Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Prier avec le P. Guardini : 23e jour

Sitôt exaucé, la demande se mue en reconnaissance. Elle aussi, elle jaillit spontanément du cœur ; par elle l'homme répond aux dons de Dieu. Et il ne doit pas le faire seulement lorsque Dieu a exaucé une demande, mais en tout temps. C'est à chaque instant que le cœur de l'homme doit répondre à l'action providentielle du Dieu d'amour. Cette réponse de l'homme consiste surtout à reconnaître que tout ce qu'il est et tout ce qu'il possède vient de Dieu ; à l'admettre et à remercier.  

 

   

 

L'Apôtre nous dit : "Soyez reconnaissants...quoi que vous fassiez, en paroles ou en œuvres, faites tout au nom du Seigneur Jésus en rendant  par lui des actions de grâce à Dieu le Père." (Col 3,15-17). Un mot échappé du cœur de Dieu nous fait comprendre combien est grave l'oubli de la gratitude : lorsque les dix lépreux ont été guéris et qu'un seul parmi eux, un Samaritain, revient  pour exprimer sa reconnaissance, Jésus s'écrie : " Est-ce que les dix n'ont pas été guéris ? et les neuf autres, où sont-ils ? Ne s'est-il trouvé parmi eux que cet étranger pour revenir rendre gloire à Dieu ?" (Lc 17,11-19). Cette déception, dont l'aveu échappe au cœur du Seigneur, rappelle celle que l'on trouve si souvent sur les lèvres des prophètes lorsque le peuple élu, à qui Dieu avait fait de si grandes choses, l'oublie.

   On ne remercie pas pour une chose qui va de soi. Si je connais les lois de la nature et vois qu'un certain effet correspond à telle cause, je n'éprouve pas de reconnaissance, si bienfaisant que cet effet puisse être pour moi. Car il se produit nécessairement. De même je n'éprouve pas de véritable reconnaissance lorsqu'on me paie le prix d'une denrée que je vends. C'est mon droit. Ce n'est que devant un geste nullement nécessaire ni obligatoire, mais venu d'un cœur libre qui s'ouvre, que s'éveille ce sentiment très beau, tout intérieur et lui-même libre : "merci."

   Il est donc très important de reconnaître - et non seulement avec la tête, mais aussi avec le cœur - qu'au fond rien ne va de soi. Sans doute, est-ce le cas pour bien des choses à l'intérieur de l'univers, comme nous l'avons noté tout à l'heure ; mais dès que nous considérons l'univers dans son ensemble, plus rien ne va de soi. Nous vivons dans l'univers et nous recevons de lui les substances et les forces nécessaires à notre existence. Nous sommes liés à lui par un enchaînement de causes et d'effets, et l'univers nous apparaît comme un donné dont il ne nous viendrait pas à la pensée qu'il pourrait ne pas exister ; c'est la "nature" qui est à la base de tout le reste. Mais ce serait aller contre la foi que de penser ainsi, puisqu'en vérité l'existence même de l'univers ne va pas de soi. Il n'est pas nécessaire ; il aurait pu ne pas être ; il n'existe que parce que Dieu l'a voulu ; et s'il l'a voulu, c'est parce qu'il l'a voulu. Ici s'arrêtent les déterminismes et commence la liberté pure. L'univers doit son origine à la liberté de Dieu, et cette liberté est amour, et c'est pourquoi elle peut avoir pour réponse la reconnaissance. Remercier Dieu d'avoir créé le monde est un acte grand et conforme à la vérité et à la réalité. 

   Il ne va pas davantage de soi que moi-même j'existe. Je me trouve en moi-même, je vis en moi, je suis moi-même et mon être, plus encore que celui de l'univers, m'apparaît comme un donné qui est la condition de tout le reste. Et cependant je sais très bien que moi aussi je pourrais ne pas être. Plusieurs fois nous avons parlé du "donné", cela a une signification double et profonde. Cela  veut dire : ce qui est là, et qui est condition de tout le reste ; mais le mot même "donné" signifie  qu'il y a don ; c'est donc quelque chose qui ne va  pas de soi, qui ne résulte ni d'une obligation, ni d'un droit, mais de la bienveillance. Je dois donc savoir - intérieurement, par le cœur - que je me reçois sans cesse moi-même comme un don de la main créatrice et bienveillante de Dieu. Le plus souvent nous désignons par le mot "grâce" ce qui ne relève ni des possibilités de l'homme ni de celles des choses, mais ce qui nous vient de Dieu : lumière, secours, sanctification, et nous opposons cette grâce à la "nature". Mais on peut employer le mot dans un sens plus large, pour désigner l'origine de tout ce qui n'existe pas nécessairement, mais a son origine dans un don libre de Dieu ; et alors "grâce" désigne le monde, l'homme, moi-même, tout ce qui est, hormis Dieu ; tout le donné ; tout ce qui est donné par lui qui est le "donnant" par excellence.  

   Il nous arrive d'avoir une expérience profonde de cette réalité inconcevable et bouleversante : nous sommes. Malgré tout le mal et toutes les difficultés, n'est-ce pas quelque chose de grand, une grande grâce de pouvoir respirer et sentir, penser, aimer, agir, exister ? Ce vase sur ma table et cet arbre là-bas, dans le champ, le paysage alentour et le soleil là-haut. Et les hommes : celui-là que j'aime, et cet autre dont je m'occupe... Comme on comprend alors que rien ne va de soi ; que tout n'existe que dans la liberté bienheureuse de la bienveillance divine et que pour tout il faille remercier, où plutôt que pour tout nous ayons le privilège de pouvoir remercier. 

Il ne va pas de soi non plus que les autres hommes existent ; nous venons d'y faire allusion. Lorsque notre sensibilité est en sommeil, elle considère leur existence simplement comme un fait. Mais dès qu'elle est en éveil, la vérité lui apparaît. Les relations humaines essentielles se divisent en deux catégories : la première repose sur la rencontre : quelqu'un est venu, de quelque part; c'est toujours "de quelque part", de l'insondable, quoi que nous puissions savoir sur les raisons et les circonstances d'une rencontre ; car que savons-nous sur les racines de l'existence de ceux-là même qui nous paraissent les mieux connus ? Nous nous sommes rencontrés et il y a eu cela qu'on appelle amitié, camaraderie, amour. Il y a une nécessité profonde ; lorsque cela nous arrive, nous avons le sentiment qu'il ne peut en être autrement ; et cependant, cette rencontre est due au "hasard", car elle aurait pu tout aussi bien ne pas avoir lieu. D'autres relations sont nouées par la vie : l'enfant est issu de la vie de ses parents et par là il est lié à eux, à ses frères et sœurs. Cette appartenance-là ne vient pas d'une rencontre, mais du devenir. Apparemment nécessaire, elle ne l'est cependant pas ; car parents et enfants, frères et sœurs sont des personnes et possèdent leur liberté. Dans un certain sens, ces relations-là doivent, elles aussi, être acceptées et voulues, être  réédifiées dans la liberté pour prendre leur vraie valeur. Mais du coup, les liens familiaux prennent un caractère d'assurance intérieure en même temps que d'extériorité dont il a été question à propos de la rencontre. Ainsi l'homme auquel nous sommes liés nous est lui aussi " donné " et notre réponse à cela, c'est la reconnaissance.

 

   La même chose est vraie pour tout ce qui arrive. Les sciences naturelles aussi bien que les techniques de l'organisation de la vie ont habitué l'homme à tout considérer du pont de vue de lois véritables. Il pense que les choses arrivent parce qu'il ne peut en être autrement, soit parce que telle est leur nature, soit parce que les conditions qu'il a lui-même établies l'exigent. Tout est dépouillé du mystère, tout est "exorcisé", pour reprendre un mot connu. Bien des gens cependant s'aperçoivent qu'on ne peut pas se contenter  de considérer les choses de la sorte, et cela non seulement  parce qu'il y a tout un élément d'esthétique qu'on laisse échapper, mais aussi parce que la réalité est autre. A certains moments privilégiés les yeux s'ouvrent, et les choses et les événements prennent un visage tout différent. Ils échappent à la sécheresse des évidences et deviennent libres. Par-delà les apparences des conditions connues, ils plongent dans le mystère. Alors l'homme comprend que choses et événements sont issus d'un ordre dont les lois naturelles et l'organisation humaine ne représentent que les lignes extérieures, et qu'ils ont, eux aussi, un caractère de "grâce".  

   Aucun événement n'échappe aux lois de la nature et de l'esprit ; mais ces lois ne sont qu'un instrument dans la main de la liberté créatrice de Dieu, et l'expression de la fidélité de son acte créateur. Tout ce qui arrive est un don ; ainsi peut-on et doit-on rendre grâce pour toutes choses.

   Et nous n'avons pas encore parlé de ce qui justifie la reconnaissance dans sa plénitude : à savoir l'action constante de Dieu qui nous conduit, nous illumine et nous sanctifie. Lorsqu'il a été question de la demande, il nous est apparu que la demande essentielle n'avait pas pour objet les besoins de la vie, ou une aide dans le malheur, mais que son objet véritable est ce qui émane de Dieu et nous fait subsister et vivre. Notre existence est un arc dont un côté prend appui sur nous-même et l'autre, le plus important, sur Dieu. Alors la demande est l'appel continuel de l'homme pour que l'arc vienne jusqu'à lui ; et la reconnaissance est la réponse à sa venue continuelle. Elle s'exprime ainsi : "Je vous remercie, mon Dieu, de ce que je subsiste par vous. Je vous remercie de pouvoir connaître, grâce à votre lumière, agir avec votre force, être sanctifié par votre amour."     C'est dans cette perspective que nos relations avec les hommes, les choses, les événements, prennent leur véritable sens ; les uns et les autres se présentent à moi non seulement comme parties d'un univers auquel, moi aussi, j'appartiens, mais comme les messagers et les formes de l'amour agissant de Dieu. 

La véritable demande du chrétien, c'est que cela soit réalisé de façon toujours plus libre et plus pure, et pour que la volonté de Dieu soit accomplie de plus en plus fidèlement ; et sa reconnaissance consiste à tout recevoir avec une conscience de plus en plus profonde que tout est don de Dieu. 

Il existe une expression sublime - il faudrait presque dire une forme divine - de cette reconnaissance. Nous y avons fait allusion lorsqu'il a été question de la louange de Dieu : c'est l'attitude par laquelle l'homme rend grâce à Dieu de ce que lui, Dieu, est si magnifique, et même simplement de ce qu'il est, vit et agit. Mais comment cela est-il possible ? Nous avons dit qu'on ne peut remercier que pour ce qui ne va pas de soi et qui ne se justifie ni par une nécessité, ni par un droit ; mais qu'y a-t-il de plus nécessaire que l'existence de Dieu ? Qui possède le droit d'exister, sinon celui dont il est dit qu'il est par nature "digne de recevoir la puissance, la richesse et l'honneur..." (Ap 4,11). Cela est vrai ; cependant il ne va pas de soi que Dieu existe, encore qu'il faille entendre cela dans un sens différent que lorsque nous l'avons dit de l'univers. L'univers "ne va pas de soi" parce qu'il a son origine dans la liberté créatrice de Dieu ; Dieu non plus, mais parce qu'il est le mystère par excellence, le miracle essentiel et vivant.

"Mystère" au sens propre ne signifie pas un fait qui aurait besoin d'être expliqué et qui ne l'est pas encore, mais le caractère que possède l'essence de Dieu ; et le "miracle" n'est pas quelque chose qui dépasse les possibilités actuelles, mais quelque chose qui, à la lumière de Dieu, est un appel au cœur, et qui ainsi devient "signe". Celui, quel qu'il soit, qui se trouve en contact avec Dieu a le sentiment de son mystère et de l'attirance de sa puissance. Dieu est le seul réel, le seul essentiel et nécessaire - mais en même temps il est celui à qui répond un étonnement sacré. Or de l'étonnement jaillit la reconnaissance...Lorsqu'on aime, d'un amour véritable, c'est-à-dire qu'on éprouve pas seulement à l'égard d'autrui du respect, ou du désir, mais qu'on est lié à lui intimement, qu'on est confié l'un à l'autre par notre destin - c'est ce que signifie le mot amour - alors on éprouve devant l'être aimé un étonnement toujours renouvelé, et il peut très bien arriver un moment où on lui dit en toute vérité : " Je te remercie d'être ce que tu es ; je te remercie de ce que tu existes." Il n'est pas possible de fonder cela en raison ; mais le cœur, lui, le comprend. Pour les hommes ce mystère n'est qu'esquissé ; il ne se réalise réellement qu'en Dieu. Dieu est tellement le mystère essentiel et le miracle vivant, que la réponse de l'homme à son existence, c'est la gratitude - et d'autant plus pure que l'homme s'approche davantage de Dieu. " Nous vous remercions pour votre gloire ", dit le Gloria de la messe. 

   Il est donc important, extrêmement important, que l'homme apprenne à remercier. Il faut qu'il se débarrasse de l'indifférence qui considère les choses comme normales. Car rien n'est dû ; tout est don. C'est seulement lorsque l'homme le comprend ainsi que son existence est libre

   Le matin, lorsqu'après   le repos de la nuit, l'homme a le sentiment d'une vie pure et rafraîchie, le moment est indiqué pour dire à Dieu : " Je vous remercie de ce que je respire et que je suis. Je vous remercie pour tout ce que j'ai et pour tout ce qui m'entoure..." Après le repas, il doit dire : "       La nourriture que j'ai goûtée est un don de vous. Je vous remercie." Et le soir : " Si j'ai pu vivre, travailler, éprouver de la joie aujourd'hui ; si j'ai pu rencontrer celui-ci, éprouver la fidélité de celui-là, c'est un don de vous. Pour tout cela je vous remercie."

   Nous devons remercier pour la foi ; pour le mystère de notre seconde naissance [le baptême] dans la vie de Dieu, pour tout ce qui, caché et sacré, se passe entre Dieu et nous. 

Bien plus, nous devons nous efforcer d'étendre notre reconnaissance à ce qui nous est dur. Dans la révélation de la Providence, ce qui exige le plus de courage, mais aussi représente  la promesse  la plus grande, c'est ceci : tout ce qui arrive, même ce qui est dur, amer, incompréhensible, est figure et messager de la grâce. Vivre dans la Providence signifie vivre en accord avec la volonté de Dieu même lorsqu'elle est contraire à nos désirs. C'est dans la gratitude que cet accord se réalise le plus pleinement. Elle accepte tout de la main de Dieu, même ce qui lui est pénible et ce qui, apparemment, est le plus destructeur. Ce n'est pas facile et il ne faut pas nous payer de mots. N'allons pas plus loin que nous ne pouvons réellement ; mais nous pouvons aller plus loin que nous ne croyons à première vue. Portée par la foi, la gratitude peut assumer toute difficulté, et dans la mesure où elle y réussit, elle la transfigure. 

                                                                                                                                       

A suivre...

 

 

Romano Guardini - Initiation à la prière - Éditions du Seuil (1961)

Romano Guardini (1885-1968). Après avoir étudié la théologie à Freising et Tübingen, il rédige un travail de doctorat sur saint Bonaventure. Il enseigne à Berlin, à Tübingen, puis à Munich de 1948 jusqu'à sa mort. En 1965, il refuse par humilité le titre de cardinal que lui propose le pape Paul VI. Il est l'un des plus grands théologiens du XXe siècle.

 

Les commentaires sont fermés.