L'homme a besoin de la prière pour conserver la santé de l'âme. Or, il ne peut prier qu'en s'appuyant sur une foi vivante. Inversement - et ainsi se referme le cercle - sa foi ne reste vivante que s'il prie. Car la prière n'est pas une activité qu'on puisse exercer ou abandonner sans que la foi en soit touchée ; elle est l'expression la plus élémentaire de la foi, elle est un commerce [au sens de dialogue] avec Dieu, vers qui la foi est orientée. On peut traverser une période pendant laquelle la prière est paralysée ; à la longue toutefois, on ne peut croire sans prier - pas plus qu'on ne peut vivre sans respirer.
Nous retrouvons ici l'idée de respiration ; ne contredit-elle pas ce que nous venons de dire ? La vie ne saurait subsister sans respiration ; c'est pourquoi celle-ci poursuit nécessairement son cours tranquille et ininterrompu, et l'on n'a besoin ni de la vouloir ni de s'y exercer. D'abord cela n'est qu'à moitié vrai, car nous savons qu'il existe aussi une respiration déficiente, languissante, morbide, et que l'être humain peut fort bien se trouver dans la nécessité de la fortifier et de la guérir, autant dire de s'y exercer. Restons-en là cependant, et admettons qu'en gros la respiration fonctionne d'elle-même, exactement comme le cœur bat de lui-même. Mais cette image n'est exacte que si nous réfléchissons à quelle sorte de vie appartient la respiration dont nous parlons et comment cette vie est construite.
La foi nous dit qu'à l'intérieur de notre vie primitive, de notre vieille vie, Dieu a éveillé une autre vie, une vie nouvelle, qui a la forme d'un germe et qui est destinée à s'épanouir. C'est donc une vie faible, vulnérable et incertaine, comme tout être vivant à son commencement. De plus, la vieille vie pèse sur elle, la comprime, la désoriente. La vie qui remplit notre sensibilité et notre connaissance immédiate appartient à l'homme naturel, avec ses nécessités corporelles et spirituelles, et elle s'impose sans difficulté. L'autre vie, au contraire, est cachée ; elle ne débouche que rarement dans le champ de l'expérience ; il faut croire en elle et l'entourer de soins. De là résulte un grand danger : celui de ne pas nous occuper d'elle et de la laisser étouffer par l'autre. Dès lors, tandis que la respiration naturelle fonctionne vigoureusement, celle qui est cachée et qui vient de l'Esprit Saint s'affaiblit de plus en plus et finit par s'éteindre.
La vie nouvelle, intérieure, est déposée par Dieu entre nos mains, comme la tendre vie d'un enfant entre les mains de sa mère, comme une vie en danger dans celles du garde-malade. Aussi nous faudra t-il nous demander quelle valeur a cette vie pour nous, et en tirer les conséquences. Nous ferons ce qu'il faut pour la conserver et l'épanouir. Nous ne nous laisserons pas égarer par des formules sur l'authenticité et la véracité intérieures de la vie religieuse, mais nous ferons ce que nous conseille la vérité - la Vérité de la parole de Dieu ; mais aussi, éclairé et stimulée par elle, la vérité de l'expérience humaine.
A suivre...
Romano Guardini - Initiation à la prière - Éditions du Seuil (1961)
Romano Guardini (1885-1968). Après avoir étudié la théologie à Freising et Tübingen, il rédige un travail de doctorat sur saint Bonaventure. Il enseigne à Berlin, à Tübingen, puis à Munich de 1948 jusqu'à sa mort. En 1965, il refuse par humilité le titre de cardinal que lui propose le pape Paul VI. Il est l'un des plus grands théologiens du XXe siècle.