Les uns l'évacuent à force de ne faire de Jésus que le « personnage officialissime » du christianisme : tant de crucifix banalisés qui, à des yeux trop habitués, ne disent guère plus à l'âme religieuse que le buste de Marianne, dans nos mairies, ne peut dire à la conscience civique de la plupart des citoyens !
A force d'être un personnage, dont on n'a pas même l'idée de se représenter qu'il a dû dormir, manger, se laver, saluer les voisins dans le petit matin, porter le bois, allumer le feu, Jésus devient une espèce d'abstraction personnifiée, et combien de chrétiens ont même honte de ce nom qu' il porte, et qui leur semble vaguement ridicule au point de ne jamais le prononcer et d'éprouver je ne sais quelle gêne quand on le prononce autour d'eux !
Les autres évacuent l'humanité de Jésus à force de le considérer simplement comme Dieu qu'ils vénèrent et qu'ils invoquent. Dieu sous une forme humaine, mais cette forme humaine n'est guère plus qu'un vêtement provisoire, et presque superflu. Pour ceux-là, l’Évangile se perd encore en trop de récits et de détails, auxquels d'ailleurs ils ne s'intéressent nullement. Ils imaginent vaguement que, puisqu' il était Dieu, Jésus a dû vivre sa vie terrestre dans des conditions assez spéciales de facilité, de merveilleux, de supériorité absolue. Un peu comme pour l'enfant, ces héros aux pouvoirs insoupçonnés, et dont les histoires se terminent toujours bien. Et ne faut-il pas dire qu'il y a, dans cette manière si répandue de vivre la foi chrétienne, des restes d'infantilisme religieux ?
La foi est autrement grave ! Elle n'a de sens que si elle assume toute la réalité de Jésus de Nazareth. Elle ne peut se contenter de dire : Dieu s'est fait homme. Elle doit affirmer : Dieu s'est fait ce Jésus. D'une manière ou d'une autre, il lui faut franchir le « mur du scandale », en deçà duquel elle peut avoir belle apparence mais n'est encore que croyance trop humaine. Ce mur du scandale, les contemporains de Jésus en ont très fortement perçu l'existence, et même les disciples s'y sont heurtés.
Parmi ceux qui n'ont pu le surmonter, se trouvent les compatriotes mêmes de Jésus, les gens de Nazareth. Il faut nous mettre à leur place, un instant - et même longuement. Ils l'ont trop connu, ce Jésus, comme l'un des leurs ! Ils ont trop vécu avec lui, trente années durant, dans les relations étroites d'un si petit village, pour ne pas être stupéfaits de ce qui surgit, un jour, d'extraordinaire en cet homme si familier. La Nazareth actuelle, véritable ville en pleine expansion israélo-arabe, ne peut plus nous donner l'idée de la minuscule bourgade du 1er siècle perdue sur sa colline.
Albert-Marie Besnard - Un certain Jésus - Ed. du Cerf, 1968