Il y a quelques semaines, je suis allé à la Trappe. Le Père hôtelier m'accueille et me conduit, à travers de longs couloirs clairs, pauvres et silencieux, chez le prieur. J’entre dans une pièce aux murs peints à la chaux, sans ornements, sans images, où m’attend un homme de silence et de sérénité. Son visage est tout ensemble rude et baigné de douceur, d’une douceur non sensible, toute spirituelle, qui estompe les saillies et les creux de son masque ascétique. En son regard s’harmonisent la candeur de l’enfant et la sagesse du vieillard. Notre entretien est confiant. Il en vient à me parler du jour lointain qui décida de l’orientation de sa vie.
Adolescent, il fréquentait un grand patronage parisien. Un certain jeudi divers, au terme d’un long après-midi de jeux, le vicaire avait parlé de la prière aux aînés réunis dans la petite chapelle. Notre garçon laissa partir ses camarades, apparemment pour aider le vicaire à mettre de l’ordre. En réalité, il avait quelque chose à lui demander mais ne savait guère comment s’y prendre.
Tout en balayant la salle - c’est moins gênant qu’en tête à tête - il finit par dire : « Vous vous répétez sans cesse qu’il faut prier, mais vous ne nous apprenez pas à le faire. - C’est vrai ! Tu veux savoir prier ? Eh bien, François, va à la chapelle, et là, parle-Lui. » « Je suis allé à la chapelle, ce soir-là, reprit le vieux moine - j’ai dû rester longtemps, car je me souviens d’être rentré tard à la maison et de m’être fait sévèrement gronder. Pour la première fois j’avais prié.
Et je crois bien que, depuis, je n’ai jamais cessé de Lui parler. » Ayant achevé sa confidence, le Père Prieur se tut. À une certaine inflexion de sa voix j’avais compris que ce n’était pas sans émotion qu’il évoquait cet ancien souvenir, premier chaînon d’une longue intimité avec son Dieu. Le silence se prolongeait. Je n’osais le rompre : j’étais sûr qu’il Lui parlait. Sans doute lui rendait-t-il grâces d’avoir rencontré, lors de ses quinze ans, le prêtre qui l’orienta sur les chemins de la prière.
Le conseil du vicaire n’était pas banal qu’en apparence. À vrai dire il se révélait homme de prière expérimenté celui qui, de préférence à un long discours, s’était contenté de répondre, à l’adolescent désireux d’apprendre à prier, par ces deux seuls mots : Parle-Lui.
On ne converse pas avec une ombre. Il faut donc prendre conscience de la présence de Dieu pour lui parler. Et pour savoir quoi lui dire, il faut que la foi s’éveille et cherche. Et l’obligation de formuler des paroles entraîne à ne pas se satisfaire d’impressions inconsistantes, elle force à exprimer des pensées, des volontés, des sentiments précis. Vraiment ils sont grands les mérites d’une telle méthode - si tant est qu’on puisse appeler méthode un conseil aussi simple.
Beaucoup de chrétiens, à l’oraison, se laisse bercer par d’incertaines et rêveries, s’attendrissent sur eux-mêmes, s’endorment dans la douce chaleur de vagues émotions pieuses, ne parviennent jamais à fixer leur esprit incapable de concentration. Que n’entendent-t-ils et ne suivent-ils le conseil du petit vicaire ! Mais peut-être le dédaigneraient-ils, ou par orgueil, ou par paresse spirituelle, soit qu’ils s’imaginent plus avancés dans les voies de l’oraison, soit qu’ils répugnent à l’effort.
J’ai pensé que je ne pouvais donner meilleure réponse à votre récente lettre que de vous rapporter mon entretien de la Trappe. Vous désirez, vous aussi, apprendre à prier : écoutez donc et mettez en pratique le conseil du vicaire parisien.
Un jour viendra où votre oraison ne requerra plus de paroles, quand vous aurez, si j’ose même exprimer ainsi, acquis du métier. Ou plus exactement quand la grâce aura avancé son œuvre en vous. Mais ne brûlez pas les étapes, et pour l’instant : Parlez-Lui.
Texte tiré de "Présence à Dieu" Henri Caffarel - 100 lettres sur la prière - Éditions Parole et Silence.