"Je raconterai peut-être un jour ce que fut mon enfance et mon adolescence à Murat dans le Cantal. Quelle solitude ! quel désert ! Intoxiquée par un curé qui lui faisait un devoir de protéger la foi de ses enfants, ma mère brûlait la bibliothèque de mon père, bien inoffensive pourtant. Pour lire, je me réfugiais chez un cordonnier qui avait fait quelques études, et qui avait quelques rayons de livres dans son arrière-boutique. A treize ans j'ai découvert Villiers de l'Isle-Adam, l'année suivante Chateaubriand. Et, ce qui était moins bien, Pierre Louys. Et puis Rimbaud. Toute la littérature française me paraissait s'arrêter là, avec la saveur du fruit défendu. Et puis le collège, où de tous les classiques, je ne retins guère que Racine et surtout Pascal. mais ce n'est qu'à l'âge de vingt ans, quand je descendis vers les villes radieuses, vers le midi, que je découvris avec quelle fièvre ! Nietzche et Dostoïevski. Et Bernanos. J'étais jeune moine [dominicain], au couvent de Saint-Maximin dans le Var , quand j'ai lu pour la première fois L'Idiot. le soir, au lieu de me coucher, je continuais le roman. A une heure du matin, je fus avec tous les autres à la chapelle pour dire matines. Remonté dans ma cellule, je repris ma lecture et l'achevai enfin au moment où sonnait la cloche du réveil. J'avais les yeux gonflés et le visage bouffi d'avoir pleuré toute la nuit. Mes camarades de noviciat durent penser que je traversais une crise mystique, et que j'avais passé ma nuit à pleurer mes péchés. Alors que mes larmes n'avaient coulé que pour Nastassia Philippovna.
Nietzsche et Dostoïevski bouleversaient ma sécurité intérieure, ébranlaient toutes les colonnes édifiées dès l'enfance. Bénis soient-ils ! Toutes mes certitudes, toutes mes espérances ont dû traverser ces deux ouragans. Ils m'ont forcé à tout jeter, tout, dans la contestation, tout sans exception, ce que j'avais de plus sacré et ce que j'avais de profane, ce que j'adorais, ce que je méprisais, tout fut jeté dans ce feu ardent, jeté pour rien, pour éprouver seulement les valeurs, pour voir ce qui restait sous la cendre quand tout ce qui était consumable avait brûlé. Ce jeune moine encapuchonné, qui circulait silencieusement sous les cloîtres, soupesait en son coeur chaque pièce du trésor que dès l'enfance on lui avait donné à garder.
Thomas d'Aquin allait prendre le relais. Je le dis hautement, aucun maître au monde ne libère autant les intelligences, ne les guide mieux, ne les épanouit davantage, et sans les froisser. Sa méthode est celle de l'interrogation. J'appartiens à un Maître et à une Ecole, dont le manuel et le chef d'oeuvre s'intitule "Somme théologique",écrite de bout en bout sous forme de questions, ce qui est déjà un titre de noblesse intellectuelle tout à fait exceptionnel.
Après une première question introductrice et méthodologique, l'énorme ouvrage commence ainsi : "Est-ce que Dieu existe ? - Il semble que non !"
Le ton est donné une fois pour toutes, et sera tenu sans fléchir tout au long de cette immense interrogation, de cette "quête de vérité" - comme il y avait eu la quête du Graal -, que constitue " La Somme théologique ". Oui, le manuel de ma jeunesse est un livre d'aventure. Honneur à Thomas d'Aquin, redresseur de torts, chevalier sans peur et sans reproche de l'interrogation, qui donne à toute objection sa pleine chance, et qui ne combat qu'à visage découvert. Rien n'est plus opposé à Thomas d'Aquin que le larvatus prodeo de Descartes et de tant de penseurs modernes.
Aujourd'hui on appelle "maîtres", non pas ceux qui nous obligent à l'interrogation, mais ceux qui vous courbent à des affirmations ou à des négations péremptoires. Hegel, Marx et tant d'autres, affirment, nient, assènent toujours, et finalement mettent l'intelligence sous le joug. Thomas d'Aquin interroge et s'interroge, il commence par objecter. Il répond aussi, bien sûr, il sait que l'acte intellectuel ne se termine et ne trouve sa fécondité propre que dans le jugement, mais la réponse toujours proposée, jamais imposée, ne vient qu'après l'interrogation, après l'objection, comme les semailles après le labour. Et le champ des semailles n'est jamais plus étendu que celui des labours. Honte à qui affirme ou nie, sans aucune interrogation préalable ! La dignité de l'intelligence humaine expire dans la sauvagerie d'un terrain qui ne serait pas remué par le soc de l'interrogation.
Le génie de Thomas d'Aquin ne respire et ne se meut qu'attelé, comme un boeuf, à la charrue de l'interrogation. Thomas d'Aquin serait très à l'aise, il aimerait parler aux plus grands savants de notre époque, j'entends les vrais savants, ceux qui se sont formés à la méthode expérimentale, qui, selon les fortes paroles de Claude Bernard, se résume au doute. Qui doute s'interroge, il est sur le bon chemin. Mais l'honnête et laborieux Thomas d'Aquin n'aurait rien à dire, ce qui s'appelle rien, à nos philosophes saouls de dogmes, à nos théoriciens tranche-montagnes, à nos petits curés qui ne progressent que dans leur propre infaillibilité, à nos moinillons toujours le nez en l'air pour humer d'où vient le vent de la dernière mode intellectuelle.
R.-L BRUCKBERGER - Le monde renversé - Cerf, 1971. pp 84-87