Il m'apparaît maintenant que le fond du message chrétien consiste à dire : toi, qui que tu sois, qui a découvert (par application ou par hasard, à grand-peine ou à grande joie) une parcelle du sens des choses ou du destin, prête attention : il y a un Donneur de sens, le Verbe de Dieu " qui éclaire tout homme " (Jn 1,9).
Tes vérités chèrement acquises et jalousement défendues, tes débats si charnels, tes lumières si terrestres, vois : elles signalent l'approche d'un visage, le Christ qui t'a rejoint sur ta route, et sa Parole peut devenir parlante pour toi sur la longueur d'onde du sens que tu as déjà entrevu.
C'est à un vivant, c'est à un être mystérieusement proche que s'adressait ma question : qui es-tu ? Aucun goût en moi pour les pures investigations et reconstitutions archéologiques. Ouvrant et scrutant l’Évangile, cherchant maladroitement à voir qui fut le Jésus de l'histoire, c'est ce visage actuel, Dieu-avec-nous, que j'essayais d'entrevoir. Inutile, par conséquent, de m'enfiévrer à vouloir retrouver la totalité du documentaire sur sa vie terrestre : cela m'eût peut-être distrait de l'essentiel et, comme dit l'apôtre Paul, il ne sert plus à rien de vouloir "connaître le Christ selon la chair" (2 Co 5,16)
Mais il reste que ce visage est bien tel que sa mère Marie l'a enfanté, tel que ses longues années de travail à Nazareth l'ont buriné, tel que l'ont modelé ses tendresses pour les pauvres et les pécheurs ou ses colères contre les pharisiens, tel que les saisons l'ont hâlé, tel enfin que la souffrance l'a ravagé et rendu grave à jamais. C'est pourquoi il me faut recueillir tout ce que ses disciples ont cru bon de nous en transmettre et que l' Esprit Saint leur a inspiré de conserver pour nous. Tel est le rôle de la prophétie : nous attester qu'il n'y a de résurrection que de ce Jésus qui a travaillé, parlé, agi et qui a été crucifié ; mais nous rappeler que ces travaux, paroles, actions, souffrances, qui ont réalisé l'Evénement de salut, c'est-à-dire de Dieu-avec-nous et se réconciliant à nous, sont devenus le langage grâce auquel nous identifions le Ressuscité et grâce auquel aujourd'hui il nous parle.
Ce langage n'est pas celui d'une langue morte que l'on peut déchiffrer aisément à coup de lexique et de grammaire. Plus je lis l'Evangile et plus je sens la profondeur insondable de l'Evénément dépasser de partout la prophétie, hors de laquelle pourtant il m'échapperait. A certains jours l'étrangeté m'envahit, et le sentiment qu'aucune des choses dites là n'a dû tout à fait se passer comme le texte le raconte. Je n'en ai jamais fini avec aucune d'entre elles, et, après m'en être souvent étonné, je conçois à l'expérience qu'un croyant puisse lire et relire indéfiniment l'Evangile sans avoir jamais l'impression de l'avoir épuisé ou d'en avoir fait le tour. Manifestement, la Parole qui parle là vient de bien plus loin, ou de bien plus haut que du document qui me donne la possibilité de l'entendre parler.
A-M. Besnard - " Un certain Jésus " Cerf 1968. pp. 27-29