J'imagine très bien la Samaritaine, jeune, belle, désirable, coquette, sensuelle, le visage découvert, la chevelure libre, venant de la ville vers le puits, l'amphore sur la tête et droite sous le fardeau, la corde au bras pour descendre la cruche. Elle a la démarche souple d'un félin. Elle chantonne sur le chemin. Elle est bien dans sa peau, elle aime faire l'amour et change de partenaire avec aisance. C'est exactement le genre de créature qui n'a pas froid aux yeux, dont mon maître des novices nous recommandait avec insistance de ne jamais la regarder en face : " E pericoloso ! " comme il était écrit jadis sous les fenêtres des trains. Attention, danger imminent de vertige ! Elle le sait, elle sait que ses yeux sont des abîmes. Elle trouve la vie très à son goût et ne s'attend pas du tout à ce qui va lui arriver.
Elle n'est pas sans être émue par la beauté de l'étranger assis sur la margelle du puits. Mais quoi ! C'est un Juif, et elle n'aime pas les complications sociales ou politiques. C'est avec insolence, l'air de dire : "Bas les pattes !", qu'elle répond à la demande de Jésus de lui donner à boire.
Jésus ne s'offusque pas, et la conversation continue, en contrepoint, à contre-jour. La femme accueille et déchiffre les mots sur son registre à elle, et comprend à contresens tout ce que Jésus lui dit. Jésus, lui, est sur un tout autre registre, une octave plus haute, celui de sa révélation personnelle : et c'est à cette hauteur qu'il veut la hisser.
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A cette femme immergée dans les plaisirs de la chair, impératrice des désirs, Jésus révèle tout à tract qu'elle a été créée et qu'elle existe pour une métamorphose d'elle-même vers une autre Vie, qu'il appelle Vie éternelle, où elle aura, où elle a déjà d'autres désirs et d'autres satiétés. Désirs et satiétés qu'elle ne connaissait pas, qu'elle ne soupçonnait même pas, mais qui la combleront à la perfection, et auprès desquels désirs et satiétés charnelles ne lui paraîtront plus que comme de l'ombre. (...)
En quelques instants, cette femme qui vient chercher de l'eau pour étancher la soif de toute la maisonnée, découvre qu'il y a en elle une soif plus profonde que celle dont elle fait chaque jour l'expérience, et qui se renouvelle d'ailleurs chaque jour... (...)
Le premier émerveillement passé, vient la méfiance. Se peut-il que ce soit vrai ? Se peut-il qu'un tel bonheur soit pour moi ? C'est alors le moment de l'estocade, où l'épée trouvant la jointure de l'épaule perce le coeur. Jésus est le matador infaillible : son épée est la vérité. Déjà, quand il la voyait de loin dévaler le chemin, l'amphore sur la tête et une chanson aux lèvres, il savait qui elle était. Maintenant il le lui dit. Elle, comme une petite fille qui essaie de se rappeler son catéchisme, tente de faire diversion, en disant ce qu'elle a appris dans son enfance. Elle lui parle donc du Messie que Samaritains autant que Juifs attendent depuis deux mille ans : " Quand il sera venu, il nous fera tout savoir."
Jésus - Je le suis, moi qui te parle.
Voici la toute première fois que Jésus fait à un être humain cette immense révélation de lui-même. (...) C'est à elle qu'il dit : "Oui, c'est moi ! " Ce n'est pas aux prêtres qu'il dit cela en premier, ce n'est pas aux docteurs de la Loi, aux intellectuels, aux théologiens, qu'il a dit cela en premier, ce n'est même pas à l'empereur de Rome ou aux chefs de son peuple qu'il a dit cela en premier, ce n'est même pas aux apôtres, compagnons de sa vie et de son errance, qu'il a dit cela en premier, non ! C'est à cette étrangère, cette ennemie, jeune, belle et folle de son corps. (...) A cette marginale, marginale en tout, Jésus fait tout à tract et sans la moindre réticence, sans la moindre ambiguïté, la révélation de sa mission essentielle.
R.L Bruckberger - La Révélation de Jésus-Christ - Grasset 1983