Le deuxième mouvement commence avec la conscience de ne pas pouvoir vivre sans Dieu, en dépit de tout ce qui en nous le contredit. Le premier mouvement est celui qu'a éprouvé saint Pierre, au bord du lac de Génézareth, lorsque éprouvant le frisson de la puissance mystérieuse du Christ, il lui dit : " Seigneur éloignez-vous de moi, parce que je suis pécheur " (Lc 5,8) ; le second est celui qu'exprime le même saint Pierre à Capharnaüm lors de la promesse de l'Eucharistie : "Seigneur, à qui irions-nous ? - (si ce n'est à vous) - vous avez les paroles de la vie éternelle ; nous sommes venus pour trouver la foi et nous avons reconnu que vous êtes le Saint de Dieu." (Jn 6,68-69). Si la conscience du péché se change en révolte ou en découragement , elle coupe les ponts et l'homme s'éloigne de Dieu. Mais si elle demeure dans l'humilité et la vérité, elle répond, lorsqu'on estime être étranger au Dieu saint : " C'est vrai ; mais de qui serais-je proche, si ce n'est de lui ? " Cette même sainteté qui fait reculer l'homme, le séduit aussi; car elle est amour. Elle ne le repousse que pour lui faire chercher la véritable humilité et la conversion ; dès qu'il y est parvenu, si peu que ce soit, elle l'attire à elle.
L'homme sait que Dieu est tout par excellence ; intelligence, salut, vie, patrie ; tout enfin. Aussi a-t-il le désir de Dieu. Mais s'il n'éprouve pas spontanément le désir de Dieu, parce qu'il est sans ardeur et sans courage, il faut qu'il se dise qu'il devrait l'éprouver et y tendre de toute sa foi. Il ne faut pas qu'il tombe dans cette attitude, si orgueilleuse, et cependant si misérable, qui consiste à dire : " Ce que je ne sens pas, je n'en veux pas", mais qu'il se laisse convaincre que son sentiment est faux et qu'il doit s'appliquer à le redresser.
La faim et la soif de Dieu sont essentielles à l'homme. Ne pas les éprouver ne signifie pas qu'on a pas besoin de Dieu, mais qu'on est malade et qu'on a besoin de guérir. Il est humiliant d'être obligé de se dire qu'on ne possède pas ce qui appartient à la nature la plus profonde de l'homme. On serait alors facilement tenté de dire : "Eh bien donc, je m'en passerai !"
Par ce refus on se donne des allures de vérité et de grandeur ; en fait, ce n'est que misérable. De même que nous devons appuyer sur la foi pure notre relation avec la réalité de Dieu, même si nous n'en avons pas le sentiment, de même c'est à partir de la foi que nous devons nous tendre vers lui, alors que nous ne sentons pas sa valeur.
Ce mouvement, lui aussi est prière. Une prière qui consiste en un effort vers Dieu, pour pénétrer en lui. C'est le mouvement qui cherche à arriver près de Dieu, à être en communication avec lui, à participer à sa vie.
La légende raconte que saint Thomas d'Aquin, après avoir achevé un traité important de son grand ouvrage sur la vérité divine, eut une vision du Christ qui lui dit : "Tu as bien écrit sur moi, Thomas, que veux-tu que je te donne ?" Celui-ci aurait répondu : "Vous-même, Seigneur !" Sainte Thérèse d'Avila a été plus catégorique encore, en écrivant : "Dieu seul suffit".
La raison la plus profonde, la pointe la plus élevée, la quintessence du désir de l'homme, peuvent se résumer en ces mots : il cherche Dieu.
Ces phrases ne sont pas seulement des propositions de pure piété, mais aussi de stricte vérité.
Nous voudrions posséder l'authentique valeur et la réalité. Mais que pouvons-nous posséder ?
Quelque chose nous plaît ; nous en faisons l’acquisition, nous le tenons, nous l'emportons chez nous ; mais le possédons-nous ? Nous en avons l'usage, nous pouvons empêcher qu'elle passe en d'autres mains ; mais cet objet est-il vraiment bien nôtre ? Non seulement nous pouvons le perdre, ou il peut se détériorer, un jour il faudra nous en séparer, donc nous ne le possédons pas vraiment; nous ne le tenons qu'extérieurement. Nous n'arrivons jamais à établir entre les choses et nous cette relation de "possession" qui s'appelle "avoir" ; il subsiste toujours un abîme entre elles et nous.
Il n'en va pas autrement quand il s'agit de l'homme. Nous voudrions être unis à lui et sûrs de lui autant que cela est possible vis-à-vis d'une nature libre et personnelle : le pouvons-nous ? Nous pouvons gagner sa confiance, recevoir son amour, être attaché à lui par tous les liens de la fidélité, du droit, du dévouement ; en définitive, il reste toujours à distance.
Dieu seul, Dieu qui est toute vérité et tout être, le Dieu saint et caché est capable de se donner à l'homme pour de bon. Lui seul peut devenir nôtre ; ni les choses, ni les hommes ne le peuvent, pas plus que nous ne le pouvons nous-mêmes. Seule la proximité de Dieu en nous peut répondre à notre désir.
L'expression : "mon Dieu" revient sans cesse dans l'Ecriture : " Je dis au Seigneur, vous êtes mon Dieu " (Ps 139,7). C'est le cri spontané du cœur ; et ici, dans le domaine de la révélation, il se trouve encouragé et confirmé. Et même il ne devient possible que parce que Dieu dit : " Je veux être votre Dieu " (Lv 26,12). Saint Augustin caractérise la nature de l'âme humaine en disant qu'elle est "capable de Dieu". C'est-à-dire qu'elle est capable de saisir Dieu, mais aussi, et cela va beaucoup plus loin, qu'elle n'est capable de saisir que Dieu seul ; allons plus loin encore : elle n'est capable de saisir les choses et les hommes qu'en Dieu.
Tout cela trouve son expression dans la prière d'effort, de désir, de participation et d'unification.
Ce faisant, la prière devient tout simplement amour ; car l'amour, c'est d'avoir à soi un être vivant et personnel. Je puis prendre et acquérir une pierre précieuse, une fleur, une oeuvre d'art ; si je suis capable de les toucher, elles m'appartiennent. Mais pour qu'une personne soit vraiment à moi, il faut que le mouvement vienne de sa liberté, du fond d'elle-même, et pour cela il faut qu'elle se donne elle-même.
Cela est vrai à plus forte raison pour Dieu. Que lui, maître de lui-même et de toutes choses, veuille être à nous, bien plus, qu'il soit conforme à sa nature divine de se donner à nous, il a fallu que lui-même nous le révèle, et il faut que ce soit lui-même qui nous donne la grâce de le croire et de pouvoir l'accomplir. C'est là le mystère de l'amour divin; Dieu est celui qui comble l'amour le plus profond ; bien plus, il est celui qui d'abord le suscite. Nous devons donc lui demander de nous donner le désir de son amour et de nous apprendre à le réaliser.
Reculer devant Dieu dans la conscience du péché, tendre vers lui dans le désir de la communion, ces deux éléments sont contenus, bien qu'à des degrés divers, dans toute prière qui mérite ce nom. La sainteté de Dieu s'y manifeste de quelque façon, si lointaine qu'elle reste, même si la pensée a bien du mal à la faire parvenir à la conscience claire. Dès que cela se produit, l'homme éprouve qu'il n'est pas saint et que sa place n'est pas près de Dieu ; mais en même temps il sait que Dieu est son salut et qu'il doit tendre vers lui.
A suivre...
Romano Guardini - Initiation à la prière - Éditions du Seuil (1961)
Romano Guardini (1885-1968). Après avoir étudié la théologie à Freising et Tübingen, il rédige un travail de doctorat sur saint Bonaventure. Il enseigne à Berlin, à Tübingen, puis à Munich de 1948 jusqu'à sa mort. En 1965, il refuse par humilité le titre de cardinal que lui propose le pape Paul VI. Il est l'un des plus grands théologiens du XXe siècle.