Devant cette grandeur, l'homme s'incline. Et cela non pas seulement en fait, en cédant à Dieu parce qu'il a pris conscience de sa petitesse. Il lui cède de l'intérieur, dans l'espace de la prière, pieusement. Non pas seulement jusqu'à un certain point, ni même très profondément ou avec une grande disponibilité, mais d'une manière totale, définitive, en tant que créature devant son créateur : c'est l'adoration. L'adoration est l'expérience vivante du fait que Dieu est "grand" absolument et que l'homme est "petit", tout aussi absolument, que Dieu subsiste par lui et en lui-même, tandis que l'homme existe par Dieu et dans la puissance de Dieu.
L'adoration dit : "Vous êtes Dieu, je suis homme. Vous êtes celui qui est vraiment, de Vous-même, essentiellement et éternellement ; je suis par Vous et devant Vous, vous avez toute la puissance de l'être, la plénitude de la valeur, l'élévation de l'intelligence ; Vous êtes le maître de Vous-même et vous vous suffisez à Vous-même dans la béatitude. Au contraire le sens de mon existence vient de Vous ; je vis de Votre lumière et sens en Vous les dimensions de mon existence."
Il faut remarquer quelque chose d'important qui, au vrai, a déjà été dit ; mais il faut y insister spécialement. Dans l'adoration l'homme qui prie ne se courbe pas seulement devant Dieu parce que celui-ci est plus grand que l'homme, cela n'aboutirait qu'à empêcher l'homme de se dresser contre Dieu et à l'obliger à se soumettre à lui. Mais s'il le fait , c'est parce que c'est une chose vraie et véritable en elle-même. Si l'adoration ne consistait qu'à dire : "Je m'incline devant Vous parce que Vous êtes plus fort que moi", cela serait une faiblesse et au fond aussi indigne de Dieu que de nous. Elle dit ceci : "Je m'incline parce que Vous en êtes digne. J'ai reconnu que vous n'êtes pas seulement réalité, mais aussi vérité ; non seulement puissance, mais aussi bonté ; pas seulement force, mais valeur infinie ; Vous êtes celui qui donne le sens à toute chose."
Dans l'existence de l'homme, puissance et droit, force et valeur, réalité et vérité, être et dignité sont bien souvent dissociés. C'est ce qui donne à cette existence son caractère fuyant et problématique. Elle invite constamment à l'effort, mais donne souvent aussi le sentiment d'une profonde inutilité.
Il n'en va pas ainsi en Dieu. Où que l'homme le rencontre, il trouve le droit dans sa puissance même, la dignité dans sa grandeur. Tout ce que Dieu est dans l'Etre, il l'est aussi dans le domaine des idées, de la vie et de l'action. C'est cela qui s'exprime dans l'adoration. L'homme ne pourrait pas adorer un Dieu qui ne serait que réalité totale et toute-puissance. Il serait incapable de lui résister, sa soumission serait immédiate et sans appel ; mais pour conserver la dignité de sa propre personne, il devrait lui refuser l'adoration.
Car en elle ce n'est pas seulement le corps qui s'incline, mais toute la personne avec sa liberté, et cela n'est possible que dans la dignité. Ce qui rend l'adoration possible, c'est cette unité de l'être et de la valeur qui existe en Dieu. Qu'on se souvienne du grand tableau de l’Apocalypse où les vingt-quatre vieillards, qui sont les derniers représentants de l'univers humain, déposent leurs couronnes devant celui qui est assis sur le trône et disent en se prosternant : : "Vous êtes digne, Seigneur, notre Dieu, de recevoir toutes louanges, tout honneur, toute puissance." (Ap 4,11)
L'adoration n'est pas seulement de la plus haute importance pour la vie religieuse de l'homme, mais aussi pour sa vie spirituelle. Elle est aussi nécessaire à celle-ci que l'espace pour le corps, que la lumière pour la perception, que les lois de la pensée pour la vie de l'esprit. L'existence proprement humaine est fondée sur la vérité ; et le fondement de toute vérité consiste en ce que Dieu est Dieu, et lui seul ; et que l'homme n'est qu'homme, créature de Dieu. l'homme est en bonne santé dans la mesure où il reconnaît cette vérité et la prend au sérieux. Or, l'adoration est l'acte dans lequel cette vérité est vue, reconnue et vécue.
Il faut donc pratiquer l'adoration.
Nous confondons trop souvent "prière" et "demande". Nous devons certes demander, mais nous ne devons pas oublier pour autant ce que dit le Seigneur dans le Sermon sur la Montagne : " Votre Père sait ce dont vous avez besoin, avant que vous ne le lui ayez demandé." (Mt 6,8). Nous oublions trop facilement que l'adoration est tout aussi importante, peut-être même plus importante que la demande. Il nous faut donc la pratiquer ; nous recueillir, nous mettre en présence, dans le recueillement, de la grandeur de Dieu et, devant cette grandeur, nous incliner avec respect et dans la liberté de notre cœur. Alors la vérité se fait en nous, la vérité de la vie. Les relations de l'existence s'ordonnent et les dimensions se rectifient.
Cette vérité nous sera bienfaisante. Elle remettra à sa place ce que les égarements et les illusions de la vie ont brouillé. Nous y retrouverons la santé de l'esprit, et nous serons capables d'un recommencement.
A suivre...
Romano Guardini - Initiation à la prière - Éditions du Seuil (1961)
Romano Guardini (1885-1968). Après avoir étudié la théologie à Freising et Tübingen, il rédige un travail de doctorat sur saint Bonaventure. Il enseigne à Berlin, à Tübingen, puis à Munich de 1948 jusqu'à sa mort. En 1965, il refuse par humilité le titre de cardinal que lui propose le pape Paul VI. Il est l'un des plus grands théologiens du XXe siècle.