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Jacques Ellul

  • La politique et le prince du mensonge (6)

    (suite et fin du post précédent)

     

    Ce n’est donc pas de façon artificielle et gratuite que nous avions choisi ce terme de démoniaque, il ne s’agissait nullement de «dramatiser » la question. Ce que nous avons montré ce n’est pas la différence entre l’idéal, ou la théorie, et puis une pratique, ce n’est pas davantage la reconnaissance des nécessités de la pratique politique: il y a bien plus. Il y a une certaine «structure» du démoniaque, qui rend compte de phénomènes réels dont rien ne peut expliquer de façon naturaliste et positiviste, l’existence et l’importance.

    Il y a une dimension en profondeur de cette superficie. Comment pouvons- nous nous prêter à cela? Telle est la question. Or, j’ai reconnu que la structure du politique actuellement correspond trait pour trait à cette structure du démoniaque. Mais réciproquement ne pourrait-on pas aussi généraliser, et banaliser : après tout n’est-il pas possible de dire aussi bien: l’économie est démoniaque, l’argent est démoniaque, la science, la technique, etc. J’ai fait pas mal d’études critiques au sujet de la technique, je me suis toujours gardé de dire qu’elle était démoniaque ou diabolique. Ceci parce que, autant que faire se peut, je tiens à garder un sens relativement précis aux mots. Si le démoniaque correspond à ce que la Bible nous en dit (et c’est mon choix) explicité par Castelli entre autres, si l’on ne prend pas ce mot à la légère pour signifier un peu globalement ce qui est désagréable, ou injuste, ou mauvais, alors on ne peut pas l’appliquer actuellement à d’autres domaines que le politique, car aucun ne comporte l’ensemble des caractères et leur réciprocité. La science n’est pas (en tant que telle) productrice de mensonge et falsificatrice. L’économie n’est pas «l’horrible indéfini, le sens de ce qui est définitivement dénaturé ». Je dirais par contre que certainement l’argent a été la puissance démoniaque par excellence au XIXe siècle, par exemple, ce que Marx a parfaitement dénoté, mais aujourd’hui, il a été si bien, souvent dénoncé, mis à jour, connoté comme démoniaque, que celui-ci s’est déplacé. Lorsque le Prince du mensonge est mis à jour, il disparaît. II cesse d’exercer sa puissance dans le lieu qu’il avait choisi pour élire d’autres domaines, pour employer de nouveaux miroirs. Nous sommes passés du démoniaque que de l’argent au démoniaque de la politique. C’est notre progrès et notre questionnement.

                                                                                   Jacques ELLUL

  • La politique et le prince du mensonge (5)

    (suite du post précédent)

     

    Mais il y aurait un pas de plus à faire pour comprendre la politique: elle est actuellement le lieu du démoniaque. Je ne développerai pas ce point l’ayant entièrement explicité ailleurs. Je me borne à rappeler mes conclusions. La politique est le lieu de l’illusion totale de notre société. Mais au-delà de mes analyses d’autrefois, il faut souligner que: la politique est l’art de généraliser les faux problèmes, de donner de faux objectifs et d’engager de faux débats. Faux par rapport à la vie concrète des hommes concrets, faux par rapport aux tendances socio-économiques effectives que la politique n’atteint jamais. Dans cette fausse orientation, la politique mobilise toutes les énergies, elle engage le tout en généralisant le faux. Tout se joue constamment sur de faux problèmes élaborés et proposés par la politique comme seuls vrais et finissant par les imposer comme tels. Cet illusoire doit être combiné avec le mécanisme de la médiatisation politique. La politique devient médiatrice universelle, la médiatrice obligée entre l’individu et le corps social. On ne peut agir sur le corps social que par la voie politique. Elle est investie d’une légitimité à priori pour la direction de notre société. Elle institue un corps de médiateurs normalement validés. Elle institue une médiation politique. Tout ce qui se produit est traduit en langage politique, et devient par là explicable et compréhensible. La médiation politique s’exprime enfin dans la transposition de la volonté particulière à la volonté générale, intérêt général, etc. Et cette médiation qui joue sur tous les registres finit par se faire accepter par tous et pour le tout. Car là est encore le démoniaque politique, le moyen est substitué à la vérité, la médiation se substitue au tout et remplace tout. Et le dernier pas à faire, c’est le constat bien banal que l’Etat moderne se veut sauveur: nous sommes passés au stade de l’Etat-Providence. Mais ceci est dépassé par l’Etat porteur de Salut. Ce qui est «mensonge» se déclare « porteur de salut ». Telle est la puissance de la dissolution.

    Si nous combinons l’illusoire total avec la médiation obligée, nous arrivons d’une part à une organisation de la non-réalité, d’autre part à l’anti-médiation du corps social, ce qui sont les deux caractères dominants de la politique actuelle. Ce n’est donc pas à proprement parler la prétention à une médiatisation qui est attestation du démoniaque, mais d’une part la confiscation de la médiatisation (exclusive de toute autre) associée, d’autre part à l’illusoire, c’est-à-dire produisant une médiatisation de Rien à Rien, d’un mensonge à une illusion, cependant que cela même engage le tout de l’homme et tous les hommes de cette société. Nous avons là un caractère spécifiquement démoniaque. Comme les autres caractères de la politique. Le Démon est celui qui en outre prend possession intérieure de l’homme, qui effectue les promesses d’accomplissement d’une volonté de Dieu supposée, et qui, à cause de ses promesses et de réalisations « d’évidence », se substitue à Dieu. Il est en tout l’imitation inverse du divin. D’autre part, il est indispensable de se référer au Démoniaque dans l’Art de E. Castelli. « Communier sans en appeler au Christ veut dire croire à une suffisance que seul le démoniaque peut insuffler », «l’horrible indéfini : le sens de ce qui est définitivement dénaturé ». « La façade d’une face — anticipation allégorique de la foule, prélude au concept de Tous, c’est-à-dire de Personne. » «La Puissance de dissolution... » Voilà cinq formules de Castelli, explicitant le démoniaque et que nous retrouvons clairement dans la politique où nous avons rencontré tous les aspects qui caractérisent le démoniaque: le mensonge et l’illusion, la création d’un univers intégralement falsifié, l’évidence d’une promesse d’accomplissement de la volonté humaine, la communion suffisante, le sens dénaturé, la façade d’une face... Nous pourrions continuer.

    Enfin la politique possède un pouvoir d’absorption, d’assimilation, irrésistible. Les anarcho-syndicalistes français de 1900 avaient totalement raison quand ils démontraient que la politique pervertit, en elle- même, par elle-même, toutes les intentions, tous les projets. Quand ils affirmaient que les socialistes, dès l’instant où ils commençaient à faire de la politique, continuaient à tenir un discours socialiste, mais avaient une pratique anti-socialiste et que les révolutionnaires entrant dans le champ politique cessaient immanquablement d’être révolutionnaires, Ces affirmations de 1880 se sont toutes exactement confirmées: Millerand, A. Briand, Paul-Boncour, Clémenceau, tous socialistes et révolutionnaires sérieux et convaincus, sont, au pouvoir, devenus en tout l’inverse de ce qu’ils avaient promis. Et de même le chrétien est pris dans le dilemme tragique, ou il cherche à rester chrétien et fera une politique stupide (Carter), ou il sera un politique efficace mais cessera fondamentalement, radicalement d’être chrétien. Rocard a raison d’affirmer l’incompatibilité essentielle des deux.

                                                                                     A suivre....

                                                                                                          Jaques ELLUL

  • La politique et le prince du mensonge (4)

    (Suite du post précédent)

     

    Combien de milliers de fois ai-je lu ces phrases écrites en transe, par exemple «Le capitalisme est le Mal absolu ». Et c’était écrit par un chrétien. Mais tout autant: «Le communisme est le Mal absolu.» L’accusation sans aucune possibilité de pardon, de mitigation, de conversion. Une fois que vous avez été communiste, vous ne pouvez pas changer, vous restez toujours sous le poids de l’accusation satanique. Il n’y a rien de bon et d’estimable dans l’adversaire. Seule son élimination radicale peut être un remède. La solution. Et cela c’est la politique qui l’a inventé. J’entends aussitôt une protestation: «N’est-ce pas plutôt la religion? » N’avons-nous pas connu l’Inquisition, les excommunications, les conversions par violence et contrainte... Je réponds radicalement là-dessus: oui, parfaitement la religion est devenue satanique chaque fois qu’elle a été prise en main par la politique. L’inquisition atroce n’a pas été celle de l’Eglise mais celle pratiquée au compte de l’Etat, pour lui et souvent par lui. L’extermination des Cathares est bien plus le fait du roi, qui s’est servi de l'Eglise, que de celle-ci. L’Inquisition ne devient extrême qu’entre les mains du roi du Portugal, du roi d’Espagne, de la république de Venise. Jusqu’à ce qu’elle devienne instrument d’une politique, l’excommunication n’est rien d’autre qu’un « remedium animi ». Et les conversions forcées, qui les a provoquées?

    Qui a converti les Saxons par la violence ? Charlemagne. Qui a converti les Indiens par la violence ? Les conquistadores (alors que les chrétiens qui ne se mettaient pas au service de la politique pratiquaient au contraire la défense de la personne et des coutumes de ces Indiens). L’esprit d’accusation, de division d’un bien et d’un mal qui doit être extirpé est toujours le produit de la politique.

    L’accusation majeure de notre temps est toujours issue d’un politique, fondée sur des motifs politiques, aboutissant à la mort dans le politique. La vue admirable de Koestler dans Le Zéro et l’infini fait éclater cela à l’évidence. Et de même que c’est la politique qui se fait prendre pour l’universel, et détrône Dieu, en réciproque, elle est productrice de l’accusation absolue. Ce qui est la contre-façon rigoureusement inverse de la justice divine. Ce n’est donc pas image littéraire facile, mais vue en profondeur de la politique, de la déclarer satanique, construite par le Satan, et implantée au coeur des hommes par le Satan. Ici encore, d’ailleurs, cela se greffe sur des sentiments spontanés humains, celui de l'auto justification et celui de l’expulsion de l’ennemi pour se purifier. La catharsis. L’homme a toujours besoin de se sentir juste, et jusqu’ici, c’était le rôle de la religion de lui offrir les moyens de la purification, entre autres par le sacrifice. Les grandes religions classiques ont disparu, et n’ont plus de pouvoir par manque de foi. Mais le besoin de l’homme reste aussi intense, le besoin d’être à ses yeux et aux yeux des autres, pur et légitime dans son existence. Et la voie, la seule qui lui soit maintenant offerte est celle de l’accusation, de la découverte politique du bouc émissaire désigné par la politique. Tout le mal est concentré dans cet autre, dissemblable, tout le mal va être expulsé lorsque cet autre sera expulsé ou, mieux, détruit. L’adversaire devient ennemi. L’ennemi devient l’incarnation absolue du mal. Et seul son anéantissement nous garantit non pas une simple victoire politique, mais le paradis, la justice, la liberté. Intégré moi-même dans le groupe des justes, je ne puis que partager leur justice. Or, tout repose sur l’accusation. C’est-à-dire l’oeuvre de Satan. Il n’y a pas simplement une structure, une organisation politique, il n’y a pas un simple effet psychologique, nous devons aller plus loin: précisons cependant que bien entendu le Diable ou Satan n’est pas un personnage, une figure située en un certain lieu donné, une volonté personnifiée ayant un objectif. Je dis que bibliquement partout où il y a rupture ou accusation il y a plus qu’un simple phénomène sociologique ou psychologique, il est impossible d’en expliquer et ramener tous les effets, par ou à du socio-psycho, etc. Il y a plus. Il y a une dimension spirituelle du domaine divin, il y a une dimension extra-humaine. Il y a une puissance inanalysable, qui rend la chose si effroyable. Et c’est ce qui est alors désigné par le Diable ou Satan. Maintenant, dans le monde où nous sommes, la politique est l’incarnation du Satan biblique.

                                                                                                                à suivre

                                                                              Jacques ELLUL


     

  • La politique et le prince du mensonge (3)

    suite du post précédent

     

     

    Je pourrais prendre d’autres exemples: quand il y a un sentiment de distinction entre des gens de race ou de couleur différentes, et des moeurs jugées étranges, et des coutumes ou des costumes curieux, cela n’empêche pas les gens de s’entendre. Ils sont aptes à se reconnaître. Jusqu’au moment où ces différences sont saisies par la politique, alors les dissemblances deviennent affaire tragique, les différences sont des motifs d’exclusion, alors naît le racisme. La provocation du racisme est toujours une création politique, à partir de sentiments naturels d’opposition qui n’empêchaient pas de coexister, parfois avec des heurts mais qui n’étaient jamais irrémédiables. Ainsi la politique rend les différences meurtrières, les conflits irréversibles, les oppositions d’idées irréparables. C’est-à-dire la vraie division diabolique.

    Mais il faut sans doute ici préciser deux choses : je n’ai jamais voulu d’un unitarisme, d’une identification, de la reproduction indéfinie par un moule d’un seul type humain ou social. J’ai toujours lutté contre la production en série et pour les pluralismes. J’ai toujours dit que le dialogue se fonde inévitablement sur la différence. Donc quand j’accuse la politique d’être diabolique, ce n’est en rien au nom de l’unité ! Mais la division diabolique est celle qui n’est fondée sur rien de vrai, qui conduit à refuser le pluralisme, la coexistence, la reconnaissance de l’autre, le respect des opinions multiples, l’arrangement de relations humaines bricolées, l’attention à tous les intérêts multiples et divergents. Et si vous me dites que c’est justement cela qui définit la politique libérale, je vous renvoie à la pratique de ce libéralisme politique, et vous verrez qu’il est aussi diviseur que les autres politiques.

    La seconde remarque porte sur le fait que mon accusation ne concerne ni la philosophie ni la théologie. C’est-à-dire que je ne prétends pas ainsi caractériser la politique en soi, éternelle, perdurable, considérée en métaphysique. Je parle, comme toujours, hic et nunc, le temps présent. La politique depuis trois cents ans, occidentale, mais qui maintenant a envahi et convaincu le monde, si bien que la politique africaine ou asiatique est exactement entrée dans cette même catégorie. Le diabolique a pris des formes diverses au cours de l’histoire, actuellement le diable, le diviseur, c’est la politique. Elle seule. Et dans son diabolisme, on la voit corrompre le droit, mentir sur la justice, provoquer les fausses espérances (les lendemains qui chantent...), engager l’homme dans des ruptures sans issues. Car tel est bien le diabolique: dramatiser, rompre irrémédiablement, faire entrer dans des impasses. Et tout cela par la voie de la séduction, de la promesse, de l’illusion. N’oublions pas que l’arme par excellence de toute politique, c’est la propagande. Et que celle-ci est le mensonge en soi. Le Prince du mensonge s’exprime aujourd’hui dans la propagande, créatrice de passion et de fausses évidences, d’engagement passionnel et d’aliénation intérieure. Et le mensonge majeur aujourd’hui, c’est la célèbre formule: « Tout est politique », ou encore: « Les peuples ne peuvent s’exprimer que par la voie politique », ou encore: « Si on n’agit pas politiquement, on ne fait rien.» Ces trois formules absurdes sont l’expression même du mensonge du Prince du mensonge exactement et totalement incarné aujourd’hui dans la politique. La politique aujourd’hui, c’est le Diable.

    Mais elle est aussi et en même temps, le Satan. Bibliquement Satan et le Diable ne sont pas identiques (pas plus que Lucifer, qui d’ailleurs n’existe pas dans les textes bibliques et est une invention très postérieure). Le Diable, donc, le diviseur par moyen de séduction. Le Satan, c’est l’accusateur. Devant Dieu se tient celui qui en permanence accuse, accuse les hommes par exemple, mais Dieu aussi ! Et partout où il y a accusation (même légitime, même fondée, même judicieuse), il y a oeuvre de Satan. Il y a le Satan lui-même. Leur point de rencontre, c’est évidemment que tous deux par des voies différentes sont la négation de l’amour et de la communion, la négation et la destruction et la corruption de l’amour. Or, aujourd’hui où se situent les grandes accusations, qui désigne tel autre, tel groupe comme le Mal absolu ? Qui joue le rôle de procureur mondial, qui met en accusation une classe, un peuple, une race? Exactement et uniquement la politique. Nous avons vu que dans le diabolique, il y a une certaine corrélation du politique et de l’économique. Mais pas ici. Le satanique est du politique à l’état pur. II n’y a plus aucune raison, il n’y a plus aucune mesure, il n’y a plus aucune considération humaine qui puisse jouer. L’autre est accusé de tout le mal qui se produit, il est porté au niveau du Mal absolu, avec la certitude que si on arrive à l’éliminer, aura lieu enfin la purification, la libération. Accusation du communiste, ou du bourgeois, ou du nègre, ou du colonialiste, ou du capitaliste, ou du nazi, ou du juif...

                                                                                                A suivre....

     

                                     Jacques Ellul



  • La politique et le prince du mensonge (2)

    (suite du poste précédent)

     

    Si on veut maintenir l’unité de la classe ouvrière, il ne faut pas faire de politique disaient Merrheim, Griffuelhes, Pelloutier. Et ils avaient senti exactement la nature de la politique, on ne les a pas entendus, et on a vu ce qui est arrivé. Les hommes politiques qui se présentent comme des rassembleurs font rire! Ils sont rassembleurs d’un groupe à condition d’approfondir le fossé qui le sépare de tout le reste de la nation, de même que la politique ne rassemble la nation (Union nationale) que dans la mesure où elle engage cette nation dans une guerre mortelle avec un autre pays. C’est même un moyen connu, admis, sans problème que la guerre pour unir le pays! La politique ne crée rien, et surtout pas la rencontre vraie, l’union des êtres, la marche en avant d’une société, fondamentalement unie et humainement décisionnelle et responsable. Elle ne produit que la division, le conflit en soi, rigoureusement inutiles, fondés sur rien, absurdes. Car lorsqu’un demi-siècle plus tard on regarde les divisions qui opposaient dans une haine farouche les adversaires politiques, on reste toujours stupéfait de la vanité, de la stupidité des motifs de division et de haine, comme en général des motifs de guerre. C’était donc pour cela que ces gens s’égorgeaient, se massacraient ? Nous ne serions pas si bêtes ! Mais ce que nous ne voyons pas, c’est que, avec d’autres objectifs, d’autres motifs nous faisons exactement la même chose ! Et nos motifs politiques de combat paraîtront aussi imbéciles à nos petits-fils. C’est le fait de la politique. Qui induit, séduit, provoque, engage les gens dans des conflits délirants. C’est elle qui nous fait prendre avec un sérieux absolu la «cause» qu’il faut défendre, ou la doctrine, les opinions, contre celles des autres. C’est elle qui fait que nous nous dressons pour des motifs superficiellement idéologiques contre nos frères. Et c’est au nom de ces stupidités, qu’elle provoque les grands massacres. Au nom de la mise en culture de la Sibérie, le goulag. Au nom d’une inutile production intensive de riz, Pol Pot massacre un tiers de son peuple, au nom du prestige politique la France envahit un quart du monde... Solennelles, grandiloquentes proclamations politiques ne produisant en fait, en profondeur que massacres et divisions, Mais dans l’instant, on y croit. On y croit les yeux fermés. La politique rend aveugle, totalement. Elle invente toutes les idéologies en même temps meurtrières et mobilisatrices. Elle provoque des conflits irréversibles. Un exemple simplifié: il y avait depuis le Moyen Age des communautés coexistantes, les Druzes et les Maronites, opposées sur tous les points, mais étant arrivées par le contact quotidien, par la pratique, par la connaissance humaine à un modus vivendi satisfaisant. Et puis voilà que la politique s’en mêle. La politique anglaise qui concurrence et veut mettre en échec la politique française. Et les Russes, et les Autrichiens. Chacun intervenant, soi-disant pour protéger telle ou telle communauté qui n’en avait nul besoin. Et voici qu’à partir du moment où la politique se saisit des relations des communautés. celles-ci sont rompues, les Druzes massacrent les Maronites, pour la première fois, et ceux-ci répondent. Et depuis 1840 cela n’a plus cessé. L’éclatement atroce du Liban est le fruit immédiat de l’entrée de la politique dans les relations humaines.

                                                                            Jacques  Ellul

  • La politique et le prince du mensonge 1

    Dans cette période entre les deux tours des élections présidentielles j'ai trouvé intéressant de relire avec vous quelques textes de Jacques Ellul sur la politique. Avec Ellul c'est toujours "décapant". Il y aura chaque jour, jusqu'au dimanche du second tour (dans huit jours) une série de textes.

     

    La politique est diabolique. Le diable, le diabolos, c’est étymologiquement celui qui divise, qui sépare, qui désunit, qui rompt la communion, qui provoque le divorce, qui brise le dialogue. Le diable biblique, c’est celui qui a provoqué la rupture entre l’homme et Dieu, qui a utilisé des moyens multiples pour amener l’homme (dans la Genèse) à briser la communion qui caractérisait le rapport du Créateur et de la Création. Il a agi sur des tendances parfaitement naturelles et saines de l’homme: Dieu a créé celui-ci libre et il l’a chargé de diriger, de soumettre la création. Le diable induit de là l’homme à se déclarer indépendant à l’égard de Dieu, et à se vouloir autonome envers sa volonté. Et de même, il transforme le pouvoir donné par Dieu en volonté de puissance et de domination. Cette utilisation et cette déviation est typique de l’action diabolique qui transforme l’oeuvre de Dieu en son inverse, en prétendant l’accomplir. Et c’est aussi bien le passage de la politique, idéale, idéaliste, morale et communautaire en cette politique réelle que j’évoquais plus haut. Pour procéder à ce retournement, le diable agit, bibliquement par la séduction (Eve regarde «l’arbre », et voit de toute évidence qu’il est beau, bon, agréable, intelligent...) et par ce que l’on appelle souvent le mensonge (le diable, prince du mensonge) mais qui est plutôt l’utilisation de la vérité pour produire des effets inverses de ceux de la vérité. Ainsi dans le dialogue entre Eve et le Diable, celui-ci ne ment pas: il annonce bien qu’ils seront comme des dieux, décidant le bien et le mal, et qu’ils ne mourront pas. Mais il séduit en opérant un glissement de sens et de valeurs. La réalité devient vérité. Et la réalité place l’homme dans une situation différente de celle qu’il avait imaginée ou espérée au travers des miroitements et des réfractions multiples de la séduction diabolique.
    Or, aujourd’hui, concrètement dans nos sociétés, qu’est-ce qui est le prince du mensonge ? La politique, et j’irai jusqu’à dire seule la politique. La France est divisée en deux blocs, absurdement, car nous savons bien en effet que l’un et l’autre sont à très peu de choses interchangeables, et que c’est réellement bonnet blanc et blanc bonnet. Mais ce nonobstant la France est divisée. Il y a des vaincus et des vainqueurs, par étiquette politique. Rien d’autre qu’étiquettes! Il y a impérialisme blanc et rouge, prêts à se faire la guerre. Et qu’est-ce qui pousse les peuples, qui en général n’en ont pas l’idée spontanée, droit à la guerre: la politique. Qu’est-ce qui amène des gars du Texas à aller tuer des Vietnamiens ? Et des gars d’Estonie à aller tuer des Afghans ? La politique seule, qui prétend représenter l’intérêt général, les intérêts collectifs, la patrie et tout le tintouin. Il y a bien sûr, de toute évidence des groupes et des clans qui ne s’entendent pas, et des tribus et des familles, et des corporations qui sont hostiles les unes aux autres, cela ne tire pas à grande conséquence, au pire, des vendettas. Mais quand ces intérêts locaux sont pris en main par la politique, alors ils deviennent représentatifs de l’intérêt général ! Alors on passe aux drames collectifs où les innocents paient pour les coupables. Et en vain on parlerait des intérêts économiques qui sont plus fondamentaux: sans la structure, la stratégie, les appareils, les idéologies, tous politiques, les intérêts économiques ne sont rien et ne changeraient pas grand-chose. C’est la politique qui conquiert (je veux bien au profit de l’économique) les colonies et les marchés, c’est la politique qui mobilise les hommes pour des guerres rendues inévitables par les intérêts économiques. Et ce n’est pas toujours exact que la politique soit mue par l’économique, mais même ainsi, c’est elle qui est le diviseur par excellence: c’est la politique (et non l’économique, comme on le croit trop souvent!) qui est productrice de la division en classes, et qui organise la lutte de classes. Voyez l’incroyable difficulté des partisans à sortir de la politique. Les syndicats y sont inévitablement ramenés. Et lorsqu’une pensée ouvrière se veut à la fois révolutionnaire et hostile à la politique, comme fut l’anarcho-syndicalisme, elle ne réussit pas et ne peut durer longtemps. « Les progrès » du socialisme se font par la voie politique et non par la lutte des classes économiques. Et les anarcho-syndicalistes condamnant la politique avaient parfaitement vu ce caractère de diviseur quand ils affirmaient que le syndicalisme ne doit pas entrer dans la voie politique, parce que celle-ci ne produit que des divisions, et qu’elle entraînerait inévitablement l’éclatement de la classe ouvrière en «tendances» diverses.

                                                                                                       A suivre...(demain)

                                                       Jacques ELLUL

  • manque de foi

    Ils [les disciples] sont appelés par un père pour guérir son fils. Mais ils n'y parviennent pas. Deux paroles terribles nous atteignent quand les disciples viennent raconter leur incapacité à guérir.

    D'abord : " Race incrédule et perverse, jusqu'à quand vous supporterai-je ? " Jésus est excédé de cet environnement humain où il ne rencontre qu'incrédulité. Personne ne veut croire en ce Dieu Père qui répond à une vraie prière de la foi.

    (...)

    Il nous faut entendre cette exclamation de colère et de souffrance avec un sérieux total, car elle ne s'adresse plus aux Juifs, mais à nous. Et qu'est-ce qui révèle notre manque de foi et notre perversion fondamentale ? Non pas le simple fait que nous ne pouvons pas guérir un malade par la prière, mais bien plus globalement que nous ne pouvons pas guérir. Guérir notre monde de sa folie. Guérir de la soif d'argent ou de puissance, guérir de l'engrenage technoscience, guérir pour préserver le monde de la nature, ce jardin qui nous fut donné. (...)

    "Vous n'avez rien pu faire à cause de votre manque de foi." Il s'adresse à nous. Nous, chrétiens, tous sans exception. Nous devrions être les premiers à pouvoir commencer la guérison de ce monde, à le guérir de son hybris et de son désespoir, qui tombe parfois dans l'eau et parfois dans le feu ! Et nous ne pouvons rien. (...)

    " Si vous aviez de la foi gros comme un grain de moutarde..." et vient cette parole sur la montagne à déplacer. (...) Il ne dit cela que pour faire mesurer à ses disciples (à nous), la médiocrité, la vanité, l'insignifiance de notre foi.

    Jacques Ellul - Si tu es le Fils de Dieu - Ed. ebv / centurion , 1991 pp. 48-49

  • Pleure Jérusalem

    " Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous ne l'avez pas voulu ! Voici, votre maison vous sera laissée déserte. Car je vous le dis, vous ne me verrez plus désormais jusqu' à ce que vous disiez : béni soit celui qui vient au nom du Seigneur !"

    (...) ce n'est pas une condamnation que Jésus prononce. Il annonce ce qui va se passer, il constate ce qui va survenir. Sans plus. Il ne dit pas que les habitants de Jérusalem seront chassés, non : votre maison sera laissée, mais déserte. C'est-à-dire que Dieu cessera d'y faire sa demeure, parce que Jérusalem a rejeté le dernier envoyé de Dieu, son Fils même. Dès lors, on habitera encore Jérusalem, mais ce sera une ville vidée de sa signification, une ville sans gloire et sans vérité. Alors Jésus pleure sur Jérusalem, bien plus que sur lui-même ! Car comme tout juif pieux, il aime Jérusalem, plus que lui-même.

    (...) la Ville absolue, la seule ville bénie, la seule ville aimée de Dieu n'a pas accompli ce qui était attendu d'elle. Et Jésus pleure sur la ville, il pleure aussi sur ce nouvel échec du plan de Dieu. Le reste, la prévision que Jérusalem sera finalement détruite (ce qui, forcément, pour les historiens positivistes, est écrit après la prise de Jérusalem par Titus), n'est que la conséquence normale de ce qui est en train de se passer :  s'il est vrai que Jérusalem a rejeté Dieu en son Fils, alors elle n'a plus de rôle historique à jouer et "normalement", ses ennemis en viendront à bout.

    Jacques Ellul - Si tu es le Fils de Dieu - Ed. ebv / Centurion 1991. p 41-42

     

     

  • le compagnon de souffrance

    On dit toujours que l'on "meurt toujours seul", et de la même façon, combien sommes-nous à avoir expérimenté le fait que la souffrance nous sépare des autres ? Même ceux qui nous aiment sont étrangers à notre souffrance. C'est l'expérience psychologique qui ajoute à notre épreuve. Eh bien, dans la foi nous sommes rejoints au plus profond de notre souffrance et de notre détresse par "celui qui a porté", et je dois savoir que c'est justement ma souffrance qu'il porte en même temps que moi. J'ai un véritable compagnon de souffrance,qui supporte et partage cette horreur, cette douleur, ce chagrin, cet abandon. Il suffit que je me tourne vers lui, que je retrouve la communication avec lui, et l'ouverture a lieu, je suis accompagné en vérité. (...)

    Que nous en soyons conscients ou non, la souffrance est toujours plus ou moins vécue comme un châtiment. Dans le langage populaire, on dit couramment : " Qu'est-ce que j'ai fait au bon Dieu pour qu'il m'envoie ce malheur !" Tous ceux qui souffrent ont, d'une façon ou d'une autre, la même anxiété ; l'un rapportera sa souffrance à une faute de jeunesse, un autre y verra  une effroyable injustice dont il est victime, un autre encore une condamnation de toute sa vie... Ceci n'est jamais tout à fait absent de notre souffrance. Et voici que dans la révélation nous apprenons que tout ce qui était de l'ordre de la condamnation est enlevé de notre malheur, parce qu'un autre a pris toute la condamnation et toutes nos condamnations sur lui. Pour ce qui est de la condamnation liée à la souffrance, oui, il s'est substitué à nous. La souffrance reste nue. (...)

     

    Jacques  Ellul - Si tu es le Fils de Dieu - EBV/Le Centurion, 1991. pp 25-26

  • Clé de la tentation

    Dieu ne tente personne. Le texte de la lettre de Jacques est catégorique : "Que personne, lorsqu'il est tenté ne dise : c'est Dieu qui me tente. Dieu ne peut pas être tenté par le mal, et il ne tente lui-même personne" (1,13). (...) Donc la fameuse traduction [du Notre Père, ndr] : " Ne nous induis pas ", ou " ne nous soumets pas à la tentation " est absurde. 

    La tentation serait-elle alors l'oeuvre d'un Esprit du Mal ? Si l'on veut ; à condition de ne pas personnaliser cet esprit, et de ne pas faire du diable et de Satan des personnages ayant une entité comparable à celle d'un homme, fut-ce de l'esprit d'un homme ! [ note de l'auteur de ce blog : le diable comme personne bien distincte existe t-il ? La question reste en suspens. Des avis opposés sont donnés  sur cette question. Il faut rester prudent. Jacques Ellul a tranché avec une bonne explication, mais il n'engage que lui-même; cependant la suite de sa réflexion est très intéressante.] 

    Il m'est souvent arrivé de le rappeler : "Shatân" c'est " l'Accusateur". ce qui veut dire que partout où il y a un accusateur (humain), un esprit d'accusation, il y a Shatân; mais il suffit d'hommes pour cela. Un homme en accuse un autre, il fait partie de shatân (nom commun !). Le shatân n'est que le composé, la synthèse, l'addition de toutes les accusations portées par des hommes contre d'autres hommes dans le monde. Ce n'est pas un "esprit" indépendant de l'homme qui lui "inspire" cette accusation. Elle monte toute seule du coeur de l'homme.  

    Exactement comme le diabolos est l'esprit de la division. Ce n'est pas que je fasse bon marché des Exousiai, dont parle Paul quand il dit que ce n'est pas contre la chair et le sang que nous avons à combattre, mais contre les dominations (archa), les autorités (exousiai), les princes de ce monde (cosmocrates), les forces spirituelles de méchanceté (pneumatika tes ponerias) : voilà les ennemis, qui sont "spirituels" et siègent parfois jusque dans les lieux très hauts... mais cela n'implique pas du tout une personnification de chacun : cela veut dire que tout "archonte", autorité de la terre, politique ou autre, a son double, son doublet, son correspondant, dans une sorte de "surplus", qui assure son pouvoir et sa domination sur le monde. De même pour toute "exousia" : c'est le même mot qui sert à désigner le magistrat terrestre et cette "autorité céleste", spirituelle ; en réalité il s'agit de l'envers de tout pouvoir. On ne saurait trop méditer la célèbre formule  : "Tout pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument."

    On peut dire qu'il n'y a jamais un magistrat bon ; une autorité juste ! Sitôt que l'homme a un pouvoir, quel qu'il soit, sur d'autres hommes, il est corrompu. (...) c'est la très simple, très directe domination qui est en elle-même corruption. (...)

    Ainsi toute tentation est humaine. Ce n'est pas Dieu qui nous tente, mais pas davantage un "diable" extérieur à nous. L'amorce de l'analyse solide est donnée par Jacques (1,14) : "Chacun est tenté quand il est attiré par sa propre convoitise." La clé de la tentation c'est la convoitise qui est en chacun de nous, dont l'autre face s'appelle esprit de puissance. Je dirai que la "convoitise" englobe toutes les origines de la tentation, mais lorsque celle-ci concerne l'être humain, elle prend la forme de l'esprit de puissance.

    Jacques  Ellul - Si tu es le Fils de Dieu - EBV/Le Centurion, 1991. pp 16-19

  • Souffrances

    Ainsi, de quelque côté que je me tourne, je ne vois personne qui  s'attache à écouter la plainte de Jésus pour sa souffrance et le sentiment  de sa faiblesse dans la tentation.

    Bien plus, il faut prendre conscience que si Jésus est vraiment Fils de Dieu, cette souffrance toute humaine, est une tentation qui est lancée à Dieu lui-même.

    Ce n'est donc nullement de la curiosité qui m'a fait relire les évangiles dans cette lumière, mais le désir d'approfondir la relation du Fils et du Père, et ce faisant apprendre à mieux connaître le Père.

    Ce n' est pas non plus pour émouvoir les âmes  sensibles que j'écris ces pages, et nous atteignons ici un autre aspect sérieux de ma petite recherche.

     

    Quand je parlerai de la souffrance de Jésus, il ne s'agira en aucun cas de faire une «théologie de la souffrance».

    Il ne s'agit pas d'une participation aux souffrances de Jésus. Mais, tout au contraire de la participation de Jésus le Christ, à nos propres souffrances.

    De même je ne vais pas réécrire l'Evangile des souffrances de Kierkegaard. Il y a certes là beaucoup de belles choses, mais c'est pourtant un des rares livres de Kierkegaard auquel je n'apporte pas une pleine adhésion.

    Je crois que Jésus souffrant n'est en rien une bonne nouvelle pour lui. Pour nous, voici Jésus infiniment plus proche, et nous communions par nos souffrances à sa souffrance ! Mais surtout n'allons pas plus loin. Le fait d'apprendre que Jésus a souffert ne doit pas nous entraîner à vouloir souffrir.

     Jacques  Ellul - « Si tu es le Fils de Dieu » EBV/Le Centurion 1991