Je ne viens pas vous entretenir des méthodes d’oraison, comme vous me le demandez – vous les trouverez facilement dans tout traité sur la prière. Je veux seulement vous donner quelques conseils pour la conduite de votre oraison.
Ne cherchez rien d’original dans cette lettre. Je me contenterai de vous présenter les avis classiques que les auteurs spirituels adressent à celui qui entreprend de faire oraison. Mais gardez-vous d’y voir des recettes à l’efficacité garantie ; cherchez plutôt à en saisir l’esprit.
Une image me vient, qui me rappelle de vieux souvenirs, du temps que j’étais jeune : coureurs, nous étions là sur la ligne, penchés en avant, tous les muscles bandés, prêts à la détente. C’est vrai de l’oraison comme de la course : il importe de prendre un bon départ. Faute de quoi, au bout de cinq minutes on se retrouve tout étonné d’être en prière : tandis que le corps est venu à la prière, la pensée est restée aux affaires.
Je vous engage donc vivement à veiller aux gestes et attitudes du début de l’oraison. Une génuflexion très bien faite, acte de l’âme autant que du corps ; une attitude physique n’était est forte d’homme éveillé, présent à soi-même et à Dieu ; un signe de croix, lent, chargé de sens. Lenteur et calme sont d’une grande importance pour rompre le rythme précipité étendu d’une vie affairée et pressée comme la vôtre. Quelques instants de silence : comme un coup de frein, ils contribueront à vous introduire au rythme de l’oraison et à opérer la rupture nécessaire avec les activités précédentes. Il peut être bon aussi de réciter une prière vocale, très lentement, à mi-voix.
Prenez conscience alors, je ne dis pas de la présence de Dieu mais de Dieu présent : un Vivant, le Grand Vivant, qui est là, vous attend, vous voit, vous aime. Il a son idée sur cette prière qui commence et vous demande d’être aveuglément d’accord avec ce qu’il en veut.
Veiller aux attitudes intérieures plus encore qu’à celles du corps. Les attitudes fondamentales de l’homme en face de Dieu : indépendance et repentance.
Dépendance : non pas la vague soumission de celui qui parfois doit renoncer à un projet pour faire la volonté de Dieu, mais une dépendance bien plus radicale, celle du torrent (qui se supprime s’il se coupe de la source), du sarment (qui sèche et pourrit lorsqu’il est séparé du cep), du corps humain (qui n’est même plus un corps mais un cadavre quand est rompu le lien qu’il attachait à l’âme).
Repentance : ce sens aigu de notre indignité foncière en présence de la sainteté de Dieu. Comme saint Pierre tout à coup qui se prosterne devant le Christ : « Retire-toi de moi, je ne suis qu’un pêcheur. »
Ces deux attitudes sont importantes pour aplanir en vous les voies du Seigneur.
L’âme ainsi disposée, demandez la grâce de l’oraison, car je vous l’ai déjà dit, l’oraison est un don de Dieu avant d’être une activité de l’homme. Appelez humblement l’Esprit Saint, il est notre Maître à prier.
Vous pouvez alors adopter l’attitude corporelle la plus favorable à la liberté de l’âme. Aux heures et aux jours où le cœur risque d’entraîner l’âme dans son relâchement ou sa torpeur, maintenez-le en éveil et en alerte. D’autres fois, de peur que, fatigué ou tendu, il ne se rappelle tout le temps à votre attention, accordez-lui une attitude de repos et de détente.
Ainsi préparée, l’oraison proprement dite peut commencer.
Qu’en attendez-vous ? Que Dieu prenne possession de vous-même. Et le seul moyen c’est de mettre en œuvre ces trois grandes facultés surnaturelles que le Seigneur nous a données précisément pour entrer en contact, en communion avec lui (c’est la raison pour laquelle on les appelle les vertus théologales) : la foi, l’espérance, la charité. Elles sont en vous des dynamismes surnaturels tout prêts à entrer en jeu dès que vous venez à Dieu.
Exercez votre foi. Je ne vous demande pas de spéculer sur Dieu, mais de penser à lui en méditant ce qu’il vous dit de lui par la Création – où tout parle de ses perfections –, par la Bible, et surtout et d’abord par son Fils qui ne s’est incarné, n’a vécu, n’est mort qu’à fin de nous révéler l’amour infini du Père. C’est le grand mérite d’un saint Bernard, des Franciscains du XIIIe siècle et du XIVe siècle, de saint Ignace de Loyola, d’avoir rappelé aux âmes de prière que Jésus-Christ est, si l’on peut dire ainsi, le grand sujet de méditation.
Mais l’important n’est pas de penser beaucoup, c’est de beaucoup aimer. La foi ayant mis en mouvement la charité, exercez celle-ci. À nouveau je viens d’employer le terme « exercer ». Ne vous y trompez pas, je ne préconise pas un volontarisme effréné. L’exercice de la foi et de la charité devrait être aussi naturel et souple que la respiration. Exercer la charité consistera non pas tant à faire surgir en vous émotions, ferveurs, et sentiments, qu’à adhérer de toute votre volonté adieu lui-même, qu’à épouser ses désirs et ses intérêts.
C’est aussi le propre de l’amour d’aspirer à l’union avec celui qu’on aime – et au bonheur qu’elle promet. Quand il s’agit de Dieu, cette aspiration se nomme « espérance ». Exercez donc aussi l’espérance.
L’oraison telle que je viens de la décrire est appelée « oraison théologale ». On n’en médit parfois, comme d’un passe-temps pour rentier. À en croire ses détracteurs, si elle convient aux moines elle n’est pas l’affaire de ceux qui sont engagés dans les rudes combats de l’action. Savoir ! Il faut avoir souci d’efficacité, disent-ils. On pourrait leur répondre que louange et adoration priment l’action. Mais, déjà au seul plan de l’efficacité où ils se situent, cette oraison se défend sans peine. « L’agir suis l’être », disaient les vieux scolastiques ; or l’oraison théologale, parce qu’elle est un prodigieux renouvellement de notre être remis en contact avec son Créateur, multiplie notre efficience. Il n’est que de lire la vie des saints, d’une sainte Thérèse d’Avila par exemple, pour s’en convaincre.
Préconiser l’oraison théologale, ce n’est cependant pas condamner cette autre forme d’oraison appelée « oraison pratique ». Aucun motif d’opposer ces deux types d’oraison ; il y a même tout intérêt à les rapprocher et à les combiner.
Qu’il soit nécessaire de réformer notre vie, de réfléchir sur nos affections, nos pensées, nos comportements afin de les rectifier, c’est plus qu’évident. C’est là précisément l’objet de « l’oraison pratique ». Pourquoi ne serait-ce pas la conclusion normale d’une oraison théologale ? Le regard de foi, après avoir contemplé Dieu, se tournerait vers notre vie ; la charité, après avoir renouvelé notre intimité avec lui, nous inciterait à le servir dans nos tâches quotidiennes. Un de mes amis ne termine jamais son oraison sans ce qu’il appelle « la méditation sur l’agenda ». Il considère sa journée, la présente au Seigneur ; il énumère ceux qu’il doit rencontrer, et son énumération se fait intercession.
Allez-vous penser, au terme de cette lettre, que l’oraison est un exercice bien peu simple, décourageant pour ceux dont l’existence est déjà si compliquée ? Ne vous attardez pas cette impression. Les actes les plus vitaux paraissent compliqués quand on les analyse : descendre un escalier, respirer, aimer ; mais pour qui les pratique couramment, ils deviennent d’une grande simplicité. C’est justement ce dernier mot qui désigne une forme d’oraison à laquelle parvient celui qui persévère dans la prière : « l’oraison de simplicité ». Le Père Grou la décrit en ces termes : « Au lieu de l’exercice compliqué et fatiguant de la mémoire, de l’entendement et de la volonté, qui s’appliquent dans la méditation, tantôt à un sujet, tantôt à un autre, Dieu met souvent l’âme dans une oraison simple, où l’esprit n’a point d’autre objet qu’une vue générale de Dieu ; le cœur, point d’autre sentiment qu’un goût de Dieu, doux et paisible, qui la nourrit sans effort, comme le lait nourrit les enfants. L’âme aperçoit alors si peu ses opérations, tant elles sont subtiles et délicates, qui lui semble qu’elle est oisive, et plongée dans une espèce de sommeil. »
J’ajouterai une dernière remarque avant de vous quitter. Pas plus qu’on ne devient ébéniste, musicien, écrivain, du jour au lendemain, pas plus on ne devient homme d’oraison sans un laborieux apprentissage. Pour s’en étonner, il faudrait ne posséder qu’une bien pauvre idée de la prière, il faudrait n’avoir jamais pénétré dans un monastère où l’on voit des jeunes hommes qui, pour s’initier à la prière, n’ont pas hésité à tout quitter, où l’on croise de vieux moines dont la limpidité et la douceur du regard en disent long sur les secrets de leur vie de prière.
Texte tiré de "Présence à Dieu" Henri Caffarel - 100 lettres sur la prière - Éditions Parole et Silence.