On entend souvent dire que la prière authentique ne dépend ni d'un vouloir ni d'un ordre, mais qu'elle doit jaillir spontanément de l'intérieur de l'âme, comme le fleuve de sa source. Si ce n'est pas le cas, si le cœur ne s'y porte pas, on devrait s'en abstenir, sous peine de tomber dans l'inauthentique et l'artificiel.
A première vue cela paraît très convaincant ; mais quand on connaît mieux l'homme et sa vie religieuse, on ne peut se défendre du soupçon que celui qui parle ainsi pourrait bien n'avoir jamais eu sérieusement affaire avec la prière. Sans doute, il y a des prières qui jaillissent spontanément de l'âme : c'est le cas, par exemple, quand un événement heureux vient d'arriver à quelqu'un et qu'il s'écrie involontairement : "Mon Dieu, je vous remercie." Ou bien, quand une grande détresse l'accable et qu'il se tourne vers celui qui lui veut foncièrement du bien et qui a tout pouvoir de l'aider.
Parfois l'homme sent la proximité de Dieu si vivante qu'involontairement il se met à lui parler. Ou bien il sent, dans un coup du destin, son action sacrée, et il fait silence. Il peut en être ainsi ; mais rien ne dit qu'il n'en puisse être autrement. Le sentiment de la présence divine peut disparaître si complètement que l'homme a l'impression de ne l'avoir jamais éprouvé. La joie peut avoir ce résultat que l'homme ne pense absolument pas à Dieu et la détresse peut fort bien fermer entièrement son âme. Des phrases comme celle-ci : " Le malheur apprend à prier " ne sont qu'à moitié vraies ; il est tout aussi exact de dire que dans le malheur on désapprend la prière.
La prière qui jaillit d'une impulsion intérieure paraît, dans l'ensemble, être presque l'exception. Qui voudrait édifier sur elle seule sa vie religieuse en viendrait vraisemblablement à ne plus prier. Il ressemblerait à un homme qui voudrait s'en remettre complètement à l'intuition et à l'inspiration, et laisser de côté l'ordre la discipline, le travail. Une vie de ce genre serait livrée au hasard. Ce serait une vie jouisseuse, capricieuse, fantaisiste ; tout ce qui s'appelle sérieux, responsabilité, sûreté, disparaîtrait. Il en serait de même d'une prière qui voudrait se confier exclusivement au jaillissement intérieur. Celui qui est honnête dans ses relations avec Dieu s'aperçoit bientôt que la prière n'est pas seulement une expression spontanée de l'intérieur, mais qu'elle est aussi et avant tout un service dont il faut s'acquitter dans la fidélité de l'obéissance. Pour prier, il faut donc vouloir et apprendre.
C'est dans cet apprentissage de la prière qu'il sera question ici. Il consiste avant tout à s'en acquitter à des heures déterminées : le matin, avant de commencer le travail de la journée, et le soir, avant de se livrer au repos. Au surplus, c'est à chacun de voir ce qui lui fait du bien, ce qui lui est possible, ce qui correspond aux usages en vigueur autour de lui : par exemple, la prière avant et après les repas, l'Angélus au son de la cloche, un instant de recueillement avant le travail, un moment de silence dans l'église devant laquelle son chemin le fait passer. Cet apprentissage comporte aussi la correction de l'attitude extérieure, mais surtout de l'attitude intérieure ; le recueillement avant la prière et la discipline intérieure au cours de la prière. Il comporte enfin le choix de paroles et de textes appropriés, l'initiation à des formes de prières qui ont depuis longtemps fait leurs preuves comme la méditation, le rosaire et d'autres du même genre.
A suivre...
Romano Guardini - Initiation à la prière - Éditions du Seuil (1961)
Romano Guardini (1885-1968). Après avoir étudié la théologie à Freising et Tübingen, il rédige un travail de doctorat sur saint Bonaventure. Il enseigne à Berlin, à Tübingen, puis à Munich de 1948 jusqu'à sa mort. En 1965, il refuse par humilité le titre de cardinal que lui propose le pape Paul VI. Il est l'un des plus grands théologiens du XXe siècle.