Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • L'au-delà : réincarnation et christianisme (8)

    (suite) [92]

    B) Prospectives : un ordre du monde vraiment moral présuppose nécessairement l'idée d'une vie après cette vie. Car comment obtenir l'apaisante compensation que tant d'êtres humains attendent à juste titre (pensons au meurtrier et à ses victimes !) ? Comment parvenir à développer la nécessaire perfection éthique dans la vie d'un homme, si la possibilité d'une autre vie ne lui est pas accordée ? Donc, réincarnation pour une juste sanction de toutes les oeuvres , celles des bons comme celles des mauvais, et aussi pour la purification morale de l'homme ! La doctrine du karma et de la renaissance  permet à l'homme d'enrayer la perturbation de l'ordre du monde et finalement de sortir du cercle éternel des renaissances (samsâra). Simple question au passage : la doctrine chrétienne du purgatoire ne s'inspire-t-elle pas d'une idée semblable, celle d'une deuxième vie, que suit d'une certaine manière une troisième ("une vie éternelle"), bien que ces "vies" se situent dans des régions supraterrestres ?

    Mais ici aussi d'autres questions se posent, qu'on ne peut taire :

    1. L'exigence d'une apaisante compensation dans une autre histoire ne méconnaît-elle pas le sérieux de celle qui tient très précisément à ce qu'elle ne se produit qu'une fois sans pouvoir se répéter, de sorte que tout ce qui a été manqué une fois ne peut jamais être rattrapé ?

    2. N'y a-t-il pas des perturbations de l'ordre du monde qu'aucune action humaine ne pourra jamais corriger : des fautes qui ne peuvent être réparées, mais seulement pardonnées ? En effet n'appartient-il pas au caractère humain (peut-être devrait-on dire mieux : au caractère chrétien) de l'idée de faute, qu'une faute puisse être aussi "pardonnée et oubliée", plutôt qu'expiée, selon une loi d'airain surhumaine ? Donc, au lieu de la loi de causalité du karma, loi sans pitié, n'y a-t-il donc pas le Dieu de la grâce ?

    3. Dans le bouddisme justement, la vieille doctrine indienne de la transmigration des âmes peut-elle s'allier de manière réellement convaincante à la nouvelle doctrine bouddhique niant l'âme humaine ? N'y a-t-il pas contradiction, dès lors que la doctrine bouddhique du non-moi nie la continuité du sujet, tandis que la vieille doctrine indienne de la renaissance et du karma l'exige ?  [93] Comment y aurait-il donc transmigration des âmes sans âme, comment sauvegarder l'identité sans un moi ? Même dans ses interprétations philosophiques (faisceau de karma, formation de dispositions fondamentales, caractère intrinsèque), le karma peut-il remplacer l'existence personnelle ?

    c) Quoi qu'il y ait à dire théoriquement d'un point de vue rétrospectif ou prospectif, empiriquement, la vie terrestre réitérée est un fait établi. Voici en effet ce que disent les tenants de la doctrine de la réincarnation : n'y a-t-il pas de très nombreux récits détaillés dus à des personnes qui se souviennent de leur vie antérieure ? Comment cela pourrait-il  s'expliquer autrement que par une réincarnation ? De nombreuses études de parapsychologues actuels sur les agissements de défunts n'ont-elles pas corroboré, scientifiquement, la doctrine de la réincarnation ? Pour cette raison, les expériences dites spirites avec les esprits des défunts ne doivent-elles pas être réestimées et prises au sérieux ? N'y a-t-il pas dans l'Ancien et le Nouveau Testament eux-mêmes au moins des traces de cette doctrine, quand par exemple, il est question du retour du prophète Elie en la personne de Jean-Baptiste ? Pour cette raison ne faut-il pas comprendre les condamnations de cette doctrine par l'Eglise et par les conciles en fonction du contexte historique d'alors et les relativiser ? Le christianisme est-il réellement inconciliable avec l'idée de réincarnation ? Ne peut-on de nos jours ôter cette idée de son contexte philosophique si différent et l'intégrer dans un contexte chrétien comme, au cours de l'histoire de l'Eglise et de la théologie, on a intégré tant de nouvelles doctrines ?

    Bien que l'intégration de nouvelles doctrines dans la tradition chrétienne ne puisse être exclue a priori, il faut tout de même prendre au sérieux les objections suivantes. Du point de vue chrétien, on opposera déjà une attitude sceptique au présupposé majeur selon lequel l'âme humaine (si elle n'est pas tout simplement une émanation sans commencement du divin) devrait s'entendre d'une substance indépendante du corps et survivant à toute disparition du corps humain. Des idées populaires que l'on trouve en marge du Nouveau Testament, comme celle du retour du prophète Elie, signifient moins la renaissance du défunt Elie dans un autre corps d'home [94], que le retour dans son propre corps de l'Elie enlevé au ciel.

    Tous les Pères de l'Eglise - à commencer par Hippolyte et Irénée au 2 ème siècle (Origène aussi !) - se sont opposés, comme plus tard les conciles, à la doctrine de la réincarnation représentée par pythagoriciens et platoniciens.

    Le même scepticisme concerne l'affirmation qu'il y a une âme avant le corps, et celle qu'il y a une âme après le corps. Admettre tant la préexistence que la postexistence d'une âme séparée, indépendante du substrat corporel, ne répond ni à nos expériences ni aux données de la médecine, de la physiologie ou de la psychologie actuelles ; en général elles partent de l'unité psychosomatique de l'homme. Dans l'ensemble, tout cela ne répond pas non plus à l'Ancien ni au Nouveau Testament qui - d'une manière autre que par exemple dans le dualisme platonicien - proposent une conception globale de l'homme.

    A la lumière biblique, les convictions spirites touchant un corps astral éthéré ont donc l'air de supertitions. En tout cas, malgré les innombrables récits sur ce sujet, il n'y a aucun fait généralement reconnu et scientifiquement incontesté, comme doit en convenir John Hick lui-même, qui concilierait la croyance indienne en la réincarnation et la foi judéo-chrétienne en la résurection. Aucun des récits de souvenir d'une vie (!) antérieure - venant du moins d'enfants et de personnes natives des pays où l'on croit à la réincarnation - n'a pu être vérifié, pas plus que le récit, écrit bien des siècles après la mort de Bouddha et manifestement légendaire, du souvenir qu'il aurait eu des cent mille vies qu'il aurait vécues. Même si, comme je l'ai dit dès la première conférence, on n'a pas le droit de rejeter d'emblée comme sornettes tous les phénomènes dont s'occupe la parapsychologie (télépathie, voyance), il est pourtant évident que les parapsychologues qui font un travail scientifiquement sérieux sont extrêmement réservés sur les théories de la réincarnation. Même quand ils croient personnellement à la réincarnation, la plupart d'entre eux reconnaissent que , malgré des expériences constatées par eux, on ne peut pas parler de preuve réellement convaincante en faveur d'une vie terrestre réitérée.  (...)  [95] On n'oubliera surtout pas que, en dépit du grand attrait de l'idée de renaissance, des arguments de grands poids parlent contre elle, de même que parmi les Indiens, les Chinois et les Japonais cultivés, on rencontre beaucoup de scepticisme eu égard à l'idée de réincarnation.  (...) En Chine, on ne croyait pas à une réincarnation avant l'introduction du bouddhisme, et même, par la suite, les savants de tradition confucéenne ont continué de rejeter la réincarnation, parce qu'ils estimaient indignes que l'homme ait la même considération pour tous les êtres sensibles et représente ses aïeux hautement vénérés sous l'aspect de bêtes de somme ou même d'insectes...

                                          A suivre..... prochain texte  : l'espérance

    Hans Kûng - Vie éternelle ? Ed du Seuil , 1985 ISBN 978-2-02-008604-2

  • L'au-delà : les religions orientales et le christianisme (7)

    [90] Il est incontestable que, derrière la doctrine de la réincarnation, se cache avant tout la question philosophico-religieuse d'un ordre juste et moral du monde, la question de la justice dans un monde où les destins sont par trop inégaux. Un examen aussi bien rétrospectif que prospectif des arguments s'impose donc.

    a) Rétrospectivement : un ordre du monde véritablement moral présuppose nécessairement l'idée d'une vie antérieure à la vie actuelle. Car comment expliquer les inégalités de chances entre les hommes, la diversité troublante des situations morales et des destins individuels si l'on n' admet pas que les bonnes ou mauvaises actions d'une vie terrestre antérieure sont la cause du sort actuel de l'homme ? Autrement, il me faudrait tout mettre au compte du hasard aveugle ou d'un Dieu injuste qui permettrait que le monde soit tel qu'il est maintenant. Réincarnation ou renaissance sont donc nécessaires pour donner à l'homme une explication de lui-même, de son origine, et pour justifier Dieu ! Le problème de la théodicée serait alors résolu. On pourrait alors expliquer pourquoi si souvent tout va mal pour le bon (à cause de bonnes actions antérieures !). Voilà donc une doctrine de la renaissance qui se fonde sur le karma (action ou oeuvre), sur les suites des bonnes comme des mauvaises actions, qui déterminent le destin de chaque [91] homme dans la vie présente et dans les naissances futures. Une bonne conduite entraîne automatiquement la renaissance dans le bonheur (comme brahmane, ou roi, ou au ciel), une mauvaise conduite entraîne la renaissance dans la misère (comme animal, ou dans l'enfer qui évidemment n'est pas éternel).

    Si claire que paraisse au premier coup d'oeil cette position, elle soulève pourtant d'autres questions : 

    1. Est-ce que vraiment une vie antérieure peut expliquer de façon satisfaisante le destin de ma vie présente ? Cette vie antérieure devrait elle-même être expliquée par une vie encore antérieure, de sorte qu'on remontrait in infinitum par une chaîne de renaissances. Cela finalement n'explique rien et les hindous et jaïns eux-mêmes n'en sont pas partisans. 

    2. Mais supposons que, en qualité de croyant à la réincarnation, on postule, avec la tradition judéo-christiano-islamique, un commencement dû à une création par Dieu, comment faut-il concevoir ce premier commencement qui rend encore nécessaire une deuxième vie, sans pourtant accabler le créateur de cette créature  manifestement malheureuse ? Un recours à la chute précosmique de purs esprits est-elle en ce cas réellement un secours ? 

    3. Si nos dispositions morales s'expliquent par une renaissance, n'en arrive-t-on pas alors à un individualisme an-historique qui néglige pour une bonne part ce que nous tenons très concrètement non pas d'une vie précédente hypothétique, mais de l'héritage biologique, de la formation de notre conscience et de notre inconscient dans la toute petite enfance, des premières relations personnelles et finalement de toute la situation sociale ? 

    4. Si de facon générale il faut admettre un oubli radical de la vie antérieure, l'identité d'un homme est-elle alors préservée et m'est-il effectivement de quelques secours de savoir que j'ai déjà vécu, si j'ai totalement oublié cette vie ? 

    5. La doctrine de la réincarnation n'implique-t-elle pas finalement un manque de respect devant le mystère de la divinité, un manque de confiance quant à une juste et miséricordieuse répartition, et appréciation de la destinée et de la souffrance ? La dure loi de causalité du karma occupant la place de l'amour de Dieu qui, dans sa justice et sa miséricorde embrasse les bonnes comme les mauvaises actions ? 

    b) Prospectives :   ............   à suivre . 

     

        

    Hans Kûng - Vie éternelle ? Ed du Seuil , 1985 ISBN 978-2-02-008604-2

  • Psaume 6

    Introduction au psaume :

    Je n'en peux plus

    Le bord  de l'abîme. L'ennemi nous pousse.  Nos passions nous affolent : c'est le vertige, celui des sens, celui de l'orgueil. C'est l'extrême détresse  encore un pas et c'est fini. Dieu peut-il encore avoir pitié ? Non, il n'est pas possible que Dieu achève ce que le mal a commencé. Il nous laisse la grâce de la prière. Celui qui simplement n'en peut plus est perdu : celui qui dit à Dieu qu'il n'en peut plus est sauvé.

    On pense à Jésus à l'agonie.

    On pense à tant d'hommes faibles dans ce monde pourri ; à tant d' hommes de bonne volonté chez qui la foi et la vertu ne tiennent qu'à un fil. S'ils pouvaient, s'ils savaient prier !  Nous prions pour eux, nous prions en leur nom.

    Quelle douceur bouleversante, quelle ardente espérance peuvent porter ces strophes, quand un chrétien les dit pour celui qui va couler, pour tant d'hommes à chaque instant au bout de leurs forces.

    Leur angoisse est la nôtre.

    Notre espérance sera la leur dans le Christ qui unit et qui sauve.

                                              

    Lire la suite

  • L'au-delà : les religions orientales et le christianisme (6)

    Si l'on veut souligner les différences, il faut dire que, dans le bouddhisme lui-même, il y a deux interprétations très différentes de l'état final :

    Il y a d'abord le bouddhisme méridional du petit véhicule (hînayânâ), plus ancien, de pensée plus fortement dualiste, plus proche du Bouddha historique, et que ses propres tenants appellent theravâda (doctrine des anciens). Pour ce bouddhisme -là, la réalité suprême est radicalement séparée du monde : le nirvâna est ici diamétralement opposées au samsâra, à cette vie de souffrance dans le monde empirique. Il a d'abord une valeur négative : c'est l'état indescriptible, inconnaissable et inaltérable de cessation de toute souffrance. Mais cette notion négative a en même temps un contenu positif et signifie l'état de suprême béatitude.

    À côté de ce bouddhisme s'est développé, durant les premiers siècles après le Christ, un bouddhisme non dualiste, le bouddhisme septentrional du mahâyâna, du grand véhicule. Ici l'absolu est totalement identifié au monde : nirvâna et samsâra ne sont que des aspects différents d'une seule et même réalité ; l'individu et l'univers ne sont qu' apparence, phénomène, illusion. Mais, en cela justement, le nirvâna a aussi un sens positif : c'est la réalité suprême qu'on ne connaît pas, qu'on possède déjà, mais seulement de manière cachée, tant que l'on n'a pas encore atteint la pleine connaissance par l'illumination.

    Cela montre bien que, dualiste ou non, aucun des deux grandes écoles bouddhistes ne tient le nirvâna pour totalement négatif, pour un néant pur et simple. Dans le theravâda et à plus forte raison dans le mahâyâna, on en est convaincu. Comme l'a dit Edward Conze, un des meilleurs connaisseurs occidentaux du bouddhisme : « On nous dit que le nirvâna est permanent, stable, impérissable, immuable, sans âge, sans mort, non né,sans devenir, qu'il est pouvoir, félicité, bonheur, refuge sûr, abri, lieu de sécurité inattaquable ; qu'il est le vrai réel et la suprême réalité ; qu'il est le bien, le but suprême, le seul et unique parachèvement de notre vie, la paix éternelle, cachée, incompréhensible. »

    Des points communs avec le christianisme se dessinent ici. Toutefois, il est toujours bon de le noter, un grand nombre de mots ont en Orient une autre signification qu'en Occident. Des mots comme « non-être », « non-soi », « non moi », « néant », « vide », « silence » rendent en Orient un son qui n'est absolument pas aussi négatif qu'en Occident. Ainsi des philosophes bouddhistes, en particulier dans l'école japonaise de Kitaro Hischida, à Kyoto, affirment en propres termes que la notion d'absolu, entendue comme « rien absolu », tout comme le « vide » indien (en sanskrit : sunyâta), ne doit pas être comprise de manière nihiliste ou athée. Par analogie avec la connaissance chrétienne de Dieu dans la voie négative telle que nous la connaissons par le Pseudo-Denys, Maître Eckhart, Nicolas de Cues et d'autres, il est clair, pour les bouddhistes aussi, que l'absolu n'est pas définissable, vérifiable ou compréhensible.

    N'y aurait-il pas lieu ici de s'interroger plus avant sur la façon dont l'Occident reçoit la philosophie bouddhiste ? Si le rien absolu (le nirvâna en tant que mu absolu) est, selon la conception bouddhiste, par exemple chez Abe Masao, « négation absolue » et donc « négation de la négation » et par suite « affirmation absolue », pourquoi alors continuer de qualifier sans réserve l' affirmation absolue de « néant » qui pourtant n'est pas rien ? Tout en tenant compte des exigences du bouddhisme et d'une théologie négative, ne serait-il pas plus clair d'appeler l'absolu, l'être absolu ou être-soi, et, en ce sens, le situer au-delà de l'être et du non-être ? Ou bien, prisonnier d'une tradition indienne à laquelle fait référence Hajime Nakamura, préférera-t-on un langage négatif, bien que le nirvâna, l'absolu, n'ait absolument pas le sens purement négatif d'extinction, mais une signification hautement positive : la vérité réelle, la suprême réalité, l'inexprimable béatitude et l'accomplissement unique de notre vie ?

    Il se pourrait ainsi, que non seulement les chrétiens apprennent des bouddhistes, mais aussi - dans l'esprit d'une émulation réciproque - que les bouddhistes apprennent des chrétiens. Si, dans le bouddhisme, nirvâna est conçu comme vérité réelle, réalité suprême, comme béatitude, but suprême, unique accomplissement de notre vie, comme paix éternelle, cachée est inconcevable, alors on peut aussi comprendre pourquoi le Bouddha, qui représente l'incarnation personnelle du nirvâna, devient objet de tous les sentiments religieux. On comprend également pourquoi dans le bouddhisme très influent d'Amitaba - au Japon, bouddhisme d'Amida, la forme la plus répandue du bouddhisme -, on parle même, à propos du nirvâna, d'un paradis de béatitude personnelle dans le « pays pur » où l'on entre non comme dans l'ancien bouddhisme, par ses propres forces, mais, comme dans le christianisme, par la confiance en la promesse et en la puissance de Bouddha, du Bouddha de la lumière et de la miséricorde (Amida).

    En somme :

    - Dans le bouddhisme également, on connaît une réalité ultime et suprême, un absolu. Dans le bouddhisme aussi, il y a tension entre une manière plus négative et une manière plus positive de parler, entre une religiosité plus personnelle et une religiosité plus apersonnelle.

    - Une compréhension et un enrichissement réciproques, même en ce qui regarde la réalité ultime et l'état final de l'homme, ne semblent pas exclus a priori.

    Comme on l'a déjà dit, l'enrichissement réciproque n'exclut pas, mais inclut au contraire une critique réciproque. Malgré toute la convergence des positions, il y aura toujours à discuter des différences. Cela est immédiatement évident dès que l'on pose la question vieille comme le monde et pourtant toujours nouvelle : qu'est-ce qui attend l'homme après la mort ? Une seule vie ou plusieurs ?

                                                                 A suivre... 

     

    Hans Kûng - Vie éternelle ? Ed du Seuil , 1985 ISBN 978-2-02-008604-2 - PP. 85- 87

  • Méridienne

    Le maître abandonne la zone des régents. Il sait quelle est   l'espèce de dernier mot dont ils sont capables. Mais la marche montante sous le soleil montant a raison de ses forces. Toute l’eau  de son corps semble avoir été bue  quand il arrive au puits.

    Les disciples proposent d'aller chercher au bourg de quoi déjeuner.

     

    Ils disparaissent dans la poussière de leurs pas avec le brouhaha d'on ne sait quelle discussion. Un chêne immobile couvre de sa profonde ombre la torpeur du maître au centre d'un silence torride.

     

    Soudain arrive une femme. Elle va puiser, mais elle s'aperçoit du voyageur.

    Il lui dit : J'ai soif.

    Elle y reconnaît une phrase du livre, elle répond : Je vois quel est ton monde. Et tu t'abaisses à me parler ?

    Il lui dit : Tu te fies aux apparences, mais si tu faisais attention...

    Elle répond : Que viens-tu inventer ? Tu repasseras un autre jour. Crois-tu que je ne comprends pas quel fainéant tu es ? Les belles paroles n'ont rien à nous apprendre. Nous savons depuis longtemps ce que nous avons à faire.

    Il lui dit : Mais ça ne vous empêche pas de mourir chacun votre tour. Moi je vous empêcherais.

    Elle répond : Oh ! à ce compte...

    Il lui dit : Va chercher ton homme.

    Elle répond : Moi, avoir un homme ?

    Il lui dit : Ah oui, j'oubliais.

    Elle est saisie, elle répond : Tu as l'air d'en savoir long. Eh bien je voudrais ton avis. Nous avons notre  église sur la montagne et vous autres vous prétendez que l'église est en ville.

    Il lui dit : Vieille querelle, mais je vais te dire. Maintenant le ciel n'est plus ici ou là, il n'est qu'à chacun. Les cantiques ne font plus la fête. Rien ne tient devant la lumière que la transparence.

    Elle est dépassée, elle répond : Sans doute, mais quelqu'un viendra nous le dire.

    Il lui dit : Mais c'est moi.

    Alors elle ouvre de grands yeux. Elle ouvre aussi la bouche comme si elle allait parler. Mais les disciples reviennent. Ils ne disent rien non plus. Alors elle s'en va, et si vite qu'elle oublie sa cruche.

    Eux, ils ne demandent pas ce qu'il voulait ou ce qu'elle voulait. Ils n'ont rapporté que des galettes et des concombres car les indigènes sont sournois. Lui, la nourriture partagée, il n'y touche pas. A-t-il eu à manger en leur absence ?

    Il dit : Vous voulez savoir ? Vous pensez qu'il n'y a qu'à attendre ? Et si on n'avait plus le temps ?

    Or la femme est de retour avec des voisins. Alors le maître est tellement à l'aise avec ces étrangers que leur méfiance tombe. Ils l’invitent, ils l'emmènent. Ils le questionnent dans la rue où sèchent les bouses. Ils le font entrer dans une salle fraîche, s'asseoir devant une cruche suintante.

    Une aveugle l'écoute, tête penchée, un ruban dans les mains. Et voilà qu'elle lui parle d'une odeur, d’un  tintement. Mais il la détourne des féeries qu’elle se forge et il la livre à une ombre plus pure.

     

    Jean Grosjean - Les beaux jours - Ed Gallimard NRF, 1980  pp 10 - 13

     

  • Il l'a réveillé

    (67)

     

    Le camarade

     

     

    Le maître s'attarde dans un val à la nuit tombante, mais on lui apporte des nouvelles : Ton camarade ne va pas bien.

    Il lève les yeux avec un calme cruel sur l'horizon ou de noirs stratus s'étirent dans la rougeur du couchant. Il dit : Ce n'est pas grave.

    Jamais il n'aurait rien demandé à son camarade, et le camarade non plus ne l'aurait prié de rien. Ils s'étaient reconnus l'un l'autre comme un beau jour inattendu parmi ce doux murmure des feuilles sèches dont on brise les nervures dans les caniveaux de l'automne. Il leur a suffi d'échanger le (68) long regard d'une incertitude intrépide et d'un étonnement secret pour que tout le nocturne hiver survenu soit ensoleillé de leur silence. Car ce qu'ils se sont dit n'a été que l'imperceptible mélopée de leur voix posée sur de futiles prétextes. Que se seraient-ils juré ? Mais maintenant...

    Les jours passent lents, gris, humides, au fond du val ou le maître se met à ne plus se reconnaître. Il vient dire aux disciples : On a à faire là-bas.

    Eux, ils s'effraient, ils disent : On se fera tuer.

    Il y pense, puis il n'y pense plus, il dit : J'avais le camarade.

    Les autres se regardent, ils ne peuvent pas comprendre. Aucun n'a un camarade, ils n'ont tous que des amis et des ennemis. Mais ils suivent. Longue marche. Lents jours mornes d'un début de printemps. Des perce-neige se fanent sur la boue du dégel.

    On arrive au jardin du mort un (69) matin où s'attarde le décours diaphane de la lune. Des gens qui étalent leur deuil d'un air emprunté piétinent les saxifrages. Quelqu'un dit tout bas au maître : Si tu avais été là...

    Il entre dans la maison. Beaucoup de monde s'y presse. Le jour reste blafard aux fenêtres. Les papotages alternent avec des sanglots ostentatoires et parfois une brève parole tout haut. Quelqu'un lui dit encore : si tu avais été là...

    Il regarde chacun. Il a du mal à respirer. Il est pris de frissons. Il dit : où est la tombe ?

    On l'y emmène. Il murmure en chemin : J'avais un camarade.

    Et il pleure. Les talus gardent de minces plaques de neige. L'air est vif. Le maître frémit de nouveau et il dit :

    Ouvrez la tombe.

    On lui dit : Et l'odeur ?

    Il dit : Ouvrez.

    Il regarde le ciel un moment. Puis (70) il se penche sur la tombe. Et il dit : Viens, camarade.

    Alors le camarade, empêtré de son linceul, sort de la tombe. Le maître dit : Voyons, débarrassez les linges.

    Et il se recule de quelques pas. Il regarde le camarade qui monte vers Battenans avec des tâches de soleil sur l'épaule. La durée semble interminable.

    Arrivé au détour du chemin le camarade tourne la tête et regarde à son tour le maître avec une immense nostalgie. Certes il remonte à la vie, mais est-ce qu'il n'y remonte pas seul ?

    Le maître a le coeur un peu vide. Il sait que ce ne sera plus jamais comme avant. Il voudrait sourire mais ses yeux restent froids. Il reçoit comme un baume le regard du camarade, mais il ne peut plus rien. Il se détourne. Il n'y a plus que le ciel qui le voie et qui voie le camarade, plus que le ciel qui connaisse de part et d'autre leur respiration, (71) un ciel tendre et nacré ou voguent, tour à tour pâles et sombres, les nuages de ventôse.

     

    Jean Grosjean – Les Beaux jours – Gallimard NRF 1980 n° d’édition : 26713

  • Psaume 5

    Introduction au psaume :

    Tu hais ceux qui font le mal.

    Un cri angoissé devant la malice du monde. Cette malice est avant tout l'exploitation mauvaise de l'homme par l'homme, le refus de l'amitié fraternelle qui est la vocation humaine et le commandement de Dieu. Cette méchanceté, c'est la négation même du précepte et de la volonté de Dieu. Le sang quelquefois ; plus souvent la fraude ; et le mensonge et la sinistre hypocrisie qui met la bouche en contradiction avec le cœur. L'homme droit est déconcerté - on ne le dira jamais assez, on ne l'avouera jamais assez - devant ce refus organisé de l'amour. Qu' il fait bon alors se tourner vers Dieu :

    Lire la suite

  • an neuf

     

     

    "Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur, je le dis encore, réjouissez-vous".

    Paul aux Philippiens (Phil 4)

     
     
    Bonne année 2011 !  
     
     
  • L'au-delà : projection d'un désir ? Les grandes religions (5)

    82

     

    Dans le cadre de ce consensus de base, la différence de base devient, elle aussi, immédiatement évidente quand nous en venons à parler concrètement et à nous fixer sur des religions déterminées. Comparons par exemple - car nous ne pouvons traiter ici de toutes les grandes religions - la position chrétienne avec ce qui représente sans doute la position la plus extrêmement opposée, le bouddhisme. Celui-ci a montré toutes ses virtualités en s'imposant au cours des siècles à partir de l'Inde, au nord (Chine, Corée, Japon : bouddhisme septentrional du Mahâyâna) et au sud (Sri Lanka, Birmanie, Thaïlande, Laos, Cambodge : bouddhisme méridional du theravâda) et y a survécu jusqu'à présent, contre toute attente des missionnaires chrétiens, même dans un monde de plus en plus sécularisé. Il a prouvé ainsi non seulement sa capacité d'adaptation à l'évolution sociale en Orient, mais aussi son attrait persistant sur les intellectuels occidentaux. Qu'on songe seulement à Schopenhauer, Richard Wagner, Heidegger, Whitehead !

     

    Or, ce que les chrétiens croient ou ont cru, quand ils parlent de l'état final, nous est familier : il est alors question du ciel et du chemin « par où l'on va au ciel ». Le bouddhisme, en revanche, est très souvent considéré non seulement comme athée, mais même comme nihiliste. On se réfère alors volontiers au terme de nirvana par lequel les bouddhistes désignent l'état final de l'homme et du monde. Mais qu'est-ce que le nirvâna ? Nirvana (de la racine sanscrite va : « souffle ») signifie « évanescence » ou « extinction » dans un état de repos sans désir, sans souffrance, sans conscience, [83] sans fin, comme une bougie s'éteint ou  comme une goutte de pluie se fond dans la mer. C'est là l'idée fondamentale du bouddhisme déjà exprimée dans les « quatre vérités saintes » du Bouddha : celui qui, par la maîtrise de sa soif de vivre et par l'illumination, est parvenu à l'extinction de ses désirs et a donc obtenu le repos pour son propre moi, expérimentera de son vivant, quoique de façon imparfaite, le nirvana. Mais celui qui, durant sa vie, n'a pas triomphé de son égoïste soif de vivre se condamne lui-même à renaître après la mort (« réincarnation »). Seul celui qui meurt illuminé est définitivement arraché à la contrainte de la renaissance : il trouve accès à la plénitude du nirvana.

     

    Si l'on compare la position chrétienne et la position bouddhiste, dans leur formulation extrême, on peut faire ressortir une différence de base qui pourrait bien n'être pas seulement caractéristique du christianisme et du bouddhisme mais, dans une large mesure, des religions d'origine sémitique, donc de la tradition judéo-christiano-islamique et des religions d'origine indienne, donc de la tradition hindo-bouddhique. Au regard de l'état final, cette différence de base peut être décrite, très schématiquement bien sûr, par les tendances prédominantes suivantes :

     

    - Fondamentalement, la tradition judéo-christiano-islamique a du monde (et de cette vie) une conception positive ; elle y voit une bonne création de Dieu, de sorte que la rédemption de l'homme s'opère dans ce monde. La tradition hindo-bouddhique a du monde (et de cette vie) une conception surtout négative ; elle y voit une illusion, une apparence, de sorte que la rédemption de l'homme s'opère hors de ce monde.

    - La tradition judéo-christiano-islamique (prônant une voie active par la justice et par l'amour) ne connaît qu'une seule vie de l'homme dans laquelle tout se décide pour l'éternité. Au contraire, la tradition hindo-bouddhique (préférant la voie mystique de l'effacement et de l'illumination) connaît plusieurs vies dans lesquelles l'homme peut se purifier de plus en plus et parvenir à la perfection.

    - Foncièrement, la tradition judéo-christiano-islamique considère l'état final de l'homme et du monde comme être et plénitude (le plus souvent dans le sens personnel) ; la tradition bouddhiste surtout  [84] y voit par contre non-être et vide (dans un sens le plus souvent apersonnel).

     

    Ces différences semblent remettre complètement en cause le consensus de base qu'on a dit. Reste-t-il encore un point commun, et une discussion là-dessus a-t-elle encore un sens ?

    La constatation schématique de tendances opposées en leur formulation extrême devrait tout d'abord aiguiser notre regard. Il nous faut - pour autant que cela est possible dans le cadre que nous nous sommes fixé - l'analyser de plus près et la nuancer. La réalité des religions, tant d'origine sémitique qu'indienne, est, on le sait bien, très complexe et source de dissentiments. De plus, dans ce contexte, je laisserai de côté tout ce que la critique estimerait à bon droit appartenir à la discussion avec les religions ; à savoir que, dans toutes les religions mondiales (tout comme dans le christianisme), il y a des doctrines et des pratiques qui sont différentes et contradictoires ; à côté de la réflexion et de la discussion théoriques, il y a d'une part l' expérience spirituelle et d'autre part la pratique ; à côté des monuments de théorie spéculative (souvent très abstraits et apersonnels), il y a la pratique populaire de la foi (de caractère souvent très personnel) ; à côté d'une philosophie, d'une ascèse, une spiritualité sublime d'élévation, il y a aussi des superstitions cachées ou massives, une sensualité grossière sous un simple vernis spirituel. Il s'agit ici pour moi d'esquisser à l'aide des notions opposées que je viens d'énoncer les différents modèles de croyance en l'éternité. Entre eux, me semble-t-il, demeure quelque chose de commun en dépit de la diversité des systèmes de référence. Un dialogue en tout cas devrait être possible. (…)

     

                                                                A suivre....

    Hans Küng - Vie éternelle ? Ed du Seuil , 1985 ISBN 978-2-02-008604-2