Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Prier avec le P Guardini : 29e jour

Le caractère propre de l'oraison. Toute prière doit être "intérieure" si elle ne veut pas être  du simple verbiage. Mais nous voulons parler ici d'une manière de prier qui s'efforce de quitter la parole pour tendre au silence. 

Contemplative, elle l'est partiellement, car elle a tendance à quitter la diversité des activités intellectuelles et à se transformer en simples actes. On pourrait employer le mot de "méditation" ; mais celui-ci ne tient pas assez compte de cette tendance au silence et à la simplicité. Il resterait l'expression de "prière contemplative" qui est assez large pour embrasser tout ce que nous voulons dire ; mais elle a le défaut d'être trop vague pour pouvoir être employée à coup sûr. Nous parlerons donc dans ce qui suit de l'oraison au sens que nous venons d'esquisser. 

   Cette prière est particulièrement liée à la recherche de la vérité. Ce que - d'un mot également insuffisant - on appelle prière "verbale", s'adresse à Dieu pour lui dire quelque chose de déterminé. Elle s'appuie évidemment sur la vérité de la foi ; mais celle-ci n'est pas son objet propre ; elle est adoration, demande, ou action de grâce. L'oraison, au contraire, cherche la vérité sacrée en tant que telle. Elle voudrait savoir qui est Dieu, comprendre ce que signifie le royaume de Dieu, avoir une idée nette de la situation de l'homme, tirer au clair le problème de sa propre existence et se faire du monde une image exacte. Or cette recherche de la vérité n'est pas seulement un travail de l'entendement, sinon elle déboucherait dans la théologie ou la philosophie. La connaissance dont il s'agit ici, est l'affaire de l'homme tout entier. L'imagination, qui est la faculté de représentation, s'attachant à un symbole, s'efforce par la contemplation à entrer en possession de l'objet qui est caché derrière ce symbole. La raison procède par vérification, par approfondissement, par comparaison, elle réduit le singulier au tout et reconstruit l'ensemble à partir du détail. Le jugement discerne l'essentiel et l'accidentel, la fin et le moyen, la valeur et la non-valeur, et il prend position. La sensibilité est touchée, élevée, bouleversée, se sent apparentée ou étrangère, éprouve de la nostalgie, ou a le sentiment d'un accomplissement. L'être vivant tout entier se tourne vers Dieu et devient lui-même commerce intérieur et dialogue. 

L'oraison, lorsqu'elle est pratiquée comme il faut, manifeste tôt ou tard un penchant à la simplification. Au début, il lui faut généralement un objet assez vaste, comportant de nombreux points de vue ; elle fait un grand usage de représentations, de considérations, d'élans et de résolutions ; mais peu à peu son objet devient à la fois plus étroit et plus puissant. Il y a moins d'idées, mais elles gagnent en profondeur et en fécondité. Les actes spirituels prennent la forme de la simplification, de l'adoration, de l'aspiration ; ils ne consistent plus qu'à se rendre présent, à "réaliser". Les mots se font plus rares, le langage intérieur aboutit au silence, et peut-être même à une attitude où est surmontée la dualité foncière de la parole et du silence. 

Mais la connaissance dont il s'agit n'est pas une fin en elle-même, si importante qu'elle puisse être ; elle doit passer en acte. Dans l'oraison on ne demande pas seulement : "qu'est-ce qui est ?"  mais : " qu'est-ce qui doit être ? " Non seulement : " Comment suis-je ? ", mais aussi : " Comment dos-je être ? Que dois-je éviter, que dois-je dominer, que dois-je faire ?" La volonté cherche une directive, tend à maîtriser les erreurs de la vie, à crée un ordre qui permette une activité meilleure et plus féconde. Mais l'erreur dans la pratique de l'oraison serait que le désir de la simplification et du silence aboutisse à un monde irréel, au rêve ou à l'inconsistance. L'oraison doit, au contraire, toujours être une relation entre deux réalités, et tendre au face à face vivant de l'homme avec Dieu. Celui qui prie doit chercher à s'approcher de Dieu et dans cette approche à se simplifier et à se purifier, à devenir plus essentiel. 

   La vérité dont l'oraison se propose la conquête n'est pas celle de l'expérience immédiate du monde et de l'existence, mais celle de la révélation divine. Bien entendu, les questions de morale naturelle n'en sont pas exclues, ni les préoccupations  de la vie quotidienne ; mais son objet propre est la parole de Dieu et la personne du Christ. Or cette vérité a un caractère propre ; elle exprime bien l'essence la plus profonde du monde et de l'homme, mais considérée du point de vue de Dieu ; insérée dans la révélation que Dieu, caché et inconnu, fait de lui-même dans le Christ ; en même temps qu'une lumière  sur le sens de l'existence, cette révélation est un jugement porté par le Saint des Saints sur la déchéance de la nature et un appel à sa restauration. La révélation ne représente pas un degré plus élevé de connaissance du monde et de la vie ; elle signifie que Dieu s'adresse à la raison de l'homme, prisonnière de sa volonté propre, pour qu'il se tourne vers lui et cherche dans ses paroles l'explication de l'existence. 

   Ce qui est demandé est donc autre chose que d'apprendre des faits ou des relations inconnus auparavant. Il s'agit d'accepter une vérité qu'on ne peut recevoir que de la bouche de Dieu pour se l'approprier dans la foi. Cette vérité ne peut être assimilée vraiment que dans la mesure où l'homme lui fait confiance et s'en pénètre de façon organique. Et c'est parce que l'amour-propre résiste [le vieil homme cf. st Paul], que cette connaissance exige en même temps une conversion des mœurs : celle du regard, du jugement, du sens du vrai et du faux, de la valeur et de la non-valeur, de l'être et de l'apparence. Il faut donc que l'esprit s'efforce à pénétrer dans les paroles et les figures sacrées [i.e la Parole de Dieu] et que le cœur se familiarise avec elles. A cette condition seulement l'homme devient capable de pénétrer peu à peu le sens du message de Dieu. 

   La distinction entre la foi chrétienne et la conscience chrétienne peut aussi nous aider à comprendre ce dont il s'agit. La foi chrétienne consiste pour l'homme à accepter la révélation comme le commencement et le fondement de sa vie, et à s'y enraciner par sa fidélité et son amour ; la conscience chrétienne est plus que cela. Par conscience nous entendons la manière dont est constitué le regard, la pensée, le jugement d'un homme ; les normes et l'ordre qui y règnent ; les attitudes qu'il adopte spontanément, etc. La conscience serait donc chrétienne lorsque, pour elle, serait vrai ce qui est vrai du point de vue de la révélation ; possible ce qu'elle déclare possible ; bon, beau, noble, pacifiant ce qu'il l'est selon la révélation. Et cela non seulement par suite d'effort explicite, mais, pour autant que cela est possible, lorsqu'il s'agit de la révélation en quelque sorte naturellement, par conformité intérieure. Il suffit que nous regardions en nous-mêmes et autour de nous pour nous rendre compte combien il est peu question de cela. Nous trouvons certes la foi chrétienne, souvent même très vaillante et très pure ; mais la "conscience" communément répandue coexiste avec la foi à qui elle est hétérogène. 

L'oraison a donc ici un objectif précis. Elle met la révélation devant les yeux du croyant, en élucide le sens, pénètre à l'intérieur de son contenu, s'insère dans sa structure, s'habitue à sa signification ; et ainsi s'accomplit cette "conversion" du regard, de la pensée, cette transformation de la spontanéité vivante sans laquelle la conversion des mœurs reste fragmentaire. Par l'oraison se forme la conscience chrétienne.  Le sens dans lequel nous employons le mot "conscience" est évidemment plus large que celui de la psychologie ; il couvre ici l'ensemble de la vie intérieure. Il serait plus exact de parler d'appropriation, de manière d'être personnelle, de réalisation ou tout autre terme que l'on pourrait employer pour signifier que le contenu de la foi devient contenu de l'existence concrète. 

      

                                                  A suivre...

+ Romano Guardini - Initiation à la prière - Editions du Seuil, 1961

         

 

Les commentaires sont fermés.