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Prier avec le P. Guardini : 27e jour

Le langage de la prière

Prier signifie avoir commerce avec Dieu ; or la parole est le commencement de toute relation : sa racine est le mouvement intérieur du cœur. Celui-ci peut ainsi s'exprimer par les jeux de physionomie, les gestes de la main, ou l'attitude du corps entier ; mais cela est encore un langage muet et, au fond, indéterminé. La parole seule lui permet de s'exprimer avec clarté et fermeté. L'homme se révèle et s'engage par la parole ; on peut donc dire, avec quelque raison, que prier, c'est parler à Dieu. 

 

La nature de cette parole est très importante pour la prière. Il serait faux de dire que seul le sentiment compte et que les mots sont indifférents. Certains mots maladroits, gauches, valent mieux, il est vrai, par le sérieux du cœur qui les inspire que les mots les plus beaux et les plus riches derrière lesquels il n'y a rien de valable : il existe des hommes qui n'arrivent qu'avec beaucoup de peine à dire ce qu'ils ressentent profondément et cependant leur attitude spirituelle est plus agréable à Dieu que tous les discours.

Mais il ne s'ensuit pas que la manière dont on s'exprime est sans importance aucune. En général, la prière issue d'un cœur juste trouve les mots propres pour s'exprimer. Le langage médiocre, et surtout le bavardage sentimental sans valeur, révèle habituellement une âme qui n'est pas ce qu'elle doit être.

Inversement, la parole que l'on prononce, agit sur l'attitude intérieure. La parole de l'homme n'est pas une création de l'individu, ni l'expression personnelle de sa vie intérieure, mais l'homme trouve, tout fait, le monde des mots, le langage. Il y est placé par sa naissance il grandit avec lui, et en subit une influence plus forte que celle, par exemple, du paysage qui l'environne. Il pénètre jusqu'aux racines  de sa vie spirituelle, personnelle ; l'homme pense, il sent dans sa langue ; c'est par elle qu'il entre en relation avec les autres hommes, qu'il apprend le sens et l'usage des choses.

Ces considérations valent aussi pour la prière. C'est seulement dans une infime mesure que l'homme crée lui-même le contenu verbal de la prière ; il le reçoit presque tout entier. Or cela signifie que le langage réagit sur la prière intérieure et lui donne sa forme, bonne ou mauvaise.

   Il n'est donc pas superflu que nous concentrions notre attention sur le langage de la prière. 

 

    Le langage spontané de la prière

   La forme la plus vivante de la prière est celle qui jaillit du cœur. Lorsque l'homme dit à Dieu, sans intermédiaire, son repentir et son désir, son adoration et sa joie, ses besoins et sa gratitude, c'est pour ainsi dire le langage originel de la prière...

Apprendre à parler fait partie du développement de l'homme ; c'est acquérir la faculté mystérieuse de communiquer aux autres ses propres découvertes, et de leur faire comprendre les sentiments qu'il nourrit à leur égard. La pièce maîtresse de ce que nous appelons "éducation" ne consiste t-elle pas à savoir parler sa propre langue - à l'intérieur de la communauté à laquelle on appartient, et avec le degré de perfection que permettent à chacun ses dons naturels ?

Tout homme a une manière à lui d'éprouver les choses, de voir le monde avec ses yeux à lui ; il veut ce qu'il veut, lui et non un autre, et cela doit transparaître dans son langage. On peut dire la même chose pour la prière. Nous ne prions pas pour faire savoir à Dieu ce que nous voulons, car Il connaît notre cœur mieux que nous-mêmes. Celui qui prie, vit devant Lui, tourné vers Lui, grâce à Lui, il donne à Dieu tout ce qu'il a et il reçoit de Dieu ce que Celui-ci veut lui donner. C'est pourquoi les mots de sa prière doivent être bien à lui. 

Il y a des moments où les mots nous viennent aisément ; " la parole jaillit de l'abondance du cœur ". Quand un homme se sent près de Dieu ou, quand, dans l'adversité, il se remet entre les mains du Seigneur de toutes grâces, les mots lui viennent tout seuls, et il n'a rien d'autre à faire que de veiller à ce qu'ils restent vrais. Mais souvent le cœur est bien vide, et l'esprit n'a rien à dire. L'homme est alors dans un état de pauvreté, et il lui est pénible de parler ; il doit accepter cette pauvreté , car elle a un sens. Elle est pour lui une épreuve, celle de la foie nue, de la fidélité et de l'obéissance, sans le secours du sentiment. C'est de là que doivent venir les mots de la prière ; mais comme il faut qu'elle reste vraie, elle doit être très simple. Elle doit s'en tenir à l'essentiel ; simples actes de foi, de respect, de confiance, de disponibilité. Ces mots-là n'ont pas moins de valeur que ceux qui coulent d'abondance, peut-être même en ont-ils davantage. En tout cas, ce sont ceux qui conviennent, et rien ne peut les remplacer.

   La difficulté qu'on éprouve à trouver des mots personnels ne doit pas servir trop facilement de prétexte  pour recourir à la prière toute faite. La pauvreté intérieure est une école où il faut persévérer, car on peut y apprendre ce que le livre de prière le plus pieux n'enseignera jamais. Quand bien même la prière se réduirait à dire à Dieu : " Je crois en Vous ", ou bien : "Je m'incline devant Vous ", ou bien : " Je veux vous obéir et accomplir mon devoir de mon mieux ", ou bien : " Je me confie, moi et les miens, à Votre sainte Providence ", elle serait plus précieuse devant Dieu que le discours le plus riche prononcé dans une heure d'exaltation. 

   Le vocabulaire traditionnel de la prière

   Bien entendu, il n'est pas bon de pousser trop loin ce sentiment d'insuffisance, et si on ne trouve vraiment pas de mots personnels il faut en prendre son parti et aller chercher ailleurs. Nous voulons parler de la "communion des saints" ; mais la plupart du temps, cette expression est mal comprise. Elle ne désigne pas la communion que nous avons, nous autres, chrétiens ordinaires, avec les grands chrétiens que nous appelons "les saints", mais la participation commune des fidèles aux réalités sacrées, à la foi, à l'Evangile, à l'Eucharistie, à tout ce qui fait partie de la vie divine. Donc, si une prière aux paroles valables et vivantes a jailli du cœur d'un homme, il est juste, il est beau que d'autres s'en servent, et c'est ainsi que se constitue la communion dans les choses saintes.   

   Il y a une autre raison qui non seulement nous permet, mais nous amène à nous servir des prières valables que d'autres lèvres ont prononcées : c'est qu'elles peuvent nous apprendre quelque chose. Nous avons dit tout à l'heure que la parole n'est pas seulement l'expression de notre être intérieur, mais qu'elle est la manière dont nous nous mouvons dans ce vaste univers de signes et de figures que nous appelons langage. Nous ne recevons pas seulement des mots isolés qui se sont formés au cours des temps, mais aussi les expressions, les manières de parler, des affirmations et des suites de phrases entières que d'autres ont prononcées, et nous les faisons nôtres, nous y pénétrons et nous découvrons leur force... Il en va de même lorsque nous prions. Les prières dites ou écrites par des hommes pieux sont l'expression de leurs expériences et de leurs victoires sur eux-mêmes ; lorsque nous les employons, nous nous mettons à leur école. Nous n'apprenons pas seulement à nous exprimer nous-mêmes, mais bien des choses s'éveillent qui dormaient en nous. Les prières des saints, en particulier, sont souvent de véritables découvertes dans le monde intérieur de la communion avec Dieu. Ce sont des chemins qui conduisent à Dieu, des possibilités de vie nouvelle. Une bonne prière peut être, pour l'homme intérieur, ce que le pain est pour l'affamé, ce qu'un remède est pour le malade, une fleur pour celui qui se dessèche dans grisaille quotidienne. 

   Certaines prières nous viennent de Dieu lui-même et constituent une partie de la révélation. Ces textes ne nous disent pas seulement qui il est, mais aussi comment on arrive à lui ; et cela non pas sous la forme d'enseignements sur la prière, car ils sont eux-mêmes des prières qui servent de guide à qui s'en sert. Les psaumes, par exemple, ne sont pas seulement importants et précieux  ; ils sont nécessaires. Sans doute les psaumes nous livrent l'expérience personnelle de cœurs en prière ; cependant ils ont aussi une valeur représentative pour tous.  C'est l'Esprit de Dieu qui les as inspirés afin qu'ils servent aux autres d'école de la prière. On peut dire la même chose des grandes prières qu'on lit dans l'Evangile : par exemple, le cantique d'action de grâce de Marie, le Magnificat (Lc 1,46-55), ou celui de Zacharie, le Benedictus (Lc 2,68-79), ou la prière du vieillard Siméon (Lc 2,29-32). Et, en étudiant les épîtres de saint Paul, on y trouve une quantité de prières implicites, qu'il est facile de dégager et d'utiliser dans sa propre vie. Il est une prière qui, entre toutes, est valable en elle-même, et nécessaire à chaque homme : c'est l'oraison dominicale. Personne n'a le droit de dire qu'il a assez d'expérience de la vie intérieure pour ne plus avoir besoin du Notre Père ; ce serait un aveu d'aveuglement et d'orgueil. Le Notre Père est l'école de la prière par excellence ; n'est-ce pas le Seigneur lui-même qui l'a enseigné aux disciples lorsqu'ils lui ont demandé : " Apprenez-nous à prier." ? (Lc 11,1-4). 

   Ces prières ne sont pas seulement importantes parce qu'elles sont un enseignement ou une école ; mais aussi en un autre sens, plus caché, parce qu'elles constituent une partie de la création nouvelle. L'homme nouveau vit en elles. Elles sont des mystères, et ont une relation  mystérieuse  avec ces réalités qui préparent et mûrissent le monde à venir : les sacrements. Celui qui les accomplit prend part à la construction du monde futur. Les prières de l'Eglise contenues dans la liturgie ne sont pas du même ordre, et cependant elles ont une certaine affinité avec elles. Il faut éviter ici toute exagération : les prières liturgiques n'ont pas toutes la même valeur. Mais beaucoup d'entre elles représentent des possibilités admirables de commerce avec Dieu. Tels le magnifique " Gloria" de la messe, le "Veni Sancte Spiritus" de la Pentecôte, tant d'hymnes du bréviaire, beaucoup d'oraisons de la messe, si belles dans leur sévérité et leur clarté, et bien d'autres. Ces textes nous viennent des premiers temps de l'Eglise. Ils ont grande allure, et ils sont tout imprégnés du sentiment de la majesté divine. Nous ne pouvons guère mieux faire que de nous en servir de temps en temps pour notre prière privée et de nous mettre à leur école. 

   Ce qui est important, c'est que chacun trouve les prières qui conviennent à ses besoins. Nous ne parlons pas ici des prières révélées, qui appartiennent à "la loi divine de la prière", et qui sont valables pour tous  - encore que chacun ait à trouver si, à un moment donné, un psaume lui convient ou non, ou si telle hymne lui est utile ou non. Mais, parmi l'énorme quantité des prières qu'on trouve dans les livres de piété, un choix sévère s'impose. 

   Parlons franchement. Un grand nombre de ces prières sont tout simplement superflues ; d'autres, et malheureusement elles sont nombreuses, sont pour la vie intérieure ce que les aliments contre-indiqués ou gâtés sont pour le corps. La prière doit avant tout être vraie ; or une prière qui abandonne d'une manière continue le ton simple de la conversation et enfle ses expressions n'est pas vraie. N'est pas davantage vraie la prière doucereuse et sentimentale, qui suppose des sentiments qu'un homme normal et sain d'esprit ne peut pas avoir. N'est pas vraie non plus la prière dans laquelle l'homme s'humilie artificiellement devant Dieu en se disant plus mauvais qu'il n'est, et en se complaisant dans son état de pécheur. Ce comportement a des racines faciles à déceler, et peu plaisantes. Il peut paraître étrange de parler du sentiment de l'honneur à propos de nos relations avec Dieu. Ce sentiment est bien problématique ; et certaines de ses manifestations n'ont aucun sens devant Dieu. D'autres en ont cependant et non pas seulement pour l'homme, mais aussi pour Dieu lui-même. On parle d'honneur, mais il n'est pas d'honneur sans honnêteté. Or Dieu est liberté et noblesse ; seule une humilité foncièrement honnête peut lui être agréable (dans les écrits des saints on trouve des expressions très fortes du mépris de soi. Elles tirent leur sens de la situation concrète qui les a provoquées, et de l'ensemble de la personnalité à qui elles appartiennent. Ce serait une erreur de vouloir les répéter dans des circonstances différentes et d'en faire le point de départ de toute la vie chrétienne.) 

 

Romano Guardini - Initiation à la prière - Editions du Seuil, 1961 

 

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