La prière à Jésus-Christ
Lorsque nous essayons de parler de cette prière, il semble que le plus naturel soit de commencer par celle qui s'adresse au Père. Mais ce serait une erreur; car on pourrait nous soupçonner de ne pas savoir qui est le Père dont il s'agit ici, car le Père est "mystère ". Il n'est pas seulement le Tout-Puissant, celui dont la Providence embrasse toutes choses, dont parlent les différentes religions.
En lui-même, il est le Dieu inconnu; c'est le Fils qui l'a fait connaître. C'est le Fils, le Christ, qui ouvre l'accès au Dieu vivant, trinitaire. Il est la "porte", comme il l'a dit lui-même. "Dieu, dit saint Jean (et c'est du Père qu'il parle) personne le l'a jamais vu. Le Fils unique, qui est dans le sein du Père, nous l'a fait connaître." (Jn 1,18).
L’adaptation sacrée que doit accomplir la prière pour devenir chrétienne commence donc lorsque celle-ci s'établit dans un rapport correct envers le Christ. Il est devenu notre frère ; nous sommes ses frères et ses sœurs, dit saint Paul (cf. Rm 8,29). Il est notre Maître, nous sommes ses disciples. " Vous n'avez qu'un seul Maître ", dit-il en parlant de lui-même (Jn 23,8). Il est celui qui nous précède et qui sait la voie ; il est le modèle. Nous sommes ceux qui devons suivre... " Je suis la Voie ", dit-il encore lui-même, "personne ne vient au Père si ce n'est par moi." (Jn 14,6) Il est la révélation, l'apparition vivante du Père ; nous regardons sa face, et "lorsque nous le voyons, nous voyons le Père " (Jn 14,9).
Prier le Christ signifie donc entrer dans cette relation, l'apprendre et l'accomplir. Prier le Christ ne signifie pas essentiellement adorer et demander son aide. C'est cela aussi, bien entendu ; mais cette prière-là s'adresse à Dieu d'une façon générale. La véritable prière au Christ est celle qui réalise la relation dans laquelle il nous a fait entrer. Dans cette prière nous demandons que le Christ nous donne de le comprendre ; nous contemplons le Seigneur ; nous méditons sur sa vie et ses paroles ; nous nous efforçons de pénétrer sa vérité. Nous laissons les saints enseignements du Christ ordonner et illuminer nos pensées ; nous demandons ce que nous devons faire pour le suivre ; nous mettons notre vie dans la lumière de ses paroles et de ses actes. Nous demandons au Christ qu'il nous donne son amour ; et nous accoutumons notre cœur à entrer dans cet amour qui est tellement différent de ce que notre nature appelle amour ; nous nous efforçons d'en faire une puissance dans notre propre existence. Nous entrons dans l'acte rédempteur du Christ et lui demandons d'être notre représentant devant la justice du Père. Nous demandons à entrer dans ce recommencement dont le Christ a ouvert la porte, et nous prions pour que le mystère de la nouvelle création se réalise en nous.
Dans la prière qu'il adresse au Christ, l'homme cherche la face du Fils qui est devenu homme pour nous, et il le fait avec confiance, parce que le Christ n'est pas simplement un personnage de l'histoire qui a jadis existé et puis n'a laissé d'autre trace derrière lui que celle de ses actions et de ses œuvres. Le Christ, lui, est vivant. Le Christ qui a jadis existé, existe encore, et il existera éternellement. Non pas un Christ lointain, qui s'est retiré dans sa gloire ; mais un Christ proche de nous, tourné vers chacun d'entre nous. Tout homme a le droit de dire : " Le Seigneur se préoccupe de moi ; il me regarde ; il opère mon salut. Il m'aime." Lorsque l'homme cherche le Christ de cette manière, il désire la même chose que le Seigneur ; car la volonté du Christ, c'est de devenir réalité et force en l'homme. Ce que l'homme fait sur la terre, avec ses faibles forces, le Christ le fait du ciel : lui, à qui " toute puissance a été donné ".
Saint Paul revient sans cesse sur cette présence mystérieuse du Christ, non pas au-dessus ou à côté de nous, mais en nous. A sa résurrection il est redevenu homme, au sens plein ; mais cette humanité a été transformée, spiritualisée, divinisée; il est soustrait aux limites de l'espace, du temps, des choses, et il est capable de pénétrer jusqu'au secret réservé de l'âme humaine, sans en blesser la dignité. C'est cela qui rend possible cette relation sacrée : le Christ vit dans celui qui a la foi et celui-ci vit en lui. Notre parenté avec le Fils du Dieu éternel va jusque-là : il est en nous et nous sommes en lui, et cette relation du "Je" et du "Tu" se résoud en une unité mystérieuse. Croire, c'est être convaincu et pénétré de cette relation. Prier le Christ, c'est la réaliser par la prière.
C'est par la foi et le baptême que nous nous pénétrons fondamentalement de cette disposition ; mais c'est l'Eucharistie qui lui donne vraiment consistance. Par l'Eucharistie le Christ est la nourriture sans cesse renouvelée de notre vie. Lorsque nous mangeons son corps et que nous buvons son sang sacré, ce qu'il a dit s'accomplit : " Celui qui mange ma chair et boit mon sang, demeure en moi et moi en lui." (Jn 6,56). La prière au Christ gravite autour de ce mystère. Elle s'efforce de le comprendre, de l'accomplir, de demeurer en lui et de se l'assimiler.
La prière au Père.
Nous n'arrivons au Père que par le Christ. Lorsque nous voulons parler de Dieu le Père avec justesse, il nous faut en réalité ajouter ceci : Je veux dire celui dont le Christ parle lorsqu'il dit : "Mon Père". Il ne s'agit donc pas de cette divinité vague, dont nous sentons parfois la présence sous la voûte des cieux ou dans le déroulement de l'histoire, mais du visage sacré qui se révèle pour la première fois dans les paroles du Christ et ne reste découvert qu'aussi longtemps quel'homme adhère dans la foi à ces paroles. C'est le visage dont le Christ à dit : " Celui qui me voit, voit le Père." Le Père, c'est cette puissance, cette volonté sainte, cette patrie éternelle dont on sent la présence autour du Christ, et qui s'évanouit aussitôt qu'on s'éloigne de lui.
Si nous voulons "aller au Père", il faut faire route avec le Christ ; il faut nous servir des mots du Christ pour aller à lui ; il faut épouser les sentiments du Christ pour le chercher et pour le comprendre. Il n'y a rien là de forcé ni d'artificiel ; c'est un fait de l'ordre divin éternel : nous ne trouvons le Père que sur la route par laquelle le Christ est venu. Et cela en restant , de quelque façon que ce soit, en relation avec le Christ, en nous unissant à lui, en sachant qu'il est proche.
Aussi est-il indispensable de méditer constamment sur la vie de Jésus, de s'assimiler à lui, d'obéir à ses paroles. On ne peut pas être chrétien sans s'occuper du Christ. Celui qui néglige de le faire glisse dans le domaine profane. Notre prière n'atteint véritablement le Père des cieux que lorsqu'elle est fondée sur le dialogue avec le Christ.
Le Seigneur nous a enseigné une fois pour toutes la forme exemplaire de cette prière le jour où ses disciples vinrent lui demander : " Seigneur apprenez-nous à prier, comme Jean l'a enseigné à ses disciples." Et il répondit : " Lorsque vous priez ", dites : " Père, que votre nom soit sanctifié..." (Lc 11,2). Il n'y a pas de mots qui aient été prononcés aussi souvent par les lèvres humaines que ceux de l'oraison dominicale. Mais en revanche, l'oraison dominicale a eu souvent un sort malheureux : elle a perdu son vrai sens pour devenir l'expression d'une piété triviale. Ceux qui la disent n'entendent souvent plus par " Père " qu'une puissance suprême et indéterminée ; la " sanctification de son nom " n'exprime plus qu'un respect quelconque ; " son règne " n'est plus qu'une espèce de bonne volonté parmi les hommes, etc. En vérité ces mots ont un sens qui est aussi précis qu'infiniment profond ; mais ils ne le prennent que lorsqu'ils sont compris dans l'esprit même du Christ.
Le sens du "Notre Père" devient précis par les enseignements qui l'encadrent dans l'Evangile de saint Matthieu, et que nous appelons le Sermon sur la Montagne. Il est éclairé par des paraboles où le Seigneur explique la relation qui existe entre le Père et les hommes : par exemple la parabole du Fils prodigue. Il faut comprendre le " Notre Père " dans ce contexte ; alors seulement il devient un chemin vivant qui nous conduit au Père, nous révèle son visage, et nous fait sentir son cœur.
Mais parce que le "Notre Père" est riche, vraie et simple à la fois, elle a facilement un autre sort : elle est récité distraitement, sans respect, sans pénétration intérieure. Cela est tellement fréquent, qu'il est nécessaire de rappeler aux chrétiens qu'ils doivent se sentir responsables de cet héritage sacré du Christ et qu'il leur appartient de le conserver eux-mêmes avec respect et ensuite de le faire respecter par les autres. Le chrétien doit dire le "Notre Père" avec recueillement et réflexion, et mettre son cœur dans les paroles qu'il prononce. C'est à cette condition seulement que s'ouvrira pour lui la demeure que le Christ nous a préparée avec amour auprès du Père.
Tout le message du Seigneur est contenu, à peu de choses près, dans l'essentiel qu'exprime le " Notre Père " ; c'est le message de la Providence. Nous y reviendrons plus loin ; aussi cette indication suffira-t-elle pour le moment. La prière au Père naît continuellement de la conscience qu'a le chrétien de sa Providence. Bien plus, sous certains rapports, cette prière constitue le processus dans lequel se réalise la Providence. Celui qui prie demande que la volonté du Père s'accomplisse en lui et que lui-même pénètre de plus en plus profondément dans l'action de cette Providence. Il cherche à la comprendre avant de retourner ensuite dans la vie armé d'une confiance nouvelle.
La prière au Saint-Esprit
Avant sa mort, lorsque le Seigneur réunit ses disciples pour la dernière fois, il leur dit : " Je vous ai dit ces choses pendant que je suis encore avec vous, mais l'intercesseur, l'Esprit Saint que mon Père vous enverra en mon nom, lui, vous enseignera toutes choses et vous rappellera toutes ces choses que je vous ai dites." (Jn 14, 15-16).
On ne peut connaître et accepter le Christ , sans rien de plus. En lui le Fils de Dieu est devenu homme, et vit maintenant parmi nous. Cela ne constitue pas seulement un grand mystère qui dépasse la puissance de notre entendement, mais aussi celle du jugement ; car c'est le Christ, son être, sa parole et son sort qui nous montrent dans quel état de perdition nous sommes. Le connaître, c'est en même temps se connaître soi-même ; mais la volonté propre s'y refuse. Accepter et comprendre le Christ n'est possible que par l'intervention de celui qui est son égal, et dans la force de qui le Fils de Dieu est devenu homme : le Saint-Esprit. C'est lui qui dessille les yeux, ouvre l'intelligence, remue le cœur. Cela nous éclaire assez sur ce que signifie avant tout la prière au Saint-Esprit : c'est de lui demander qu'il nous donne le Christ. Le Christ est un personnage de l'histoire, ses traits sont voilés par des ressemblances que nous lui découvrons par la volonté humaine qui ne tolère rien qui ne soit strictement humain : c'est le Saint-Esprit qui doit m'aider à discerner. Le Christ est attaqué, son image et son message sont noyés dans un torrent de malentendus, de déformations et d'hostilités : c'est l'Esprit qui doit donner à mon cœur et à mon intelligence l'assurance indispensable pour que je puisse trouver le chemin qui conduit à lui. Le Christ est le Seul, l'Unique, et il est en même temps la "Vérité" : c'est l'Esprit qui doit m'enseigner cette "connaissance de Jésus-Christ", qui est "au-dessus de tout", comme dit saint Paul, et dans laquelle je le discerne, sachant que je suis connu de lui. Le Christ, parmi les hommes, est "le signe de contradiction" qui "révèle le secret des cœurs". Il est accomplissement ou scandale, et tout conspire à détourner l'homme de l'accomplissement pour l'enfoncer dans le scandale : c'est le Saint-Esprit qui doit éveiller en moi l'amour du Christ. S'il est là, tout va bien ; sans lui tout est vide et pénible. Avoir le cœur touché par le Christ, percevoir le rythme de son existence, le son de sa voix, la tendresse de ses pensées ; sentir intérieurement ce que veut dire ceci : qu'il est venu à cause de nous, qu'il se tourne vers nous dans l'amour, et répondre à cet amour, pouvoir en vivre, c'est cela le don du Saint-Esprit.
Le Saint-Esprit nous apprend à comprendre le Christ et, dans le Christ, Dieu ; le Christ et, en lui, nous-mêmes. Il donne cette intelligence qui ne vient pas de la sagesse humaine, mais d'un cœur illuminé. En lui l'homme sait où il en est et ce qui est en jeu. Il discerne la bonne direction, même au milieu de la confusion, et il voit la lumière, même dans les ténèbres.
L'Esprit a réponse à toutes les questions auxquelles aucune sagesse ne saurait répondre parce qu'en elle le mot "pourquoi" est lié au mot "je". Pourquoi suis-je affligé de cette souffrance ? Pourquoi m'est-il refusé ce qui est accordé à d'autres ? Pourquoi suis-je comme je suis ? Ce sont là des questions essentielles, les plus profondes, les plus décisives ; mais à leur sujet hommes et livres restent muets. Il n'y a de réponse possible que lorsqu'on s'est libéré intérieurement de toute révolte et de toute amertume. Ma volonté de vivre doit être harmonisée avec ce réel où je reconnais la volonté de Dieu ; et cela non seulement avec ma raison, mais avec mon cœur. Il y a au plus profond de mon âme quelque chose qui a besoin d'un enseignement et doit se déclarer d'accord. C'est alors seulement que je trouverai la réponse à ce "pourquoi", et que je trouverai la paix dans la vérité. Tout cela est l'oeuvre du Saint-Esprit.
Dans les livres liturgiques on trouve quelques magnifiques prières au Saint-Esprit, qui, mieux peut-être que toutes les paroles, disent de quoi il s'agit. Par exemple la séquence "Veni, Sante Spiritus" de la messe de la Pentecôte, si riche de paix ineffable, de profondeur transparente, de calme lumineux ; ou encore l'hymne des Vêpres de la même fête " Veni Creator", débordant de confiance infinie.
Il est beaucoup plus difficile de parler du Saint-Esprit que du Fils ou du Père. Il se dérobe. Il semble qu'il dise : " Non pas moi, mais le Fils." Car il est l'humilité divine même dont l'action est cachée ; il est l'oubli de soi qui ne veut rien d'autre que "prendre ce qui est au Christ et nous le donner ". Ainsi le comprend-on beaucoup mieux avec le cœur qu'avec la raison, et les hymnes comme celles dont nous avons parlé sont particulièrement indiquées pour cela.
Enfin l'Espérance du chrétien est liée au Saint-Esprit. Notre existence est enfermée dans l'insuffisance et l'obscurité. Par la foi nous savons qu'un devenir mystérieux s'accomplit en nous : celui de l'homme nouveau, créé à l'image du Christ, et celui du ciel nouveau et de la terre nouvelle dont parle la fin de l'Apocalypse. Mais ce devenir reste caché ; tout ce que nous voyons en nous et autour de nous semble être en contradiction avec ce message. Nous avons donc besoin de l'espérance. Elle est l'oeuvre du Saint-Esprit. Car c'est lui l'ouvrier de ce devenir et de cette nouvelle création. C'est lui l'ouvrier de cet avenir qui doit devenir éternité. C'est donc lui seul qui peut nous garantir cet avenir.
Il y a là un grand mystère : notre être le plus propre reste caché à nous-mêmes. Le chrétien ne sait ce qu'il est que par la révélation, et il lui faut le croire. Il doit non seulement croire en Dieu, mais croire qu'il est chrétien en vertu de la parole de Dieu ; et cela est souvent très difficile. Nous devons donc demander au Saint-Esprit cette certitude intérieure qui est la foi et l'espérance, et dont le fruit est la charité.
+ Romano Guardini - Initiation à la Prière - Editions du Seuil 1961