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allégorie

  • Héritier de la Bible (8)

    (suite et fin)

    92

    Nier l'autre en soi-même, c'est la mort pour lui et pour soi. Les chrétiens doivent donc reconnaître qu'ils ne portent pas seulement en eux le juif de l'esprit, mais le juif de la chair. Les reconnaissant tous les deux, ils les reconnaîtront mieux comme inséparables. Ceci veut dire que se reconnaître lié à l'Ancien Testament même charnel, ce n'est pas cultiver cette fixité qu'on attribue à la chair, ce n'est pas  mettre  l'absolu dans les formes visibles, comme on le faisait si durement chez soi tout en reprochant aux juifs d'en être restés là. Il n'y a pas fixité, il y a histoire, il y a tremblement. Le tremblement signifie que personne ne peut joindre les deux bouts en soi-même par ses propres forces. Sans doute, la communauté chrétienne osera dire que l'élément juif spirituel et l'élément juif charnel vivent en son milieu. Elle ne veut pas les séparer, cette séparation étant mortelle. Mais elle osera reconnaître qu'elle ne sait pas non plus tout à fait les unir. Pour se séparer complètement de l'allégorie, il faudrait ou bien revenir à la rupture qui supprimerait notre commencement, ou atteindre la fin de l'histoire. Or nous avons à témoigner que cette fin est présente sans être atteinte.
    Nous ne pouvons pas tout rejoindre en nous-mêmes : ce ne serait pas un signe de vie si nous pensions l'avoir fait. On pourrait mourir de cette illusion, mais on peut mourir, aussi, de chercher l'unité par l'expulsion. L'élément juif est vital pour le chrétien, mais comment le définir ? Quand on veut l'expulser, c'est alors qu'on le réduit à l'un de ses pôles. On tracera, par exemple, l'image exclusive d'un Israël 93 rivé à sa loi et à sa terre. Mais, par une rétribution ironique dont nous avons observé le principe, le constructeur de cette image se construira lui-même sous les traits d'une figure nouvelle qui remplace l'antique figure du « juif errant », celle du chrétien errant. Et voici le " chrétien errant » en face d'une figure également nouvelle, celle du " juif habitant", à la fois sa terre et sa loi ! La figure de l'errance n'est pas honteuse : errants, tous les chrétiens le sont, voyageurs à travers les frontières que la parole et le livre traversent. Ils le sont seulement un peu plus depuis quelque temps. Depuis que les juifs le sont moins. Cette errance leur vaut beaucoup de sarcasmes et de reproches, de la part de ceux qui ne veulent pas que les figures de ce monde passent... Ils sont scandalisés que le chrétien, connu sous la figure de gardien du foyer et de la cité, revête l'habit de l'étranger... Mais les chrétiens ne peuvent pas se complaire dans cette figure nouvelle, pas plus que dans la précédente. L'appel de l' Un veut qu'ils soient errants et habitants, sans que la différence puisse prendre fin, tant que l'histoire dure. Et, pour l'essentiel, il n'est pas toujours en leur pouvoir de déterminer quelles figures ils doivent traverser et habiter.
    Mieux comprendre et mieux accepter ce paradoxe conduira les chrétiens à une relation nouvelle avec les juifs. Ayant déjà pris quelque distance vis-à-vis des évidences, nous sommes préparés aux surprises d'un monde qui se réoriente. S'acceptant lui-même selon une double dimension, 94 puisque c'est Dieu qui est Un, non pas l'homme, le chrétien sera prêt à reconnaître la double dimension du juif, lui aussi errant et universel. Il verra le juif comme lui-même et lui reconnaîtra enfin la qualité d'être, lui aussi, particulier et universel.
    Mais ce « comme lui-même » ne peut-il pas inquiéter encore ? Sans vouloir ni savoir franchir la porte de nouvelles énigmes, je répondrai que « comme lui-même » ne signifie aucune soudure, à moins d'entendre en un sens fusionnel le commandement d'aimer le prochain « comme soi-même ». La différence vraie est maintenue entre nous deux, parce qu'elle est reconnue à l'intérieur de chacun. C'est la condition. Cette différence est aussi distance, qui n'empêche pas de marcher vers le même terme. Nous entendons l'appel de l'Un, mais nous marchons « au pas du troupeau », comme dit le Livre de la Genèse (33,14). De ce livre des héritages, la communauté chrétienne, mais aussi le peuple juif, ont toujours fait une lecture allégorique. Cette lecture pourrait se renouveler si chacun voyait les deux jumeaux en soi-même. Me croyant « un » héritier, je ne peux pas faire autrement que  déposer dans l'espace qui s'ouvre entre nous ma propre lecture du livre. Elle se résume ainsi : la distance qui sépare chaque humain d'avec lui-même n'est franchie qu' avec le secours d'un autre humain. C'est ainsi que Dieu veut être rencontré. Car Dieu seul est Un.  Pourtant il est aussi unifiant, par des voies que lui seul choisit.

    Paul Beauchamp, Testament biblique, Ed. Bayard 2001. ISBN 2-227-47034-8

  • Héritier de la Bible (6)

    87

    (suite)

    Ou du moins elle peut naître. Elle consisterait, du côté des chrétiens, a ne plus situer le dialogue d'abord entre eux-mêmes, qui seraient l'un, et un partenaire extérieur, qui serait l'autre. Non seulement le mépris de l'autre est moins accepté aujourd'hui, mais les formules de respect et d'écoute de l'autre ne suffisent plus à résumer les devoirs. Si je les critique d'être si obvies, au point d'être devenues presque inaudibles malgré leur bien-fondé, c'est parce que l'autre est à reconnaître... en nous. Nous sommes l'un et l'autre, ce qui se traduit en ce cas précis par la reconnaissance, dont il faudra préciser les termes, d'un élément juif dans l' Eglise. On objectera, du côté chrétien, la formule très connue et peu étudiée de saint Paul : « ni juif ni grec ». Mais quand, dans l'Eglise, il reste en tout et pour tout... les Grecs, c'est que la formule n'a pas été appliquée. D'ailleurs saint Paul dit aussi et, ce qui est le plus fort, il dit au même endroit : « ni homme ni femme » (Ga 3,28) : 88 l'empressement vers le contenu imaginaire du texte ne  suffit donc pas. C'est le cas d'interpréter... Il reste les objections que le partenaire juif a maintes fois soulevées. Vouloir être l'un et l'autre, c'est bien ce qu'on nous reproche. Le sens de la formule, du moins son sens obvie (son faux sens), c'est que l'autre du dehors est devenu superflu. Il n'est pas difficile, éclairant l'histoire par ce reproche, de retourner contre la chrétienté tout ce que je disais plus haut : l'histoire fournit les charges. Le même peuple chrétien, qui admirait Notre Dame en effigie au milieu des patriarches, rois et prophètes d'Israël, supportait mal le peuple juif sous sa forme vivante, forme qui n'était pas celle d'un cercle entourant Jésus et sa mère, comme dans les vitraux. L'image la plus douce qu'il en traçait, nous la trouvons dans ces statuts de la synagogue, femme bien aussi belle que l'Église, mais la face détournée, privée de la vue par un voile sur les yeux. Les chrétiens habitaient donc ce livre de l'Ancien Testament. Ils en tiraient des joies et des lumières immenses, mais pouvaient-ils l'habiter à eux seuls ? C'était la question. L'image du voile, prise à  saint Paul, voulait dire que la synagogue ne voyait pas dans la Bible ce terme de l'histoire déjà commencée, révélée à l' Eglise seule. De là à dire que la synagogue ne voyait rien du tout, il n'y avait qu'un pas, vite franchi par le peuple mais aussi par des savants, dans les moments où ils cédaient au danger de l'éloquence. Pourtant la beauté du visage de ces statuts de la synagogue, comme celle de Reims, nous restitue le regard que portait sur elle maint docteur chrétien. C'est ainsi que les Victorins de Paris s'instruisaient grandement des livres de Rachi, 89 l'illustre exégète juif de Troyes en Champagne, comme une étude récente l'a montré.
    On a dit et redit que l'allégorie, type de lecture préférée des chrétiens de ces époques et de toute liturgie, était le moyen, pour l'Eglise, de voir ce qu'elle seule pouvait voir et d'expulser, pour ainsi dire, le peuple de chair et de sang hors du livre. Il n'est pas si facile de régler ainsi son compte à l'allégorie, qui a existé avant les chrétiens chez les juifs, mais c'est là une autre question. Ceci surtout me frappe : il y a quelque chose d'instable dans l'attitude des communautés chrétiennes envers l'Ancien Testament et ce n'est pas de cela qu'elles ont à rougir. Comme tout au long des changements racontés par la Bible elle-même, il ne s'agit pas d'incohérence, mais d'histoire. La valorisation symbolique intense de l'Ancien Testament accompagnée d'attitudes négatives envers l'Israël réel contemporain  de l' Eglise était une position qui ne pouvait pas se maintenir indéfiniment.

                                                                                              A suivre...

      

    Paul Beauchamp, Testament biblique, Ed. Bayard 2001. ISBN 2-227-47034-8