La grandeur de Dieu est un autre caractère de la réalité divine qui se manifeste dans certaines expériences religieuses.
L'Ecriture est toute remplie de cette grandeur. Lorsqu'elle en parle, elle procède volontiers ainsi : elle fait sentir la puissance du monde et dit ensuite : devant Dieu tout cela n'est rien. Aux premières pages de l'Ecriture est inscrit l'extraordinaire hymne de la création du monde, dont les étapes se déploient devant nos yeux ; mais chacune naît de la parole de Dieu. Elles sont par lui ; lui tient ses origines de lui-même. Elles ont l'existence qu'il leur attribue, lui est l'UN et le TOUT. Personne ne l'aide dans son oeuvre, pour laquelle ni la matière, ni le plan ne lui sont donnés ; tout est créé par lui seul. Il n'est pas seulement plus grand que le monde, mais il est grand absolument, grand sans restriction, et le monde n'est quelque chose que par lui et devant lui.
Cette grandeur divine est libre. Son commandement est donné sans effort. Dieu dit : "Que cela soit", et cela est. Cette majesté est lumière , source de tout ordre. Lorsqu'elle se heurte à la résistance de l'homme, elle devient terrible et se transforme en la "colère de Dieu" dont les forces naturelles et destructives, telles que l'orage, les tremblements de terre, le soleil torride, la tempête de l'océan ne sont que des révélations destinées à nous avertir. (Ps 75,96 etc)
Pourtant son caractère redoutable est tempéré par la bonté, la sagesse, la tendresse même. A un moment crucial Dieu n'enseigne t-il pas à son prophète qu'il n'est ni "dans la tempête", ni dans le tremblement de terre, ni dans le feu, mais dans le souffle silencieux et doux (1 R 19,11-14).
Mais la véritable révélation de la grandeur de Dieu se trouve dans la doctrine de la Providence. Cette toute-puissance, cette omniscience inconcevable, cette sagesse déroutante qui maîtrise le labyrinthe de tous les fils de l'existence, se résout en pur amour, et celui qui toute grandeur devient Père.
Notre existence humaine se heurte partout à des limites. Nous avons une taille déterminée ; nos possessions sont mesurées, l'espace où nous vivons a des limites connues. Chacun d'entre nous a ses aptitudes, qui lui assignent certaines possibilités, tout en traçant les limites correspondantes. Nous en faisons l'expérience constante dans le domaine de l'être, de l'avoir, dans nos relations avec les choses et les hommes : nous pouvons aller jusqu'à un certain point, mais pas plus loin. De tout cela il n'est pas question pour Dieu. Il ne connaît ni limitation, ni détermination ; mais il est celui qui est tout, qui possède tout, qui embrasse tout, celui qui est infini.
Les ressources d'être de Dieu sont inépuisables ; elles jaillissent de profondeurs insondables, se répandent dans un espace sans mesure et tous les sommets que nous connaissons ne nous donnent qu'une faible idées des sommets qui sont en lui.
Comme notre être, notre force est limitée. Notre oeuvre, nos luttes, notre activité créatrice nous amènent toujours au point où nous prenons conscience que nous pouvons aller plus loin, que nous avons atteint les limites de notre savoir, de notre domination, de notre force créatrice. ces mots, eux non plus, ne signifient rien pour Dieu. Il peut tout. Il peut créer, et de la manière la plus parfaite, ce qui pour nous est "le donné".
L'univers avec la richesse de ses formes, la multiplicité de ses lois, l'immensité de ses aspects, grands ou petits, procèdent de la parole de Dieu.
Mais il faut dire davantage. Ce qui fait la "grandeur", ce n'est pas seulement, ni même en premier lieu, la mesure de l'être et de la puissance, mais c'est la plénitude et la dignité de la valeur. Un être est d'autant plus grand que sa nature et ses sentiments sont plus nobles. Un tableau de petites dimensions peut être plus grand qu'un autre qui recouvre un mur, s'il est rempli d'un sens plus pur et a atteint une perfection plus élevée. Dieu n'est pas seulement toute réalité ; il est aussi toute bonté. Quand nous prononçons le mot de "vérité", nous exprimons cette plénitude totale et cette transparence de l'esprit qu'il possède en lui.
Justice, pureté, ordre, sont encore des manières de parler de lui. La beauté, au fond, n'est pas une idée, mais un nom qui lui appartient tout entier. La valeur - ce qui est vrai, bon, noble, beau - est ce qui donne à un être le droit à l'existence ; Dieu ne veut pas seulement la valeur, mais il est la valeur, et toute valeur créée n'est que son reflet. C'est ainsi que s'affirme partout sa réalité. Lui seul a par essence, lui seul a par lui-même le droit d'exister. L'être seul est obscur et pesant, c'est la valeur qui le rend lumineux. C'est pour cela que l'Ecriture dit : "Dieu est lumière et il n'y a pas de ténèbres en lui." (Jn 1,5)
Mais cette grandeur, nous l'avons déjà vue, est toute chaleur et tendresse ; tout amour ; non seulement capable de tous les dons, mais capable de se donner elle-même.
Enfin, vivre ne signifie pas seulement que nous respirons et grandissons, que nous travaillons, que nous créons et que nous sommes emportés par un destin, vivre signifie aussi que nous faisons vivre tout ce qui est en nous, et que nous prenons conscience de notre réalité. Mais comme nous sommes vite au bout ! Que de choses en nous qui ne sont pas entièrement vécues et qui ne peuvent même pas l'être ! Dieu est celui qui sait ; cela ne signifie pas essentiellement qu'il sait tout de l'univers et des hommes, mais qu'il sait tout de lui-même, que sa connaissance et sa vie pénètrent jusqu'au secret de lui-même. Il est tout entier dans la clarté de son propre regard.
C'est de telles considérations que se dégage pour nous la grandeur de Dieu. C'est une grandeur au-dessus de toute mesure, qui n'a rien de démesuré, d'informe ni de monstrueux, mais qui est toute claire, toute légère ; en un mot : parfaite.
A suivre...
Romano Guardini - Initiation à la prière - Éditions du Seuil (1961)
Romano Guardini (1885-1968). Après avoir étudié la théologie à Freising et Tübingen, il rédige un travail de doctorat sur saint Bonaventure. Il enseigne à Berlin, à Tübingen, puis à Munich de 1948 jusqu'à sa mort. En 1965, il refuse par humilité le titre de cardinal que lui propose le pape Paul VI. Il est l'un des plus grands théologiens du XXe siècle.