Depuis qu'Adam s'est laissé basculer du mauvais côté, nous portons tous une propension invétérée à l'imiter. Devenir centre: se faire servir et se faire mousser, se faire passer le premier et se faire grandir dans l'opinion des autres, se faire apporter le plaisir et les gestes du bonheur. Parfois ça réussit fort bien. Quand Paul nous dit que cette attitude fait entrer la mort dans le monde (Rm 5,12-19), ne l'entendons pas comme certains prédicateurs d'antan qui voulaient à tout prix nous persuader qu'il y avait une relation directe entre nos péchés et nos malheurs, nos fautes et nos angoisses, notre égoïsme et nos épreuves. On peut être un ancien bourreau d'Hitler et s'être fait ensuite une petite vie fort prospère. Dans le livre de l'Apocalypse, on lit cette interpellation: tu passes pour vivant, et tu es mort ! La mort dont parle Paul peut se terrer comme un virus si profond dans la moelle de l'être que celui qu'elle tient n'en sait encore rien.
Les bourreaux du P. Kolbe ne savaient pas qu'ils étaient déjà morts, eux qui ne souffraient ni de la faim ni du froid ni de la torture. Le P. Kolbe, parce qu'il avait basculé du côté de l'amour à l'imitation de Jésus, se savait vivant et, dans son bunker d'Auschwitz, pouvait chanter jusqu'à son dernier souffle...
Voici que j'ai parlé de Jésus: oui, nos regards peuvent maintenant se fixer sur lui. Nous comprenons l'enjeu des tentations qu'il a voulu subir. Tout Fils de Dieu qu'il était, il a voulu passer par l'itinéraire intégral des fils d'Adam! Il a voulu passer par ce carrefour du choix d'une volonté humaine libre. Là où Adam a fait basculer l'humanité du côté néfaste, Jésus en sa propre personne la fait basculer de l'autre côté. Sa vie humaine qui atteint sa pleine maturité, la parole dont il se sait porteur, ce corps qui est celui « du plus beau des enfants des hommes », cette connaissance du cœur d'autrui, ce pouvoir de tendresse et de guérison, tout ce qu'il est, tout ce qu'il porte en lui comme homme de trente ans - il le met inconditionnellement au service de la volonté de son Père: pas à son propre service. Que Satan l'entende une fois pour toutes: il ne ramènera pas à lui seul, à la mesure d'un destin terrestre autonome, ce qu'il a reçu de son Père pour la libération de ses frères les hommes.
Ainsi opère-t-il un renversement décisif. Paul désignera Jésus comme «le nouvel Adam» car son choix personnel retentit en chacun d'entre nous. Par lui nous sommes libérés, si nous le voulons, de la malédiction qui nous pousse incoerciblement à tout récupérer pour nous faire centre de notre propre vie, qui nous pousse à utiliser nos amis pour nos intérêts, à aimer pour notre plaisir, à ne nous battre que pour ce qui nous profite, à ignorer les causes justes pour lesquelles il faudrait laisser de ses biens ou de sa peau ... Mais la liste serait longue de ces innombrables tentations qui nous guettent au long des journées. A chacun d'être lucide sur celles qui le guettent, lui particulièrement. Elles sont toujours des variations de celles qu'a connues Jésus, mais pour chacun d'entre nous Satan sait trouver la nuance propre, la séduction perfide. Or l'important est de nous dire, dès aujourd'hui ce que Jésus dira à ses apôtres à l'approche de la Passion: "Courage, car j'ai vaincu le monde" (Jn 16,33).
Oui, courage: vous pouvez vaincre ! Courage : vous pouvez balbutier dès à présent le véritable amour !
Albert-Marie Besnard - Il vient toujours - Cerf 1979 pp. 38-40