pas le regard jeté autour de nous sur l'entité dite « judéo-chrétienne », ni l'estimation de ceux qui s'occupent à déposer le bilan de la Bible. Je ne veux pas dire seulement que le livre n'est pas étudié par ceux qui refusent d'en hériter. Il ne l'est pas beaucoup, mais il peut l'être aussi. L'essentiel est que le livre est surtout allégué ou même utilisé avec une certaine suite, mais seulement pour se représenter un monde déjà donné. Le livre est devenu conduit 76 qui donne accès sur un espace mesurable du regard. Le regard saute le livre et domine l'espace. Le livre alors n'est pas habité. Cet usage du livre n'est pas celui d'un lecteur, au vrai sens du mot. Je n' irai pas lui reprocher de manquer de sympathie, mais seulement de vérité, par inattention à la nature, à l'opération du livre, et ce reproche peut être mérité par des savants aussi bien que par des amateurs. Il faut bien que la tendance à refermer la main sur des contenus immobilisés ait été forte pour qu'on ait proposé tant de lectures réductrices de ce livre. À ne parler que du premier Testament, combien de fois « biblique » a signifié seulement patriarcal et nomade, ou bien à désigné les seules institutions de la monarchie, ou celles qui suivirent l'exil ! À l'esprit qu'il cherche une image pour l'enfermer, il ne faut pas trop de contrastes. C'est pourtant uniquement pour avoir survécu à des états bien contraires que ce livre nous est resté !... Plus étoffée, l'idée de voir dans le livre l'explication du dernier état du peuple ne satisfait pas non plus, car le livre n'explique rien. Devenu matériel pour l'histoire ou la sociologie, le livre pourra offrir la formule du peuple dépossédé après l'exil, dépossession qui se maintiendra par la suite. Ainsi, par exemple, le projet de Max Weber de décrire le « judaïsme antique » comme le premier modèle des communautés juives qui suivirent aboutit à une oeuvre classique et  encore féconde, mais il ne vise pas à présenter cet acte d'interprétation où le livre est traité comme le vaisseau qui traverse tous les états de vie, y compris celui du lecteur. Qu'il s'agisse de « civilisation biblique », de « judéo-christianisme", ou aussi de « chrétienté », pareilles entités sont finalement inconsistantes, non par ce qu'elles n'existent pas 77, mais par ce qu'elles désignent la surface à fendre pour exister. Elles ne désignent rien de mauvais, mais seulement ce que traversent la parole et la lettre que la foi unit.
Le livre, en effet, ne témoigne pas d'un ou de plusieurs états, mais d'une traversée. Il est vrai que la traversée pourrait à son tour devenir un état, si on la figeait comme la vraie formule et si elle empêchait d'entrer complètement dans la condition humaine, qui veut (qui veut aussi) qu'on se fixe. Certains appelleront ses états du nom de « civilisation ». D'autres appelleront la traversée du nom « de religion ». Mais le message biblique part d'un point situé au-delà de ces catégories. La Bible apporte plus qu' état et plus que traversée, plus que civilisation et plus que religion : elle apporte lien. Comment appeler cela qui est à l'origine des noms, comment nommer ce qui précisément fait parler ? Il est impossible, en tout cas, de lui donner seulement un nom et c'est pourquoi nous lui en donnerons plusieurs. Ce qui est lien, nous pouvons l'appeler parole : toutes ces images dispersées, fuyantes, il est bien vrai que le livre les contient et relie, mais il ne les anime pas. Seulement la parole leur donne sens, et elle ne peut surgir que d'un vivant. Mais ce vivant doit choisir. Pourquoi ces images, d'états ou de traversées, de civilisations ou de religions dissemblables, qu'on trouve même dans les pages de l'Ancien Testament seul, ne seraient-elles pas simplement incohérentes ? Les représentations multiples peuvent rester dans le chaos, même pour un historien, si le lecteur ne répond pas à un appel. Celui qui appelle, bien qu'il ait d'autres noms, nous lui réserverons ici le nom de l'Un, dont procède la vie et qui attire à lui par le lien de la Parole.
78 Ainsi, la lecture de la Bible (condition de son héritage) est une réponse à l'appel de l'Un. Les lectures qui ne sont pas des lectures, ces lectures qu'on peut dire incirconcises, simples projections d'images, se referment avant cet appel. Mais, pour la lecture qui accepte le travail de l'interprétation, la pensée de l'Un et la pensée de la différence ne sont pas ennemies. Car ce qu'on appelle " monothéisme" présente, quand il est biblique, la caractéristique d'inscrire son signe dans le monde et ce signe est ce qui empêche le monde de se refermer sur une image asphyxiante de l'unité divine. Qu'importe qu'on fasse l'apologie de plusieurs cultures maintenues dans un isolement qu'on voudra sans conflit, si c'est pour que chacune d'elles soit étouffante ?... Mais parlons du récit biblique, puisque le rapport de l'Un et de la différence est l'âme de ce récit. Devant la science biblique, le récit biblique avait fini par reculer ou s'endormir. La science nous a tous rappelés au monde extérieur ; elle a construit des distances et il le fallait absolument, comme remède à beaucoup d'illusions naïves et surtout rusées. Mais si le récit ne devait pas se ranimer, ce que la Bible aurait à offrir serait bien peu de chose. Lire leur Ancien Testament pour y trouver par la science historienne une meilleure intelligibilité du moment de Jésus, cela est nécessaire aux chrétiens mais disons bien nettement que cela ne peut leur suffire. Il leur faut le récit de l'Ancien Testament comme parole qui les reprenne depuis le commencement de l'être pour éveiller en eux le présent. Avec le travail de l'interprétation, le plaisir du récit. Il faut que le récit revienne qu'on puisse parler en toute plénitude d' " héritiers de la Bible", parce que le récit engendre. Et la Bible, alors,79 s'ouvre sur son commencement, la Genèse, livre des engendrements. Au lieu que la Bible s'identifie avec une culture, où se dissolve dans plusieurs, elle offre plutôt à ses vrais lecteurs leur propre naissance.
Mais le Livre de la Genèse a de quoi faire réfléchir ceux qui veulent enfermer l'homme dans ses oeuvres ou dans une fausse image de son unité. Ce livre des naissances déjoue constamment, par ses récits, la ligne des continuités. Pas de naissances sans plusieurs frères et pas de fraternité sans conflit. Une Bible ou deux Bibles ? Aux yeux des chrétiens, cette question s'inscrit d'abord dans le Livre de la Genèse, donnée non seulement comme livre des naissances du peuple juif, mais 
 de tous les peuples humains.

                                                                A suivre...

Paul Beauchamp, Testament biblique, Bayard 2001. ISBN 2-227-47034-8

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