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Témoignage de J.M.G Le Clézio
" Il est le passant, le passeur de notre siècle. Il le traverse tranquillement, sans faire de bruit, mais à grandes enjambées, d'une marche ferme et sûre, et non pas à la hâte, comme quelqu'un qui sait où il va, le regard aux aguets, les mains libres de bagages. Depuis le premier jour que j'ai commencé à marcher avec lui, il n'a pas changé sa façon de marcher, il n'a pas ralenti le pas. Alors, je me souviens, nous allions dans les rues voisines de la N.R.F., rue de Beaune, rue de l'Université, dans les soirées froides d'hiver, nous parlions d'autres temps, d'autres lieux, comme si ces rues et cette foule qui se hâtait n'avaient pas vraiment d'importance. Il a toujours la même veste noire, cet air à la fois emporté et nonchalant, cette étrangeté. Il est le poète de Terre du temps, d'Hypostases, de la Gloire. Aujourd'hui, je lis la Lueur des jours et je suis plongé dans le même temps. Je reprends le même souffle, je suis pris dans la même parole. Alors, il y a vingt ans, je me souviens de conversations où le temps justement n'existait plus, parce que lui et moi avions le même âge, malgré ce qu'il avait vécu, malgré ce qu'il savait, ce qui me dépassait. Et ce qu'il disait était aussi clair et aussi simple que les mots de ses poèmes. Aucun homme ne donne un tel accord entre ce qu'il est et ce qu'il écrit, aucun homme ne sait regarder le monde aujourd'hui avec un tel détachement et pourtant un tel empoignement amoureux. Aucun homme ne sait mieux que lui opposer le rire léger et le haussement d'épaules aux questions et aux jugements rendus sur la place publique. Il est un solitaire, et c'est la solitude qui lui donne cette assurance. Ce qu'il sait, il le dit, il ne le répète pas. À nous de le comprendre, de le rejoindre, mais pour cela nous devons passer par le creuset de la poésie, et non par la cuve où macère la prétendue culture. La poésie est la source pure, elle est l'eau de la vérité, et c'est cette eau que nous donne Jean Grosjean. [...]"
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J. M. G. Le Clézio, « Hommage à Jean Grosjean », La NRF n° 479, décembre 1992
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Témoignage de Jean-Michel Maulpoix :
Le poète Jean Grosjean est mort le lundi 10 avril, à Versailles où il vivait. Voilà bien des années que je ne l'avais pas revu, et cependant son nom reste affectueusement attaché à mes premiers pas dans le monde des Lettres.
En 1973, jeune normalien, n'ayant encore rien fait paraître, j'envoyai à La Nouvelle Revue Française que Jean Grosjean animait alors avec Marcel Arland et Dominique Aury, une petite étude consacrée à Francis Ponge. Elle ne fut pas publiée, mais je fus invité à me rendre aux éditions Gallimard, rue Sébastien Bottin, où l'on me proposa d'écrire des notes de lecture, puis des essais plus longs.
C'est en ces circonstances que je fis la connaissance de Jean Grosjean qu'il m'arriva souvent de raccompagner le mercredi soir à Versailles, dans ma petite 104 Peugeot rouge. Il me parlait longuement de Malraux à qui je consacrais ma maîtrise, de Clausewitz, de la Syrie, ou de la Franche-Comté dont nous étions tous deux originaires.
Curieusement, les questions strictement littéraires ne semblaient guère l'intéresser et il relativisait volontiers d'un sourire mon empressement à écrire ou à publier...
Il me reste encore en mémoire les cageots de pommes rapportés de province et empilés dans le vestibule de son appartement de la Rue Royale où tintait une horloge comtoise.
C'était le temps calme et juste de Jean Grosjean.
Jean-Michel Maulpoix
Jean Grosjean est né à Paris le 21 décembre 1912. Il a déjà lu la Bible et Claudel lorsqu'il entre en 1929 au séminaire de Saint-Sulpice. Devenu prêtre en 1939, il renoncera à son sacerdoce après la Seconde Guerre mondiale, pendant laquelle il rencontre en captivité André Malraux et Claude Gallimard qui encouragent sa vocation littéraire. Son premier recueil de poèmes, Terre du temps, paraît en 1946 dans la collection « Métamorphoses » chez Gallimard. Jean Grosjean et l'éditeur tisseront des liens privilégiés, puisque le premier, publiant la majeure partie de son œuvre rue Sébastien-Bottin, intègre après-guerre le comité de lecture. Il devient par ailleurs membre du comité de rédaction de La N.R.F. à partir de 1967, dont il est l'un des contributeurs réguliers depuis 1955.
Dans ses poèmes publiés entre 1946 (Terre du temps) et 1954 (Fils de l'homme), les épisodes bibliques sont le support d'une scénographie du moi, face à Dieu, au monde et aux hommes. Jean Grosjean s'établit en 1956 dans l'Aube : les paysages de la campagne, comme ceux du Proche-Orient, où il a découvert le monde musulman en 1936-1937, marqueront désormais sa poésie. Dans Apocalypse (1962) et La Gloire (1969) s'approfondit la réflexion sur les rapports du Père et du Fils, l'Incarnation, la Passion, la Parole ; les recueils suivants interrogent la Présence dans ses manifestations les plus humbles, et dans un langage plus simple (La Lueur des jours, 1991 ; Nathanaël, 1996). Remarquable prosateur, Jean Grosjean écrit également des récits mettant en scène des personnages bibliques. Fin connaisseur des textes sacrés et des langues anciennes, il est enfin l'auteur de nombreuses traductions dont Les Prophètes (1955), les tragédies grecques d'Eschyle et Sophocle (1967), le Nouveau Testament (1971), le Coran (1979), ainsi que la Genèse (1987), préfacée par J. M. G. Le Clézio. Jean Grosjean crée avec ce dernier en 1990 « L'Aube des Peuples » une collection destinée à rassembler sous une même enseigne les grands textes de l'histoire de l'humanité.
Jean Grosjean s'est éteint le 10 avril 2006, quelques mois après la parution d'un ultime recueil poétique, La Rumeur des cortèges.
D'après la notice de D. Alexandre parue dans l'Anthologie de la poésie française du XVIIIe au XXe siècle en « Pléiade » (2000)
Jean Grosjean par Jacques Réda :
Comme nous disposons de peu de temps et qu’il faut en laisser le plus possible à la poésie, on voudra bien excuser la hâte de cet avant-propos.
Je me dispenserai d’abord de décrire le poète, puisqu’il est assis en personne parmi nous. C’est pourtant plutôt vertical que je me le représente. Ainsi, d’ailleurs, depuis pas mal d’années, se matérialise-t-il, deux ou trois fois par mois, dans l’encadrement de ma porte ouverte en permanence. Puis il entre sans dire bonjour, mais avec un sourire, et déjà même presque en parlant ou en continuant de parler. Car l’intervalle écoulé depuis son dernier passage n’a pas produit de coupure, dans un échange par le langage qui n’a que faire des salamalecs. C’est un aspect de son dégagement vis-à-vis des contraintes inutiles et des conventions paralysantes, qu’elles soient sociales ou d’un ordre différent. Littéraires, par exemple (notamment dans un des sacerdoces qu’il exerça, de guider des auteurs bloqués, perplexes ou en déroute, apte plus qu’un autre à repérer le naturel d’une voix engluée dans l’appris), ou religieuses. « Qui peut, a-t-il écrit, se vanter d’être chrétien ou de ne pas l’être ? » Et voici le début de sa traduction de l’Évangile selon Jean : « D’abord il y avait le langage, et le langage était chez Dieu, et le langage était Dieu. » S’il n’oublie pas cette origine, il se peut donc que le langage en matière de religion soit suffisant. Deux hommes qui discutent (pour-quoi pas lui et moi, et peut-être on les entend rire – c’est souvent le cas), Dieu reste en quelque façon de la partie. À plus forte raison dans ce dialogue en suspens, ou différé, que suppose le langage poétique, lequel n’a dans son retrait d’autre premier interlocuteur que Dieu. Un Dieu à qui l’on ne saurait s’adresser par le truchement de formules figées, parce qu’il est lui-même mouvement sans repos, sans limite, et de la sorte fait obligation au poète de ne pas se montrer passif. Ainsi même dans des travaux relevant de l’exégèse, par son ressort et ses énoncés, l’œuvre de Jean Grosjean n’est-elle pas de nature plus théologienne (ésotériste encore moins) que la parole orageuse ou gracieuse et toujours neuve des vieux prophètes. Indépendante du poids des dogmes et de l’inertie des traditions, elle poursuit une présence d’une mobilité insaisissable ailleurs que dans le foisonnement de ses traces, empreintes non seulement dans les textes, mais dans toutes choses et phénomènes en route autour de nous. Le poète marche, il est toujours prêt à repartir, et la station debout que j’ai évoquée ne prend tout son sens que dans ce mouvement, qui s’accomplit vraiment sur de vrais chemins entre des constellations d’églantines et des buissons d’étoiles. À l’image de ce Dieu remuant dont il est dit qu’ « Il ne vivrait pas sans ce bond hors de soi dont l’élan fait l’espace » (ou peut-être projetant dans cette image de Dieu son propre besoin de renouvellement), le poète arpente dans son œuvre l’espace d’une liberté qui crée, sans détriment pour une profonde unité de langage et de signification : une même voix dans une singulière diversité de registres ; différentes vitesses contemplatives dans l’acuité du même regard et de tous les sens.
Je pense aux poèmes en prose laconiques, presque parfois sténographiques, du tout premier livre (Terre du temps), où impatientée par les tergiversations de la syntaxe, l’énergie lyrique finit par planter isolément ses mots, et par les laisser derrière soi aux vibrations de leurs harmoniques. Je pense à d’autres poèmes en prose (quinze ans plus tard : ceux d’Austrasie), dont la phrase d’une égale densité, mais assouplie, s’enrichit de détails minutieux, voire précieux, bijoux ou miniatures sertisdans le manche d’un porte-plume – et toute l’étendue de la campagne chatoyante sous le ciel vous saute dans l’œil.
Je pense encore aux amples laisses de prose compacte et translucide que, sans mortier, édifient les poèmes ou psaumes d’Élégies ou de La Gloire, fermement établis sous la charge de passion éperdue qui les meut. Distincte mais autre, non, la prose narrative des nombreux petits récits bibliques, tout en raccourcis dont, souvent, l’efficace provient de l’inspiration comme enfantine du jeu, d’une fraîcheur insolite dans la brusquerie d’un détour, d’un grain de malice sous le nez de la gravité qui, surprise, éternue de bon cœur – Dieu vous bénisse.
On observe la même diversité dans la prosodie des vers, depuis les longues stances bien en rangs de dix ou douze par sections et compagnies du Livre du juste ; depuis les strophes d’Hiver plus variables en effectifs, d’une métrique toujours sourcilleuse, mais où des rythmes francs-tireurs perturbent la symétrie des alignements – jusqu’aux pièces de la Lueur des jours que, tout à l’heure, à l’exception de tout autre (c’est un choix du poète), nous écouterons. En moins abrupt ou péremptoire, la langue de ces poèmes rejoint la concision d’autres moments de l’itinéraire et, dans les motifs descriptifs, l’exactitude imaginative dont l’œuvre entière abonde en exemples magnifiques ou délicats, recourt plus volontiers au trait qui suggère et aux transparences de l’aquarelle. Surtout, la mesure obligée s’y prête au naturel d’un rythme avançant parfois comme dételé, ou ébauche la cadence d’une sorte de chanson mélancolique. Avec la simplicité forte et à l’occasion amère du constat, ces poèmes, dépouillés comme des peupliers dans un ciel venteux de fin d’automne, chantent le dénuement étonné de l’être devant le spectre de l’âge, qui vient soudain de s’asseoir au coin du bois.
Ainsi, à chaque étape, la forme et le mouvement d’un même langage se sont-ils transformés à la fois pour répondre au sentiment changeant de la vie, et par un besoin renouvelé d’échapper à l’enfermement dans la bonne gestion littéraire d’un style. Si la poésie est un élan du langage qui se déprend de la fixité où la poésie aussi peut se complaire, et si un vrai poète est celui qui, à travers les métamorphoses non moins méditées qu’instinctives de ses dons, maintient le ton fondamental de son entretien avec la splendeur silencieuse du monde, du Dieu qui l’ont saisi, alors, Mesdames et Messieurs, félicitons-nous de cette rencontre, car nous aurons rarement meilleure opportunité de le vérifier.
Pour conclure, et pour satisfaire les personnes qui, à bon droit, souhaitent disposer de quelques indications plus concrètes, je donnerai maintenant de Jean Grosjean une rapide notice biographique. Parfois littéralement, tous les éléments en sont empruntés à celle qui figure dans les dernières pages du volume la Gloire, quarante-cinquième de la collection Poésie aux éditions Gallimard, 1969.