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Prier avec le P. Guardini : 25e jour

Notre langage s'adapte à l'interlocuteur qui est en face de nous ; nous parlons différemment à un enfant et à un adulte, à un homme dont l'esprit est éveillé et à un être obtus, à un homme respecté et à une personne que nous n'estimons pas. Chaque homme a sa manière d'être particulière, et parler réellement avec lui, c'est chercher à entrer en contact avec cette manière d'être. 

 

 

Ce n'est pas tout, car cette diversité de comportement existe déjà dans nos rapports avec les animaux. Celui qui aime les bêtes sait qu'elles possèdent des dispositions très diverses, et il cherche à les aborder de la manière propre à chacune d'elles.

Mais pour l'homme il ne s'agit pas seulement de dispositions individuelles : l'homme est une personne. Ce que cela signifie est difficile à exprimer avec des mots, bien que nous sentions fort bien ce que c'est  en nous-mêmes et chez les autres. La personne, c'est ce qu'il y a de plus profond dans l'homme. C'est le centre où convergent toutes les manifestations de sa vie ; c'est la source de tous les mouvements de la vie et le foyer vers lequel ils retournent ; c'est le lieu où l'homme est en lui-même, le "soi-même", où il a conscience de sa responsabilité ; en un mot, c'est ce qu'il veut dire lorsqu'il dit : "moi". 

Si je demande à quelqu'un : " Quel genre d'homme es-tu ? ", il me répond : " moi" et il me dit son nom, où s'exprime l'existence unique de ce "moi". Ce qui dit "moi", c'est la personne. Elle est toujours là, car c'est elle qui endosse la responsabilité de ce que l'homme est et fait ; mais elle n'apparaît pas toujours, elle n'est pas toujours acte. Tantôt elle ne se manifeste pas du tout, tantôt imparfaitement, selon qu'il s'agit de quelque chose de mécanique ou d'instinctif. De plus l'homme se laisse volontiers glisser dans l'impersonnel, parce qu'être "personne", ce n'est pas seulement une donnée, mais une tâche à accomplir, et qui comporte de graves exigences. La personne se manifeste surtout dans les options morales lorsque l'homme est brusquement tiré du cours mécanique de sa vie et se trouve placé en face de la question de savoir s'il obéira au commandement de l'heure, ou s'il s'y refusera, car il doit prendre la responsabilité de cette option. 

Etre "personne", c'est aussi un don qui se réalise lorsque l'homme entre avec un autre dans la relation "je-tu" ; lorsqu'il éprouve du respect pour l'autre ou lui donne sa fidélité, ou accepte d'être responsable de lui. Lorsque deux êtres sont ainsi sous le regard l'un de l'autre, leur visage intérieur se dévoile et la personne se révèle. 

En Dieu aussi il y a la "personne" - mais non pas comme chez l'homme. Chaque homme est lui, une seule fois, et seul ; il n'en est pas de même de la "personne" de Dieu. Si nous lisons attentivement les Évangiles, et si nous considérons la manière dont Jésus s'adresse à "Dieu"  et dont il le traite, nous éprouvons quelque chose de particulier ; pour lui il n'y a qu'un Dieu, le Dieu vivant, le Dieu saint, qui a tout créé et qui est maître de tout. Mais dans sa sphère de vie cette nature divine dévoile en quelque sorte différents visages. C'est ainsi que Jésus parle sans cesse du  "Père". Il y a entre le Père et lui un échange intime ininterrompu. Jésus lui obéit jusque  dans la détresse la plus amère, comme l'exprime la parole de Gethsémani : " Non pas comme je veux mais comme tu veux " (Jn 26,39)

Mais la relation entre Jésus et ce Père est différente de celle qui existe entre le Père et chacun de nous. Il est son Fils comme aucun homme ne peut l'être ; jamais en parlant aux hommes, Jésus ne s'est associé à eux en disant : "Notre Père" ; jamais il ne s'est compris dans le "nous" des créatures pour parler au Père, et jamais il n'a dit avec les siens la prière qu'il leur avait apprise. Lorsqu'il dit que les hommes doivent devenir  "des enfants de Dieu", cela signifie tout autre chose que ce qu'expriment par exemple ces mots : " Tout m'a été donné par le Père, et personne ne sait qui est le Fils sinon le Père, et personne ne sait qui est le Père sinon le Fils et ceux à qui le Fils l'a révélé." (Lc 10,22) Le Christ a bien vis-à-vis du Père une attitude d'obéissance mais ce n'est pas l'obéissance des créatures vis-à-vis du créateur ; son obéissance est de plain-pied avec le commandement du Père ; l'une et l'autre sont de nature divine. Devant la face du Père, il y a face du Fils, également divine. Mais une troisième "face", plus difficile à saisir que les deux autres, se révèle lorsque Jésus avertit ses disciples que lorsqu'il les aura quittés, il leur enverra un "autre Paraclet" qui " rendra témoignage pour lui ", " l'Esprit de vérité ", qui " demeurera avec eux ", et qui " leur enseignera tout et leur rappellera tout ce que lui-même leur aura dit " (Jn 14,16-17 ; 15,26 ; 16,7-15). C'est celui qui est venu effectivement lors de la Pentecôte, qui a assumé l'héritage du Christ et la conduite de l'Eglise.  

C'est un grand mystère qui se révèle à nous ici. Dieu, dont la nature et la vie sont au-delà de tout ce qui est humain, est Personne d'une manière également différente, surhumaine. Chaque homme n'est personne qu'une fois ; chacun est effectivement unique et prononce seul son propre "Je". En Dieu ils sont trois à le prononcer.  Triple est le visage dont sa vie porte l'empreinte, triple le mode suivant lequel cette vie se possède elle-même... Lorsque l'homme veut dire  " Tu ", il lui faut aller à la rencontre d'un autre homme ; Dieu, au contraire, trouve dans sa propre vie celui à qui il dit " Tu ". L'homme a besoin d'un autre homme s'il veut être en communion avec quelqu'un, et c'est pourquoi il est dépendant de toutes les manières : à l'égard de ses parents, de ses frères et sœurs, de son mari ou de sa femme, de ses enfants, de ses amis, de ses camarades et de ses collègues de travail. Dieu, lui qui est l'Un et l'Unique, solitaire dans sa seigneurie inaccessible, possède la communion à l'intérieur de lui-même. C'est cela qui constitue la révélation suprême qui est contenue dans les mots : le Dieu " vivant ", le Dieu " riche ". 

Le Nouveau Testament nous donne deux interprétations de cette pluralité sainte de Dieu "Un". Nous venons de parler de la première. Elle part de la relation qui unit un homme de la première génération à celui de la seconde ; c'est donc la relation entre parents et enfants ; elle nous dit : Dieu est fécond. Le mystère de la naissance s'accomplit en lui. De toute éternité Dieu est "Père" - et dans cette paternité, maternité et paternité terrestres sont liées en une unité parfaite - et il est "Fils" ; - le mot signifie aussi fils et fille, c'est-à-dire l'héritier de la vie. Comme Père, Dieu donne au "Fils" la plénitude de sa vie et de son être propres. Mais celui-ci ne s'en va pas  pour devenir en quelque sorte un autre Dieu autonome ; il demeure dans l'unité vivante, il se retourne vers le Père, dans l'amour. Il est " dans le sein du Père ", comme il est dit dans le Prologue de l’Évangile de saint Jean (Jn 1,18). Mais si la pleine liberté du Fils se réalise, sans que son autonomie brise l'unité divine, cela est rendu possible par l'intervention d'une force sainte, qui, à son tour, est "quelqu'un" et a un nom : le Saint-Esprit. Le Saint-Esprit est l'amour qui lie le Père et le Fils. L'autre interprétation est fondée sur la vie spirituelle ; saint Jean la donne aussi dans le Prologue de son Évangile.  Selon celle-ci Dieu a conscience de lui-même, et il connaît la nature infinie de son être et de sa pensée. Il n'est pas muet, mais s'exprime lui-même dans une parole exhaustive, éternelle : le Verbe. Dieu est donc celui qui exprime et celui qui est exprimé ; mais ce qui est exprimé, le " Verbe ", le Logos, est aussi puissant, aussi essentiel et vivant que celui qui parle. Le Verbe n'est pas extériorisé pour qu'un autre l'entende, mais - et ici la pensée doit sentir confusément quelque chose qu'elle ne peut réaliser - il devient pour ainsi dire lui-même l'oreille qui entend ; il revient, et il est alors le "fait d'être entendu" pour celui qui parle. Celui que nous appelons ici " Celui qui parle ", c'est le Père ; celui qui est exprimé, la parole, c'est le Fils. Et c'est encore dans le Saint-Esprit qu'existe ce mystère de l'unité et de la multiplicité. 

 

   La révélation s'est accomplie en nous dévoilant ce mystère de Dieu ; la rédemption signifie que l'homme est introduit dans ce mystère. Le Fils éternel, le Logos, est " entré dans le monde ", est " devenu chair ", et il a partagé notre existence ; par là-même il nous a fait entrer dans la sienne. Il nous a enseigné le mystère de la nouvelle naissance : l'homme qui possède déjà sa première vie, doit être introduit dans les profondeurs du sein de Dieu et y naître à une nouvelle existence. Il doit participer à la position qu'est celle du Christ en Dieu. Il devient frère et sœur du Christ. Il ira avec lui au Père, comme son Fils (...) Et cela doit s'accomplir dans la force du Saint-Esprit qui veut être son ami et son " soutien " (Jn 3,3-10)

Notre prière ne s'adresse donc pas à un Dieu vague, comme celui auquel se porterait un sentiment quelconque ou une idée fantastique [fantasmatique ?], mais à un Dieu réel et responsable. Dieu nous a dévoilé son mystère, et il nous a dit "Qui" il est. Il nous a dit son "Je", et il nous a révélé son nom. C'est à lui, c'est-à-dire à la Trinité, tel qu'il s'est manifesté, que doit aller notre prière. La prière du chrétien, c'est la communion avec lui. 

 

Romano Guardini - Initiation à la prière - Editions du Seuil (1961)

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