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A.M Besnard - Page 2

  • Les renards ont des terriers

    " Les renards ont des terriers, les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de l' Homme n'a pas d'endroit où reposer sa tête" : je disais que cette phrase s'ouvrait aussi sur les perspectives plus mystérieuses d'une condition  librement choisie. Refusé par les siens, rejeté par Jérusalem, Jésus ne trouvera chez les hommes, au lieu de repos, que la Croix. Mais nous affirmons que de cette tragédie, il a tiré une bénédiction : que par son errance d'exclu, il nous a ouvert le chemin vers une demeure qui déborde les horizons de la terre et de la mort. Le Fils de l'homme n'a pas d'endroit où reposer sa tête : pas simplement parce qu'il ne trouve que refus et porte close, mais aussi parce que sa mission l'entraîne à n'avoir nulle part d'arrêt jusqu'à ce qu'il l'ait tout accomplie dans la gloire de son Père.

    Avez-vous remarqué le caractère curieux de la parole que nous commentons ? Entre les renards ou les oiseaux qui ont terriers ou nids, et le Fils de l'Homme qui n'a pas d'endroit où reposer sa tête, il y a les hommes tout court, qui, eux, ont des maisons, et c'est justement à eux que s'adresse Jésus. Qu'a-t-il voulu leur dire par sa parole énigmatique ? Que, pour devenir son disciple, il fallait se faire clochard ? (...) Jésus aussi a eu des maisons : à Nazareth longuement ; à Capharnaüm un certain temps ; à Béthanie à l'occasion. Mais il n'en a pas fait un terrier pour y cacher des peurs et éluder sa mission. Pas d'avantage un nid douillet pour y savourer son bonheur en se désintéressant du reste. Telle est la leçon qu'il nous donne. (...)

    Il est nécessaire d'avoir un toit, mais sous le toit y aura-t-il un terrier empesté par l'odeur de l'argent par exemple, ou bien un nid garni de duvet tiède, ou alors un espace d'amitié et de liberté où le Fils de l'homme peut aller et venir, entrer, reposer et sortir, conduire les hôtes de la maison chacun vers sa destinée authentique, qui a toujours à faire avec ce qui se passe dans le plein vent du monde.

    Et il n'y a probablement pas une mais dix, mais cent manières de répondre à la question  et de faire de sa maison une maison où il ne serait pas hypocrite et malséant d'inscrire en grosses lettres dans le vestibule comme devise : " Souviens-toi que le Fils de l'Homme n'a pas d'endroit où reposer sa tête."

    Albert-Marie Besnard - Du neuf et de l'ancien - Cerf 1979. pp 47-49

     

  • Fascination du rêve

    D'où viennent ces rêves ? Quelle qualité, quelle consistance ont-ils ? Faut-il n'y voir que la sentimentalité propre à tous les frustrés de la terre ? De même que les midinettes, à travers les romans-photos qu'elles feuillettent dans le métro, imaginent l'amour idéal avec l'homme  riche et beau qu'elles ne rencontreront jamais, de même les peuples déchirés de conflits, soûlés de guerres, épuisés de querelles, se prennent à rêver la paix qui ne viendra peut-être jamais, jamais...

    Des observateurs fins psychologues ajouteront que de tels rêves constituent une utopie pernicieuse. Jamais le loup n'aimera l'agneau autrement que pour le manger, car c'est sa nature de loup. Jamais une société ne deviendra une cité harmonieuse dont ne cesse de parler la race des utopistes. Rêver à l'impossible, soupirer vers l'irréel, c'est très dangereux. Car les cœurs et les esprits, liquéfiés par l'émotion, ne voient plus alors les vrais problèmes, ne réagissent plus correctement. Se prendre à l'idylle de loups qui habitent avec les agneaux, c'est ne même plus avoir l'idée de veiller et de se battre pour qu'au moins un équilibre soit maintenu entre les loups et les agneaux, pour qu'au moins un droit protège les faibles et qu'une justice imparfaite mais ferme mette des bornes aux excès de l'injustice. 

    Jésus savait cela. Il ne laissera guère ses disciples succomber au rêve doux et amollissant de la paix paradisiaque. Il ne leur cachera pas la réalité qui les attend. Il leur annoncera en clair : ma venue n'apportera pas la paix mais des conflits (il le disait, bien sûr, en le regrettant) ; " je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups". Voilà peut-être le sens où s'accomplit la prophétie d'Isaïe ("le loup habitera avec l'agneau") : les artisans de paix, qui ont entendu la voix de Jésus, ne cherchent plus à partir pour un pays paradisiaque. Ils ne croient guère qu'ils réussiront à faire de leur pays un paradis. Mais une paix les habite, ils témoignent de la paix et ils œuvrent pour la paix. Dès aujourd'hui. Par une énergie venue d'en haut.

    Albert-Marie BESNARD - Du neuf et de l'ancien - Ed. du Cerf, 1979. pp. 8-9

     

     

  • La question de Philippe

    Incorrigibles maladroits que nous sommes ! Toujours nous cherchons   "autour" : nous cherchons  la circonstance autour de Jésus qui va nous permettre de le comprendre, nous cherchons le signe au-dehors de lui qui va nous permettre de croire en lui, nous cherchons à le situer et à l'expliquer  par des repères extérieurs à lui. Certes, il y a un temps pour s'approcher, pour considérer les circonstances, les signes, les repères. Mais la foi commence lorsque le regard se détache de toutes ces choses autour et s'attache  à celui qui au centre, parle, et qui simplement est là, lui-même : "Croyez-m'en ! je suis dans le Père et le Père est en moi. Du moins, croyez-le à cause des œuvres" (Jn 14,11) (...) c'est à sa seule parole que Jésus veut que nous suspendions notre foi, parce qu'il ne peut justement pas en être autrement s'il est vraiment Celui qu'il dit être.

    Voici qui explique de  façon suprême le décousu, la brièveté, la sobriété de l’Évangile : Jésus n'apporte jamais rien d'autre que lui-même. En furent déconcertés, irrités et égarés, ceux qui attendaient du Messie qu'il apporte d'abord quelque chose. Il n'apporte rien, il vient ! Cela se voit assez dans la nudité de Bethléem : toute la religion chrétienne est fondée sur cet événement qui déroute tout sentiment religieux et déboute toute autre religion. Jésus n'apporte rien que le mystère qu'il est, venant dans le monde. [le mystère n'est pas à entendre comme quelque chose d'incompréhensible, d'ésotérique mais comme quelque chose -ici la connaissance de Jésus-Christ - dont la profondeur est infinie, comme un océan sans rivage. Note de l'auteur de ce blog]

    Jésus révèle le Père, et seul il peut le révéler, non comme un messager qui ne serait que le porteur d'une nouvelle confiée par un autre et étrangère à lui, mais comme celui qui est à la fois le "teneur" du message, et sa teneur. Jésus nous révèle le Père, et seul il peut le révéler, non pas en nous l'expliquant du dehors, fort d'on ne sait quelle science théologique transcendante, mais en existant simplement et en plénitude de son existence de Fils, en respirant simplement et en plénitude  sa conscience d'être Fils. (...) C'est pourquoi, à la question de Philippe qui lui dit : " Montre-nous le Père, et cela nous suffit ", il répond : " Voilà si longtemps que je suis  avec vous, et tu ne me connais pas, Philippe ? " Qui m'a vu a vu le Père " (Jn 14,8-9). Ne nous moquons pas de Philippe, car sa question est la nôtre...(...) Il y a une demi-méconnaissance du Christ qui fait partie de nos déficiences de croyants. Il y a une insensibilité à sa filiation divine qui nous empêche de connaître vraiment le Père : " Voilà si longtemps que je suis avec vous..."

    Albert-Marie Besnard - Un certain Jésus - Ed. du Cerf, 1968. pp 76-78

     

  • Annoncer la Bonne Nouvelle (2)

    Ils [les chrétiens] ne doivent jamais oublier que le Christ ne peut plus être un inconnu ni un étranger absolu pour qui que ce soit ; or il y a des manières de parler de lui qui créent de terribles malentendus et empêchent justement la rencontre qu'elles prétendent favoriser.

    L’Évangile nous montre le Christ  particulièrement proche de toutes sortes de gens que l'on eût pu croire très éloignés d'être concernés par lui, y compris de ces enfants que ses propres disciples croient bon d'écarter (Mt. 19, 13-14), y compris de cette femme qui gaspille pour lui son parfum et que les Apôtres veulent houspiller (Mt 26,6 s.)

    Instruit de ces épisodes évangéliques, tout chrétien doit respecter en chaque homme le mystère de sa relation au Christ, y compris en respectant la liberté de celui qui la nie : car ce n'est pas ailleurs que du sein de cette liberté qu'il pourra la reconnaître s'il plaît au Christ de se manifester, et cette relation est pour nous trop certaine pour que nous cherchions à en discourir avec l'âpreté qu'on met à défendre de mauvaises causes.

    Albert-Marie Besnard - Un certain Jésus - Ed. du Cerf, 1968

     

  • Annoncer la Bonne Nouvelle (1)

    Il est aisé de remarquer l'énorme distance culturelle qui nous sépare des contemporains de Jésus - leur univers religieux, social, économique et politique est si éloigné du nôtre que nous avons de la peine à comprendre ce langage où l'on parle de Royaume de Dieu et d'accomplissement des temps, de repentance et de rémission des péchés, d'Alliance Nouvelle et éternelle ou de culte en esprit et en vérité, de salut ou de nouvelle naissance. Mais plus on se rend familier de ce langage, plus on s'aperçoit que, sous la variété des thèmes et des concepts, un unique message, infiniment simple, est véhiculé, proclamé, expliqué. Ce message est celui-ci : Jésus est le Messie ou le Christ, c'est-à-dire celui qui a établi l'humanité dans une structure nouvelle de destin ; celui en qui se joue notre destin à tous, aussi bien notre destin le plus personnel que le destin collectif de l'humanité.

    Dans notre foi chrétienne, il y a donc cette certitude, reçue de Dieu, que l'humanité n'est pas une simple succession linéaire de générations, disparaissant les unes derrières les autres, dont la cohésion et la réussite dépendraient uniquement des liens de la chair et du sang, où des personnalités individuelles ou collégiales émergeraient selon des lois complexes mais purement socio-biologiques, pour en "conscientiser" le mouvement, ou même en infléchir l'aventure dans un sens ou dans un autre, et de toute manière vers un néant final. L'humanité est centrée, c'est-à-dire qu'elle à un centre, un " chef " au sens où saint Paul emploie le mot, et qui est précisément le Christ (cf. Eph 1)

    Saint Paul veut dire tout d'abord que le Christ récapitule en lui le destin de tous et de chacun, jouant ainsi le rôle de "nouvel Adam" (Rm 5,18 s. ; 2 Co. 5,14).

    La chance de l'humanité s'est jouée et définitivement gagnée dans le Christ, par sa victoire sur la haine, le péché, la mort. Ce faisant, il n'a pas confisqué le destin humain : il en a révélé les dimensions, l'horizon, l'enjeu. (...)

    Il est le point de passage obligé de tout homme vers l'accomplissement de son destin. Ce qu'a vécu Jésus fait partie intégrante de l'histoire personnelle de chacun d'entre nous, ou, si l'on préfère, de notre préhistoire, mais qui a marqué chaque homme à jamais. Cette solidarité est établie une fois pour toutes depuis que Jésus (...) est mort et ressuscité. Un jour, nous le croyons, " chacun le verra, même ceux qui l'ont transpercé " (Ap. 1,7)  

    Albert -Marie Besnard - Un certain Jésus - Ed. du Cerf, 1968

  • En la personne de Jésus

    Aucune valeur chrétienne, aucune vérité chrétienne n'est vécue ou proposée en soi, mais toujours en la personne de Jésus ; l'amour d'autrui n'atteint son épanouissement suprême qu' en la personne de Jésus ; la virginité consacrée ou l'indissolubilité du mariage ne sont défendues et vivables qu'en la personne de Jésus.

    Il s'agit donc de la connaître, cette personne. De se trouver sous le feu de son regard, sous le vent de sa parole. Sinon, comment peut-on être chrétien ? Mais prenons garde aussi que certains, sous couleur de n'avoir que Jésus à la bouche et dans leur dévotion, se créent un Jésus à leur convenance qui risque de n' être pas conforme à la réalité.

    Apprenons à lire et à méditer l’Évangile : que nous y aide cette force irremplaçable de l'imagination grâce à laquelle le détail concret nous parle, la scène s'anime, les paroles s'allument ; mais attention à ne pas céder à l'entraînement, à ne pas rajouter au document, à ne pas fabuler fantastiquement ou psychologiquement sur des voies sans issue. L'équilibre est délicat à tenir ; heureusement, c'est la foi, c'est l'Esprit Saint, qui le tient en nous, si nous demeurons soucieux de vérité. Toute la vérité sur l'humanité de Jésus, mais rien que la vérité : " Ce qu'on rajoute vient du Malin " (Mt. 5,37).

    Alors ayant appris à discerner les intentions et les genres propres des différents évangiles, nous aimerons leur sobriété qui en dit finalement si long.  

     

    Albert-Marie Besnard - Un certain Jésus - Ed. du Cerf, 1968 

  • Tenir à Jésus-Christ

    Qui peut dire jusqu'où il a connu Jésus-Christ ? Ce sont des confidences qu'on ne peut pas faire et qu'il vaut mieux ne pas faire, de peur d'être de ceux qui, lors de son avènement, auront la confusion d'être plus éloignés de  lui qu'ils ne le croyaient (cf. 1 Jn 2,28) !

    Mais la foi chrétienne  consiste au moins humblement en ceci : tenir à Jésus-Christ par un attachement qui, si je m'interroge à son sujet (et je dois m'interroger, tirer au clair, devenir honnête à l'égard des autres et de moi-même) ne peut se ramener à l'attachement d'une habitude, d'une curiosité, d'un malentendu  ou de quoi que ce   soit de ce genre. Je devrais  presque dire : « quelque chose en moi tient à Jésus-Christ », mais quelque chose de si profond que, sans l'élucider tout à fait, j'y tiens à mon tour comme à un morceau précieux de ma personnalité, comme à une chance de mon destin et à une  réponse pour mes attentes. (...)

    Il est possible que Dieu-avec nous, cela veuille dire des choses bien plus immenses que tout ce qui s'en est dit et répété jusqu'ici, et que cela contienne un avenir encore inconnu dont les siècles précédents n'ont pas soupçonné les dimensions ni les horizons. Mais cette immensité, je le sais, c'était déjà l'abîme qu'était la personne de Jésus de Nazareth et que l'on côtoyait, bousculait, interpellait sans le connaître ; et cet avenir n'est autre que la continuation de son histoire personnelle, l'explicitation d'une Parole qu'il a commencé d'exprimer par sa seule existence, une certaine nuit à Bethléem.

    N'est-ce pas lui qui avait prévenu ses disciples, par ces mots dont l'énigme me poursuit mais, dont je crois pressentir la portée : « J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas les porter maintenant » (Jn 16,12) ?

    A-M. Besnard - Un certain Jésus - Ed. du Cerf, 1968

  • Pour vous qui suis-je ?

     

    Les uns l'évacuent à force de ne faire de Jésus que le « personnage officialissime » du christianisme : tant de crucifix banalisés qui, à des yeux trop habitués, ne disent guère plus à l'âme religieuse que le buste de Marianne, dans nos mairies, ne peut dire à la conscience civique de la plupart des citoyens !

    A force d'être un personnage, dont on n'a pas même l'idée de se représenter qu'il a dû dormir, manger, se laver, saluer les voisins dans le petit matin, porter le bois, allumer le feu, Jésus devient une espèce d'abstraction personnifiée, et combien de chrétiens ont même honte de ce nom qu' il  porte, et qui leur semble vaguement ridicule au point de ne jamais le prononcer et d'éprouver je ne sais quelle gêne quand on le prononce autour d'eux !

    Les autres évacuent l'humanité de Jésus à force de le considérer simplement comme Dieu qu'ils  vénèrent et qu'ils invoquent. Dieu sous une forme humaine, mais cette forme humaine n'est guère plus qu'un vêtement provisoire, et presque superflu. Pour ceux-là, l’Évangile se perd encore en trop de récits et de détails, auxquels d'ailleurs ils ne s'intéressent nullement. Ils imaginent vaguement que, puisqu' il était  Dieu, Jésus  a dû vivre sa vie terrestre dans des conditions assez spéciales de facilité, de merveilleux, de supériorité absolue. Un peu comme pour    l'enfant, ces héros aux pouvoirs insoupçonnés, et dont les histoires se terminent toujours bien. Et ne faut-il pas dire qu'il y a, dans cette manière si répandue de vivre la foi chrétienne, des restes d'infantilisme religieux ?

    La foi est autrement grave ! Elle n'a de sens que  si elle assume toute la réalité de Jésus de Nazareth. Elle ne peut se contenter de dire : Dieu s'est fait homme. Elle doit affirmer : Dieu s'est fait ce Jésus. D'une manière ou d'une autre, il lui faut franchir le « mur du scandale », en deçà duquel elle peut avoir belle apparence mais n'est encore que croyance trop humaine. Ce  mur du scandale, les contemporains de Jésus en ont très fortement perçu l'existence, et même les disciples s'y sont heurtés.

    Parmi ceux qui n'ont pu le surmonter, se trouvent  les compatriotes mêmes de Jésus, les gens de Nazareth. Il faut nous mettre à leur place, un instant - et même longuement. Ils l'ont trop connu, ce Jésus, comme l'un des leurs ! Ils ont trop vécu avec lui, trente années durant, dans les relations étroites d'un si petit village, pour ne pas être stupéfaits de ce qui surgit, un jour, d'extraordinaire en cet homme si familier. La Nazareth actuelle, véritable ville en pleine expansion israélo-arabe, ne peut plus nous donner l'idée de la minuscule bourgade du 1er siècle perdue sur sa colline.

     

    Albert-Marie Besnard - Un certain Jésus - Ed. du Cerf, 1968

     

  • La lecture infinie

    Il m'apparaît maintenant que le fond du message chrétien consiste à dire : toi, qui que tu sois, qui a découvert (par application ou par hasard, à grand-peine ou à grande joie) une parcelle du sens des choses ou du destin, prête attention : il y a un Donneur de sens, le Verbe de Dieu " qui éclaire tout homme " (Jn 1,9).

    Tes vérités chèrement acquises et jalousement défendues, tes débats si charnels, tes lumières si terrestres, vois : elles signalent l'approche d'un visage, le Christ qui t'a rejoint sur ta route, et sa Parole peut devenir parlante pour toi sur la longueur d'onde du sens que tu as déjà entrevu.

    C'est à un vivant, c'est à un être mystérieusement proche que s'adressait ma question : qui es-tu ? Aucun goût en moi pour les pures investigations et reconstitutions archéologiques. Ouvrant et scrutant l’Évangile, cherchant maladroitement  à voir qui fut le Jésus de l'histoire, c'est ce visage actuel, Dieu-avec-nous, que j'essayais d'entrevoir. Inutile, par conséquent, de m'enfiévrer à vouloir retrouver la totalité du documentaire sur sa vie terrestre : cela m'eût peut-être distrait de l'essentiel et, comme dit l'apôtre Paul, il ne sert plus à rien de vouloir "connaître le Christ selon la chair" (2 Co 5,16) 

    Mais il reste que ce visage est bien tel que sa mère Marie l'a enfanté, tel que ses longues années de travail à Nazareth l'ont buriné, tel que l'ont modelé ses tendresses pour les pauvres et les pécheurs ou ses colères contre les pharisiens, tel que les saisons l'ont hâlé, tel enfin que la souffrance l'a ravagé et rendu grave à jamais. C'est pourquoi il me faut recueillir tout ce que ses disciples ont cru bon de nous en transmettre et que l' Esprit Saint  leur a inspiré de conserver pour nous. Tel est le rôle de la prophétie : nous attester qu'il n'y a de résurrection que de ce Jésus qui a travaillé, parlé, agi et qui a été crucifié ; mais nous rappeler que ces travaux, paroles, actions, souffrances, qui ont réalisé l'Evénement de salut, c'est-à-dire de Dieu-avec-nous et se réconciliant à nous, sont devenus le langage grâce auquel nous identifions le Ressuscité et grâce auquel aujourd'hui il nous parle. 

    Ce langage n'est pas celui d'une langue morte que l'on peut déchiffrer aisément  à coup de lexique et de grammaire. Plus je lis l'Evangile et plus je sens la profondeur insondable de l'Evénément dépasser de partout la prophétie, hors de laquelle pourtant il m'échapperait. A certains jours l'étrangeté m'envahit, et le sentiment qu'aucune des choses dites là n'a dû tout à fait se passer comme le texte le raconte. Je n'en ai jamais fini avec aucune d'entre elles, et, après m'en être souvent étonné, je conçois à l'expérience qu'un croyant puisse lire et relire indéfiniment l'Evangile sans avoir jamais l'impression de l'avoir épuisé ou d'en avoir fait le tour. Manifestement, la Parole qui parle là vient de bien plus loin, ou de bien plus haut que du document qui me donne la possibilité de l'entendre parler.

    A-M. Besnard - " Un certain Jésus " Cerf 1968. pp. 27-29