Les deux mouvements fondamentaux de la prière.
Le premier mouvement naît de la conscience que l'homme prend, en face de la sainteté de Dieu, de son manque de valeur propre. Il s'aperçoit qu'il est égoïste, injuste, souillé, mauvais. Il sent et mesure son iniquité : dans certaines actions d'aujourd'hui, d'hier ou d'une époque quelconque de sa vie ; dans l'état où il se trouve, mais aussi, d'une façon générale, dans son existence, sa nature et son orientation ; dans le "péché", tel que le conçoit la révélation et tel qu'il est à l'oeuvre dans tout son être. L'homme reconnaît que le péché ne s'oppose pas seulement au Dieu vivant, qu'il n'est pas seulement immoral, mais qu'il est la négation de la sainteté. Il le voit et il l'avoue ; il donne raison à Dieu contre lui-même, comme le dit le psaume 50 : "Je ne reconnais que trop bien ma faute, et mon péché est toujours devant moi. C'est contre vous seul que j'ai péché ; ce qui Vous déplaît, je l'ai fait. (Je le reconnais) afin que votre jugement l'emporte..." (Ps 50,5-6).
Il existe diverses manières de se dérober à cet aveu. La plus grossière vient de ce que l'homme ne voit même pas son propre péché, parce qu'il ne veut pas le voir. Il a l'impression d'être pur, il affirme avec force qu'il a toujours été juste, et qu'il n'a rien fait de mal, et il ne remarque même pas tout l'orgueil qui se cache derrière cette prétendue justice, tout le mal que dissimule cette vie irréprochable. Il faut ici avoir le désir de la vérité et du courage.
Dieu nous a révélé que nous sommes pécheurs, et c'est aller contre la foi que de ne pas prendre cette vérité au sérieux. "Lorsque nous disons que nous n'avons pas péché, nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n'est pas en nous " dit saint Jean avec l'insistance qui lui est propre (1 Jn 1,8).
Cette révélation nous place en face de Dieu, elle démasque l'illusion de la pureté et de l'honnêteté apparentes que nous nous attribuons lorsque nous nous fions à notre conscience immédiate ; elle situe le croyant à un niveau d'où il domine tout cela et elle lui donne des yeux capables de discerner la vérité.
Cela ne veut pas dire que le sentiment du péché doive se transformer en une torture contre nature, comme il arrive quelquefois. Cela serait également contraire à la vérité, et une manière dangereuse de complaisance en soi. Par ailleurs des conséquences graves ne manqueraient pas de s'ensuivre, car le sentiment exagéré du péché ne manquerait pas, par la suite - soit chez l'homme qui l'éprouve, soit dans une génération à venir - de se transformer en révolte. La doctrine chrétienne du péché, elle, donne à l'homme un point d'appui nouveau et le courage d'affronter le combat pour une justice plus pure. Ainsi le sentiment du péché ne doit pas nous accabler ou nous anéantir, mais nous donner une volonté énergique de rénovation.
Une autre manière de se dérober à cet aveu consiste en ceci, que l'homme voit fort bien qu'il a fait le mal - il le voit même avec acuité - et le sent de façon brûlante, mais il se trouve incapable de supporter cette vérité. Son orgueil ne veut pas s'avouer pécheur, mais comme il n'y peut rien changer, il déclare "ma place n'est pas devant Dieu", et il s'en va. C'est l'humilité qui est ici nécessaire. Il ne suffit pas de se reconnaître pécheur, il faut encore consentir au fait. Et non seulement dans l'obstination de l'amour propre, mais sincèrement et d'un cœur disponible. Mais là encore il ne s'agit pas de se détourner et de se déchaîner contre soi-même ; il suffit d'être honnête et d'accepter sa responsabilité. L'homme doit se placer au cœur du fait qu'il est pécheur et supporter sa honte ; c'est le point d'où partira sa rénovation.
Une troisième manière d'évasion, c'est le découragement. Quand l'homme constate qu'il retombe toujours et que le mal a ses racines au plus profond de son être, quand il sent que tout n'est, en apparence, que désordre sans issue, il court le danger de s'abandonner lui-même, surtout s'il n'a pas une volonté forte et que, par tempérament, il manque d'esprit de suite. Persévérer dans ces conditions est une des choses les plus difficiles qui soient, parce que le bon sens réplique à toutes les résolutions : "Tu n'y arriveras tout de même jamais. Tu sais bien que tu recommenceras !" C'est ici ou jamais que le principe en vertu duquel l'homme de foi doit "espérer contre toute espérance" prend toute sa signification, car cet homme a affaire au Dieu "qui rend les morts vivants et qui appelle à l'existence les choses qui sont dans le néant" (lettre de st Paul aux Romains chapitre 4, verset 7 = Rm 4,7) A ces moments-là, l'homme doit refuser toute discussion. Il faut qu'il se réfère à un absolu qui est à la foi au-dessus de lui et en lui, et dise : "je veux, et je tiendrai, parce que Dieu le veut et qu'il est tout-puissant" ; et qu'il repousse toute objection. L'homme reconnaît son iniquité, il admet sa faute et il donne raison à Dieu contre lui-même. Mais à s'en tenir à cela il devrait s'éloigner du Dieu saint, et tout serait alors perdu. Cependant il y a en Dieu un mystère que la simple expérience religieuse naturelle pressent, et dont la révélation nous a donné la certitude intérieure : c'est que Dieu n'est pas seulement l'auteur du Bien et le gardien de la Justice, mais aussi la puissance insondable du recommencement. Il est celui à qui est possible ce qui dépasse toute idée humaine ; il peut donner un nouveau commencement à ce qui apparemment, est définitif, au fait accompli, à l'être fixé. le mot de saint Paul que nous venons de citer fait allusion à ce mystère. Dieu, la sainteté parfaite en elle-même, l'antagonisme tout-puissant et intransigeant de tout mal, veut et peut pardonner. Mais le pardon réel, ce pardon que nous cherchons et qui seul est efficace, c'est un grand mystère. Il ne signifie pas seulement que Dieu se décide à passer sur ce qui est fait, et à rendre son amitié à celui qui a péché ; ce serait trop peu. Mais le pardon de Dieu est créateur et il fait que celui qui était pécheur ne l'est plus. Dieu le fait entrer dans sa sainteté, la lui fait partager, et il le place à un nouveau commencement de ses efforts et de sa lutte.
C'est vers ce mystère que se tourne l'homme qui a reconnu ses péchés, en les regrettant et en demandant son pardon.
A suivre...
Romano Guardini - Initiation à la prière - Éditions du Seuil (1961)
Romano Guardini (1885-1968). Après avoir étudié la théologie à Freising et Tübingen, il rédige un travail de doctorat sur saint Bonaventure. Il enseigne à Berlin, à Tübingen, puis à Munich de 1948 jusqu'à sa mort. En 1965, il refuse par humilité le titre de cardinal que lui propose le pape Paul VI. Il est l'un des plus grands théologiens du XXe siècle.