Je vais essayer (...) de vous dire en quelques mots quels sont les critères d'une prière vécue au nom de Jésus, c'est-à-dire à l'imitation et à la suite de la sienne. Les points de discernement précédents s'appliqueraient à toute prière, même non chrétienne, qui chercherait à être vraie. Que pourrions-nous ajouter pour une prière qui se met dans la coulée du mystère trinitaire ?
Prenons simplement les trois pôles de ce mystère: le Père, le Fils et l'Esprit.
1. Notre prière chrétienne est une prière qui gravite autour du pôle qu'est le Père, source absolue, auquel tout vivant doit « la vie, le mouvement et l'être», comme le dit S. Paul. La prière s'avère ici, pour nous, être vraiment le lieu du Réel. Dieu est «Je suis» et le Père en tant que Père nous conduit toujours vers le maximum de réalité, cette réalité qu'il fait exister lui-même. Par conséquent, ta prière sera le lieu de l'accueil intégral de ce «réel». Autrement dit, l'espace de la prière doit ne rien exclure. Tout peut exister dans cet espace, être évoqué, que ce soit la vue de nos erreurs ou de nos péchés, l'impasse du moment ou la souffrance ou l'impuissance ou le mal, à l'œuvre dans le monde: dès l'instant que c'est réel, cela peut être là, dans la prière.
Un critère s'ensuit: c'est la capacité de faire face. Voilà, me semble-t-il, comment on peut juger de la prière de quelqu'un: cette prière lui permet-elle de faire face à la réalité qui s'impose à lui ? y compris à la croix qui intervient dans son existence?
La prière comme lieu du réel est aussi le lieu de la vérification de ce réel. Comment suis-je intégré dans cette réalité qu'il m'est donné de vivre? Comment est-ce que j'y joue ma partition? Voici donc un autre critère de la prière: la capacité d'affiner notre ajustement dans le quotidien. Autrement dit, lorsque quelqu'un sort de la prière est-il plus capable d'avoir des réponses adéquates dans sa vie? Non pas que cela soit exigible en un instant, nous savons bien que c'est très lent, mais avance-t-on ou non dans ce sens?
En outre, en relation avec le Père comme Source, un des lieux du réel pour nous est celui où nous reconnaissions que tout vient de Lui, où nous pouvons rattacher notre vie, notre action, à son action à Lui, à sa volonté sur nous, même dans l'obscurité de la manière dont elles s'accomplissent. D'où un nouveau critère de la prière qui est la capacité de bénir, de vivre ce que la Bible appelle l'acte de bénédiction, à propos de ce que l'on vit, de la réalité au sein de laquelle il nous est donné d'exister. C'est un des apports très positifs du Renouveau charismatique: apprendre à bénir Dieu pour toutes choses. Une force de paix se dégage de cette bénédiction.
2. Voyons maintenant la prière en tant que reproduisant celle du Fils, Serviteur de Yahveh. La prière ici est vue comme le lieu où l'on passe par le retournement pascal. Je vous renvoie aux versets du chapitre 12 de S. Jean (27 ss.), où Jésus s'interroge devant sa Passion:
Maintenant mon âme est troublée, et que dirai-je? Père, sauve-moi de cette heure? Mais c'est précisément pour cette heure que Je suis venu. Père, glorifie ton Nom.
Jésus opère une sorte de retournement, «Père, sauve-moi de cette heure», c'est pratiquement la prière des psaumes, c'est le cri du psalmiste aux abois. Jésus va transformer la prière par un abandon encore plus total au Père:
Père, glorifie ton Nom! Non pas ma volonté, mais la tienne,
cela étant vécu dans la perception que cette volonté divine, si elle est épousée, aimée, désirée, est aussi libératrice pour les autres.
Cela donne comme critère d'une telle prière les traits de l'humilité, de l'abnégation, d'une offrande de soi pour que le salut advienne à nos frères. Ce qui exclut du domaine de la prière tout ce qui serait de l'ordre des querelles pour des prééminences, des convoitises, pour des pouvoirs ou des charismes (comme Paul essaie de le faire comprendre aux Corinthiens) ou des traits de suffisance ou d'arrogance. Chaque fois que des gens, dans leur prière, manifestent ces traits-là, on peut dire qu'ils prient d'une prière qui n'est pas encore passée par le creuset de la prière du Fils à Gethsémani et dans le mystère pascal. Ils célèbrent peut-être Dieu, ils sont peut-être pleins de bons sentiments, ils ont découvert l'univers spirituel mais, en fait, ils sont encore d'avant le mystère pascal.
3. La prière enfin est accomplie dans l'Esprit, c'est-à-dire qu'elle est disponible a ce Souffle de vie qui circule dans le monde et dans l'Église, et qu'elle est ouverte à la communion. Cela donne comme critères d'une prière vraiment chrétienne: une capacité de louange; une capacité d'intercession active, de prendre vraiment en charge autrui dans la prière, en particulier «le souci de toutes les Églises»; l'acquiescement au service «me voici, envoie-moi». Une prière dans l'Esprit doit aboutir à cela; constamment, l'envoi, la mission est là au cœur de la prière, parce que c'est le même Esprit qui anime et habite et insuffle notre prière et qui, en même temps, ne cesse d'envoyer les disciples pour l'accomplissement de l'Évangile et du salut. A quoi j'ajouterai ce qui convient au Souffle, c'est-à-dire une espèce de magnanimité dans la prière, rien d'étriqué mais une large respiration!
A-M. Besnard - Vers Toi, j'ai crié - Cerf 1979, pp. 125-129