La prière de répétition
Dans la prière orale l'homme dit à Dieu ce qu'il pense ; c'est elle que concerne l'avertissement du Sermon sur la Montagne : " Lorsque vous priez, ne multipliez pas les paroles comme font les païens qui s'imaginent devoir être exaucés à force de paroles." (Jn 6,7).
L'homme qui s'adresse à Dieu doit le faire simplement, avec respect et confiance, et ne doit pas en dire plus qu'il ne peut justifier intérieurement. Bien entendu, il peut se répéter ; comme on peut dire plusieurs fois la même chose à quelqu'un tout en étant vrai, parce qu'on ne peut pas enfermer en quelques mots rapides tout ce qu'on éprouve. Le "bavardage des païens" dont parle Jésus, ne vise pas le nombre des répétitions, mais la manière de parler et l'illusion d'exercer une influence sur Dieu par la grandiloquence et le nombre de paroles... Mais il peut aussi se faire que l'homme ne cherche pas seulement, dans sa prière, à exprimer des choses précises, mais simplement à s'attarder, à respirer et à se mouvoir dans la prière. On peut marcher sur un chemin pour parvenir au but ; dans ce cas, on se hâte et on ne s'arrête pas. Mais on peut aussi avoir envie de se promener ; alors on prend son temps et on s'arrête à ce qu'on trouve intéressant. La même chose est valable dans les manifestations de la vie religieuse, et cela est non seulement justifié mais bon et beau.
La meilleure manière serait de considérer Dieu comme un excellent ami à qui on aurait beaucoup de choses à dire, dont on attend les réponses, et demeurer dans cette sainte conversation. Mais qui est capable de cela ? A toute occasion nous constatons combien nos rapports avec Dieu sont difficiles et comme nous nous fatiguons vite. Il ne nous reste plus qu'un moyen, celui que la prière chrétienne a employé dès les premiers temps: c'est de répéter certaines prières, très pures, très denses, pour créer un climat dans lequel l'âme puisse demeurer, mais en reliant ces prières entre elles par une idée qui progresse et rompt la monotonie.
La litanie est une forme très ancienne de cette prière de répétition. Le lecteur prononce l'invocation qui s'adresse à Dieu en fonction de différents aspects de sa gloire ou de diverses formes de son action ; le peuple répond par la répétition de phrases brèves comme : " Ayez pitié de nous " ou bien : " Nous vous en prions, exaucez-nous !" Ces phrases s'imprègnent du contenu de l'invocation et en sont l'écho ; d'autre part, ces phrases, qui ne changent pas, prennent un caractère sans cesse nouveau par le contenu différent des invocations. Cela permet au cœur du fidèle de rester en repos. Une invocation isolée serait trop courte, et la simple répétition deviendrait monotone ; mais dans la litanie, l'acte de prière prend un sens qui varie, tout en favorisant le repos.
Encore faut-il que la litanie soit récitée convenablement. La manière dont elle l'est parfois, est sans profit. La beauté et la bienfaisance des litanies devient sensible lorsque chaque invocation est prononcée avec netteté et que l'on s'arrête un court instant après la réponse, juste assez pour que le contenu puisse avoir un certain écho. L'invocation suivante ne doit pas arriver aussitôt avec une rapidité machinale. De cette façon on arrivera tout naturellement à ce que la réponse, elle non plus, ne soit pas mécanique mais laisse également une petite pause : une paix divine imprégnera alors l'ensemble.
L'angélus est un autre exemple de cette manière de prier. Trois fois le jour, à l'aurore, à midi et au coucher du soleil, nous nous remémorons l'événement par lequel commença notre Rédemption : le message de l'ange à la future Mère du Seigneur. Cette prière doit être une commémoration ; nous devons la considérer comme un havre de repos. Elle est riche et en même temps si simple qu'elle peut être récitée partout, à la maison, aux champs, en marchant dans la rue. Trois courtes phrases expriment l'événement : " L'ange du Seigneur apporta l'annonce à Marie, et elle conçut du Saint-Esprit..." Marie répondit : " Je suis la servante du Seigneur, qu'il me soit fait selon votre parole." " Et le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous..." Chacune de ces phrases est suivie d'un Ave Maria. Celui-ci s'imprègne de la phrase, s'en fait l'écho et donne ainsi à celui qui prie la possibilité de s'attarder en se rappelant l'événement.
L'angélus c'est presque perdu pour le citadin qui ne tient plus compte des heures solaires et n'entend généralement plus les cloches ; mais il n'est peut-être pas impossible de se rappeler à midi ou lorsque tombe le soir, qu'à travers le monde beaucoup de cœurs s'associent à cette commémoration et de se joindre à eux.
Il faudrait ensuite parler du chapelet, qui est une forme particulièrement usitée de la prière de répétition. Il allie les deux thèmes fondamentaux de ce genre de prière : il s'attarde aux répétitions et cependant progresse lentement, harmonieusement. Nous ne pouvons pas nous y arrêter ici. Il faudrait parler d'abord des difficultés qu'il offre pour nos contemporains et la manière erronée dont on s'en sert souvent ; et puis expliquer son caractère, sa structure intérieure et dire finalement comment il doit être récitée : cela nous entraînerait trop loin.
On ne se trouve pas toujours en état de dire le chapelet. Par exemple celui qui se débat dans l'inquiétude de la recherche de Dieu, de problèmes pas encore résolus, n'y trouve aucun sens et y renoncera. Le chapelet suppose une foi vivante ; il faut avant tout être capable de faire silence et de demeurer en repos. Indépendamment même du manque de respect que cela constitue envers les choses sacrées, la récitation hâtive du chapelet lui fait perdre tout son sens. Il faut de la lenteur et de la réflexion. Si on manque de temps pour le réciter tout entier, qu'on se contente d'en réciter une partie seulement ; mieux vaut bien le dire en partie, que tout entier mais mal.
Le rosaire consiste à considérer la personne et la vie du Seigneur à travers la vie de sa Mère. On contemple les événements de la vie du Seigneur, non pas en eux-mêmes, mais en empruntant les sentiments de celle qui, parmi tous les hommes, lui a été la plus proche. On ne se contente pas d'y réfléchir, mais on se laisse porter par les mots, sans cesse répétés, de l'Ave Maria. Cette interférence des mystères et de la présence de la Sainte Vierge, constitue la forme propre de la prière du rosaire ; il y faut s'en aucun doute un apprentissage.
Pour celui qui se l'est rendu familier, le rosaire est une retraite silencieuse où il peut toujours aller chercher la paix ; c'est aussi un sanctuaire dont la porte lui est toujours ouverte, et qu'il peut franchir afin de se débarrasser de tout ce qui le préoccupe.
Enfin il faut rappeler cette autre forme de réflexion pieuse qui consiste à choisir pour un jour, une semaine ou pour plus longtemps une parole (de la Sainte Écriture ou d'un saint) que l'on emporte dans son quotidien et à laquelle on revient sans cesse intérieurement. Il suffit d'adapter cette consigne aux différentes situations de la journée ou de la semaine. Il arrive qu'à tel moment elle ne dise rien et n'aide pas à sortir de l'indifférence. Mais il peut arriver aussi qu'elle projette une lumière nouvelle sur le sens de la consigne. Elle peut ainsi prendre une grande importance dans le déroulement de la vie de tous les jours.
Pour donner plus de caractère à cette parole (ou cette consigne) on peut la demander à quelqu'un à qui l'on reconnaît une certaine autorité ; c'est ainsi qu'il y avait autrefois les "paroles des Pères" ou bien, plus tard, " la parole de la semaine " ou les " mots bibliques " pour chaque jour. Dans ce cas c'est vraiment quelque chose de "donné" qui peut apporter beaucoup de force.
A suivre...
+ Romano Guardini - Initiation à la prière - Editions du Seuil, 1961