Dans le recueillement l'homme qui prie dit : " Dieu est ici, et moi aussi je suis ici." S'il cherche à réaliser effectivement cela, il comprendra une chose de très grande importance :
il s'apercevra que dans les deux propositions : "Dieu est ici" et " Je suis ici ", le mot "est" n'a pas le même sens. Ces significations différentes du verbe "être" sont déjà sensibles sur le plan naturel. Lorsque quelqu'un demande : " qu'y a-t-il dans cette chambre ?", et que je réponds : " au milieu il y a une table, à la fenêtre fleurit une rose, un chien est couché sur le tapis, mon ami est assis devant moi ", j'ai dit de toutes ces choses et de tous ces êtres qu'ils "sont" dans la chambre. Ils n'y sont pas cependant de la même manière.
La plante qui vit et croît y est davantage et autrement que la table ; le chien, à son tour, qui me connaît et répond à mon appel, y est plus et d'une autre manière que la plante ; et l'homme, lui, y est encore plus intensément et d'une manière nouvelle, lui, qui a sa dignité et sa liberté, qui est capable de connaissance et d'amour.
Les hommes, en effet, sont présents avec une intensité et d'une manière différentes. Il peut arriver que celui-ci entre dans la pièce et y soit, mais sa présence oblige simplement à faire un détour pour passer ; cet autre nous oblige à compter avec lui lorsque nous parlons ; un troisième, par sa seule présence, sera le centre de l'assistance. Ceci éclaire ce que nous voulions dire. Dieu est présent tout autrement qu'un objet ou qu'aucune personne. Il est de lui-même et par lui-même, de sorte qu'il est seul à être d'une façon essentielle et réelle. L'Ecriture exprime cela en disant qu'il est le "Seigneur". Il n'est pas besoin, pour qu'il le soit qu'il y ait des choses sur lesquelles il ait pouvoir ; mais il est le Seigneur et Maître de lui-même, il est le Seigneur par nature et par essence.
Moi, au contraire, je ne suis pas par moi-même, ni de moi-même, mais par lui. Je ne suis pas par nature mais par sa grâce. Je ne suis pas en possession de mon être, mais je suis par participation. Entre mon être et le sien ce n'est pas la conjonction "et" qu'il faut mettre. La proposition : "Dieu et moi, nous sommes" est un non sens. Il serait sacrilège de ma part de vouloir la maintenir. Mon être est avec l'être de Dieu, dans un autre rapport que l'être d'une quelconque créature en face de celui d'une créature voisine : je suis simplement "devant" lui et " par lui ".
Un recueillement véritable permet d'expérimenter peu à peu cette vérité. On a appris une chose importante lorsqu'on sait qu'on est "devant Dieu" - uniquement devant Dieu, mais réellement devant lui. C'est une expérience grandiose qui a de quoi nous effrayer ; mais c'est aussi une source incomparable de joie, et nous verrons que c'est à cela que correspond un des actes fondamentaux de la prière : l'adoration.
A suivre...
Romano Guardini - Initiation à la prière - Éditions du Seuil (1961)
Romano Guardini (1885-1968). Après avoir étudié la théologie à Freising et Tübingen, il rédige un travail de doctorat sur saint Bonaventure. Il enseigne à Berlin, à Tübingen, puis à Munich de 1948 jusqu'à sa mort. En 1965, il refuse par humilité le titre de cardinal que lui propose le pape Paul VI. Il est l'un des plus grands théologiens du XXe siècle.