Jusqu'ici il n'a été question que de l'exercice de la prière ; mais nous avons été amenés, tout naturellement, à parler aussi de sa discipline: de la discipline intérieure qui est faite d'un ensemble d'actes et d'attitudes spirituelles en dehors desquels l'exercice de la prière ne saurait avoir de sens. Mais il faut maintenant parler de la discipline extérieure ; de celle que le mot "discipline" évoque tout naturellement. Pour bien faire, il faut se résoudre à voir les choses dans les détails ; cela comporte évidemment le danger de la mesquinerie et de l'indiscrétion. Nous essayerons donc de garder le juste milieu; il appartiendra ensuite au lecteur de faire les adaptations qui conviendront à son cas personnel.
Il y a tout d'abord la discipline du temps. Elle est fondée sur les rythmes de la lumière qui sont en même temps ceux de l'activité humaine et des événements de la vie intérieure : le jour et la nuit, la semaine de travail et le dimanche, l'année avec ses saisons. Il convient de tenir compte de cette ordonnance dans la prière. Le jour se renouvelle chaque matin; il s'achève avec la nuit. Chaque matin est l'écho du commencement de toute la vie, de la naissance; la nuit est une préfiguration de la fin dernière, de la mort. Entre ces deux pôles il y a le travail et la lutte, l'action et le destin, la croissance, la fécondité, les dangers. Tout cela s'exprime dans les prières du matin et du soir. Si elles manquent, la journée ressemble à un espace en jachère.
La semaine est issue du rythme de la lune, donc du mois et de l'alternance des tensions biologiques du travail et du repos : six jours de la semaine sont destinés au travail et un au repos. Les jours de travail l'homme doit servir ; le septième est celui de la liberté. Telle est la loi fondamentale d'une semaine de vie, loi établie par celui qui a créé l'homme et les astres. Il a lié le commandement religieux du Seigneur à la loi naturelle du septième jour.
La révélation nous apprend que Dieu a achevé en six jours l'oeuvre de la création, mais qu'il s'est reposé le septième. Ce septième jour cache le mystère du repos de Dieu. C'est celui-ci, et non le repos de l'homme, qui donne son véritable sens au dimanche ; et le repos de l'homme ne prend son sens profond que par le repos de Dieu. C'est à lui que l'homme doit s'ouvrir ; de même que son travail est au service de l'oeuvre créatrice de Dieu, qui seule lui donne sa véritable signification.
Au mystère du repos de Dieu, il faut en ajouter un autre : celui de la résurrection du Christ. Elle apporte au jour du Seigneur le triomphe de la victoire rédemptrice et la conscience du commencement de la création nouvelle. Sa lumière illumine le jour de Pâques, et par lui tous les dimanches. Ainsi le dimanche est le jour du Seigneur et par cela même le jour de l'homme. On a oublié dans une large mesure cette signification du dimanche. Au cours des temps modernes il est devenu un jour vaguement solennel, et finalement il n'est plus qu'une occasion de repos et de plaisir. Il est impossible de dire d'une manière générale comment, dans une ambiance qui perd toujours davantage le sens du dimanche, on pourrait lui donner une forme valable - avec sérieux et pourtant sans étroitesse ni contrainte - pour qu'il soit le jour de l'hommage au Créateur et au Rédempteur du monde. En tout cas, il y a là un problème qui concerne chacun de nous. On ne peut pas le résoudre de l'extérieur, mais seulement de l'intérieur, en se plongeant dans le mystère de ce jour, en comprenant comment il est lié à l'essence la plus intime de la vie naturelle et spirituelle, en s'ouvrant à sa beauté, pour chercher ensuite comment faire place à ces réalités dans la vie personnelle et dans la famille. Dans la mesure où on saura de quoi il s'agit, on consentira des sacrifices pour réaliser cela. Nous ferons pourtant encore remarquer l'importance qu'à le samedi soir pour le dimanche. Aux yeux de l'Eglise, chaque journée commence la veille au soir; et elle a raison. En effet le jour commence par le réveil: celui-ci est ce qu'a été le sommeil; or le sommeil dépend de ce qui l'a immédiatement précédé. Si donc nous voulons restaurer le dimanche, il nous faut en commencer la préparation le samedi soir.
La figure la plus exacte du temps qui passe, se trouve dans l'année avec ses saisons. Elle comprend les mois, les semaines et les jours; elle est déterminée par la course du soleil, aussi bien que par l'éveil, la floraison, les fruits, et enfin le déclin de la vie. Elle trouve son expression religieuse dans l'année liturgique de l'Eglise, où les événements de la vie du Christ sont liés à la marche de l'année solaire et du rythme de la vie. On recommence ainsi continuellement à commémorer la vie du Seigneur, à revivre la Rédemption. L'âme en est pénétrée profondément et de façon toujours nouvelle pendant l'avent, au temps de noël et de l’épiphanie; puis pendant le carême et le temps pascal suivi de la Pentecôte ; enfin au cours des semaines après la Pentecôte, qui représente la longue période de l'histoire et de l'attente du retour du Christ, jusqu'au dernier dimanche de l'année liturgique qui nous parle du jugement...
Tout cela devrait aussi avoir une influence sur la vie religieuse personnelle. Autrefois on lisait l'almanach en famille. Grâce à cette lecture les grands événements et les figures de la Rédemption pénétraient dans la vie personnelle. Aujourd'hui ce contact s'est perdu en grande partie, et c'est une tâche importante que de le rétablir. La vie avec la liturgie, la lecture d'ouvrages appropriés, telle ou telle coutume familiale bien adaptée peuvent faire beaucoup ici en colorant diversement la prière personnelle et en lui donnant un contenu toujours nouveau. (...)
La prière ne doit pas exprimer toujours les mêmes pensées ni se servir des mêmes mots, tandis que la s'écoule dans toute sa diversité. Ce sont tous les événements de notre vie que nous devrions porter devant Dieu, comme à un maître ou à un ami, ou plus exactement comme à un père qui prend à cœur tout ce qui nous concerne ; nous devrions lui montrer tout cela, l'en remercier, chercher auprès de lui lumière et force, lui demander son aide, nous reposer auprès de lui.
Il y aurait bien des choses à dire aussi sur la durée de la prière. Avant tout il faut veiller à prendre le temps nécessaire pour la mise en route ; le temps ensuite qu'elle puisse se développer, et parvenir à son accomplissement intérieur et enfin s'achever dans un crescendo. Trop courte, elle prend le caractère d'une chose sans importance. Elle n'est plus assez respectueuse. Les actes, les pensées, les mots ne peuvent plus s'accomplir comme il faut ; ils s'usent rapidement et le cœur ne sait plus pourquoi continuer cette action vidée de son sens. Par ailleurs, il faut savoir discerner l'urgence d'une affaire vraiment importante, ou une fatigue réelle, qui dispensent de la prière, et conserver la liberté nécessaire ; mais il est bon de se rappeler, comme nous l'avons déjà dit, que le cœur humain est plein de ruses et qu'il sait très habilement changer de poids et de mesure suivant ses désires. On se surprend sans cesse à gaspiller aux choses les plus superflues ce temps qui paraissait si mesuré qu'on a été obligé d'interrompre la prière. (...)
Dès qu'à un geste s'unit un contenu religieux déterminé, c'est un signe sacré; par exemple, le signe de la croix, par lequel nous commençons et nous achevons la prière, et qui a aussi son sens en lui-même. Du signe de la croix, il faut redire ce que nous avons déjà dit : il est l'expression de la foi, de l'adoration, d'un acte intérieur quelconque, mais en même temps il informe l'homme. Il est un symbole, une image-force qui n'est pas portée par les individus, mais par la chrétienté tout entière, et appartient à la création nouvelle; celui qui l'accomplit se soumet soumet à lui et se confie à sa puissance sacrée. Et c'est pour cela qu'il est important de comprendre et de bien faire les signes sacrés.
A suivre...
Romano Guardini - Initiation à la prière - Éditions du Seuil (1961)
Romano Guardini (1885-1968). Après avoir étudié la théologie à Freising et Tübingen, il rédige un travail de doctorat sur saint Bonaventure. Il enseigne à Berlin, à Tübingen, puis à Munich de 1948 jusqu'à sa mort. En 1965, il refuse par humilité le titre de cardinal que lui propose le pape Paul VI. Il est l'un des plus grands théologiens du XXe siècle.